Grèves de 1947 en France

Les grèves de 1947 en France sont une série de grèves de grande ampleur, initiées fin avril à la régie Renault, et amplifiées en septembre à la suite de la dénonciation du plan Marshall par le Kominform. On dénombre 3 millions de grévistes[1]. En 1947, les grèves sont à l'origine de 23 371 000 journées de travail perdues contre 374 000 en 1946, néanmoins, le mouvement demeure moins important qu'en Italie. En mai, les ministres communistes étant exclus du gouvernement Ramadier, le tripartisme prend fin, et à la fin de l'année, une minorité réformiste et pro-atlantique crée Force ouvrière (FO), ce qui engendre la division de la CGT. Bien que créées en , les Compagnies républicaines de sécurité (CRS) connaissent leur première véritable mission de maintien de l'ordre avec les grèves de novembre-, sous la houlette du ministre de l'Intérieur Jules Moch (SFIO).

Contexte

L'inflation contre le blocage des salaires

Les grèves de 1947 ont lieu dans un contexte d'inflation et de rationnement: l'indice des prix de détail augmente de 58 % à Paris entre janvier et décembre 1947[2], ce qui amène le gouvernement à tenter une politique de baisse des prix par le biais d'un blocage des salaires[2], mais créé des divergences de plus en plus aiguës avec ses ministres communistes sur la politique salariale[2]. L'un d'eux, Jacques Duclos, déclare dans une interview au New York Herald que : "les gens qui parlent d'une grève générale en France sont des imbéciles"[2] mais il est démenti par ce qui prend parfois rapidement l'allure d'une "insurrection froide ", selon le mot du président de la République, le socialiste Vincent Auriol[2], qui utilisera à plusieurs reprises le terme : « violences insurrectionnelles », « mouvement insurrectionnel », « manœuvres insurrectionnelles », dans un message à son successeur Henri Queuille [3]. Au 24 octobre 1947, en six mois, la hausse des produits alimentaires dépasse 43 % contre 11 % pour les salaires, selon une note de Jules Moch[2], le marché noir faisant des ravages: à l'été, la ration de pain a dû être ramenée à 200 grammes par jour, poids le plus faible depuis 1940[2].

Aux Élections législatives françaises de novembre 1946, le PCF avait obtenu la première place avec 28,2% des voix[4], mais ses gains n'avaient pas été compensé par les pertes de la SFIO dans les secteurs ouvriers, même si le Nord-Pas-de-Calais reste pour elle une région de forte, et qui avec 17% seulement[4] se retrouve loin derrière le MRP (25,9%)[4]. Les mois précédents avaient vu de forts clivages entre ministres communistes et les autres sur les salaires et les prix, la CGT étant accusée d'inflation par ses exigences[4]. Le 25 septembre, le ministre des finances MRP obtient un droit de veto sur toute décision salariale[4].

Le gouvernement Ramadier démissionne cinq jours après le début de la grève le 19 novembre 1947, remplacé par celui du MRP Robert Schuman, avec l’arrivée au ministère de l’intérieur du socialiste Jules Moch, qui prend ses fonctions le 24 novembre et y restera dans les 3 gouvernements suivants (Schuman, Marie, Queuille). En décembre 1947, il estime que les grèves tendent à détourner les Américains d’apporter une aide économique à l’Europe[3].

Les difficultés de la Bataille du charbon

Après-guerre, le pétrole est encore peu abondant et le nucléaire inexistant, d'où l'idéalisation de « La Bataille du charbon », lancée au printemps 1945 sous forme de combat des « gueules noires », nouveaux héros de la reconstruction et de ses besoins en énergie, car la France en a besoin tous les grands secteurs à commencer par celui de la production électrique, mais aussi ceux du chemin de fer et du bâtiment.

Les pénuries de charbon sont criantes car la production s'est effondrée avec la guerre dans de nombreux pays mais particulièrement en France : de 48 millions de tonnes en 1938, elle était tombée en 1944 à 30 millions[5]. Le bassin du Nord-Pas-de-Calais est le plus touché de France car il ne produisait plus que 18 millions de tonnes en 1944, contre 28,2 millions de tonnes en 1938[5].

Sous l'Occupation, "une des formes essentielles de la Résistance" était de ralentir l'extraction du charbon, selon le témoignage du militant syndical CGT Achille Blondeau, ancien résistant, promu en février 1951 au secrétariat de la Fédération CGT du Sous-Sol. Pour les résistants et les mineurs en général, il n'était "pas question de se tuer à la tâche pour la machine de guerre allemande"[6],[7]. "Produire, encore produire, c'est votre devoir de classe", lance Maurice Thorez le 21 juillet 1945, aux mineurs lors d'un meeting près de Douai, à Waziers, où il prône la journée de dix heures. Selon Auguste Lecoeur, ancien mineur et leader du PCF dans la région Nord-Pas-de-Calais : « Dans le bassin minier, de nombreux militants communistes disparurent des cellules en cette année 1945 […] pour ne réapparaître qu’après le départ des ministres communistes du gouvernement et pendant les grandes grèves de 1947 ».

En réalité, il s’agissait de reprendre le rythme tel qu’il était avant-guerre, rappelle cependant Achille Blondeau. A l'été 1946 la production de charbon français a enfin retrouve son niveau d'avant-guerre et continuer à monter, pourtant, les pays ayant gagné la guerre sont divisés. L'Angleterre veut donner le plus de charbon possible à l’industrie allemande pour faciliter ses ventes de produits industriels à l'étranger qui devraient permettre en retour des achats de denrées alimentaires et de matières premières [8],[5].

La fondation du Kominform

En septembre 1947, se tient en Pologne la conférence qui fonde le "Bureau d'information des partis communistes", aussi appelée Kominform[2], au cours de laquelle Andreï Jdanov, représentant de l'Union soviétique explique que le monde est désormais séparé en deux parties antagonistes, le bloc capitaliste et impérialiste et le bloc communiste luttant contre l'impérialisme[2] et représentant ainsi le "camp de la paix"[2]. Toute forme de coopération entre les deux blocs devient alors impossible[2]. Lors de la conférence, les délégués italiens et français (Jacques Duclos et Etienne Fajon) sont humiliés par ceux des autres pays[2], qui exigent d'eux une lutte contre le plan Marshall, présenté comme la pierre d'angle de "l'impérialisme américain"[2]. Le comité national de la CGT des 11 et 12 novembre[2], dénonce, sur fond d'événements violents à Marseille contre la vie chère et le marché noir, le plan Marshall comme étant un "instrument d'asservissement"[2], au grand dam de sa minorité syndicale menée par Leon Jouhaux, qui est déjà au bord de la scission[2]. Selon l'historien Maurice Agulhon l'ampleur de l'explosion populaire a probablement « surpris la direction nationale du parti communiste »[2]. Dans plusieurs villes du Midi, des forces de l'ordre sont neutralisées, désarmées, ou faits prisonniers[2].

Début des grèves

Les grèves commencent le , à la régie Renault de Boulogne-Billancourt, nationalisée l'année précédente. La veille, le cabinet Ramadier avait réduit la ration quotidienne de pain de 300 à 250 grammes[9].

L'usine emploie 30 000 hommes, la Confédération générale du travail (CGT) y revendiquant 17 000 membres[9]. La grève est initiée, entre autres, par le trotskiste Pierre Bois, militant de l'Union communiste et l'un des fondateurs de Lutte ouvrière, ainsi que des militants anarchistes (Gil Devillard, de la Fédération anarchiste) et des membres du Parti communiste internationaliste (PCI, trotskyste)[9]. L'importance de l'intervention du PCI dans ce mouvement transparaît dans un article de la revue Cavalcades, numéro 65 du , intitulé « Un instituteur, un ingénieur, un journaliste, chefs de la IVe internationale, pourraient demain paralyser la France »[10]. La grève ne reçoit pas, au début, l'appui du Parti communiste français (PCF) et de la Confédération générale du travail (CGT), le PCF est en effet au gouvernement, dans le cadre du tripartisme. Plaisance, un secrétaire de la CGT, déclare devant l'usine : « Ce matin, une bande d’anarcho-hitléro-trotskystes a voulu faire sauter l’usine »[9]. « La grève, arme des trusts » lance alors la CGT[1]. Malgré cette opposition communiste, la grève regroupe rapidement plus de 10 000 ouvriers[9]. Eugène Hénaff, secrétaire général de la Métallurgie CGT, se fait huer à Billancourt[9]. Le , le gouvernement accorde 3 francs d’augmentation[9], le , la CGT fait voter la reprise du travail aux deux tiers[9], mais certains demeurent en grève et l'usine reste paralysée. Le mouvement cesse le , le gouvernement ayant concédé une prime de 1 600 francs et une avance de 900 francs pour tous les salariés[9].

Les conflits en Afrique au même moment

La grève chez Renault de 1947 se déroule au même moment que la répression de l'insurrection malgache. Les grèves ont également touché les cheminots du chemin de fer du Dakar-Niger, qui réclament les mêmes droits que leurs homologues français.

Fin du tripartisme et extension du mouvement social

Les grèves s'étendent : avec un taux d'inflation de plus de 60 %[1] et le rationnement toujours en vigueur, le marché noir demeure important et les conditions de vie difficiles, la France ayant notamment du mal à répondre à ses besoins énergétiques.

Le , les ministres communistes sont exclus du gouvernement par Paul Ramadier[11]. À partir de ce moment, le PCF et la CGT appuient le mouvement social, qui s'étend chez Citroën, à la SNCF, dans les banques, dans les grands magasins, à EDF, puis chez Peugeot, Berliet, Michelin, etc. Le principal motif des grèves est la revendication de hausse des salaires, mais celles-ci interviennent dans le cadre plus général de l'officialisation de la guerre froide. En juin, une vague de grèves proteste contre le plan Marshall.

Grèves de novembre

L'invasion du Palais de Justice à Marseille et la mort de Vincent Voulant

Après la victoire du Rassemblement du peuple français (RPF, gaulliste) aux municipales d'octobre, un vaste mouvement de grèves démarre et agite le pays durant plusieurs mois. Il commence à Marseille, protestant au début contre l'augmentation du tarif des tramways. Quatre grévistes sont inculpés à la suite de manifestations[1]. Pour les libérer, 4 000 manifestants entrent dans le Palais de justice, puis vont à l'Hôtel de ville[1]. Ils y insultent et défenestrent l'avocat gaulliste Michel Carlini, devenu conseiller municipal en battant d'une voix le communiste Jean Cristofol[1]. Les manifestants attaquent ensuite, la nuit, les bars louches près de l'Opéra[1], dans le quartier censé être le repère de tous ceux qui profitent du marché noir. Le jeune ouvrier communiste Vincent Voulant est abattu par des mafieux du clan Guérini[1]. Lors de ses obsèques, le , trois salariés marseillais sur quatre sont en grève[1].

Retour de la grève chez Renault et démarrage dans les mines

Trois jours après, la grève s'étend aux mineurs, le , en protestation contre la révocation de Léon Delfosse, administrateur communiste des Houillères du bassin du Nord et du Pas-de-Calais[1]. Sur 35360 ouvriers prévus dans le Pas-de-Calais, 10210 seulement ont arrêté le travail. Mais au soir du 18 novembre, 52 fosses sur 78 sont en grève, soit 29 770 grévistes sur 38 990 travailleurs prévus, selon le rapport mensuel du préfet du Pas-de-Calais.

Le 19, la grève reprend chez Renault et Citroën, puis s'étend à l'Éducation nationale, au BTP, aux métallos, aux dockers, et à l'ensemble de la fonction publique[1]. Dans le département de la Seine, les instituteurs se mettent en grève pendant deux semaines, malgré le refus du Syndicat national des instituteurs (SNI)[12] d'appuyer le mouvement. Du 24 au 29 novembre, l’arrêt du travail est à peu près général dans le Pas-de-Calais, sauf dans certaines centrales électriques et cokeries.

Les deux automitrailleuses capturées et la prise de la préfecture à Saint-Etienne

Le 29 novembre, 30 000 grévistes, mineurs, cheminots ou ouvriers du textile, manifestent à Saint-Étienne[1]. Armés de barres de fer, ils affrontent les Compagnies républicaines de sécurité (CRS) créées par décret le par le général de Gaulle et utilisées ensuite par le ministre de l’Intérieur, Jules Moch (SFIO), qui fait aussi appel à l'armée et au 11e régiment parachutiste de choc (bras armé du SDECE) pour briser les grèves[1]. La mise en œuvre de ces forces anti-émeutes visait à s'assurer de la loyauté des policiers en « délocalisant » le maintien de l'ordre (on fait appel à des policiers venus de tout le territoire national, et non plus seulement des localités concernées, pour réprimer les émeutes).

À Saint-Étienne, les manifestants prennent l'avantage. Ils montent sur trois automitrailleuses militaires - les officiers ont refusé de faire tirer sur eux -, subtilisent les armes des soldats (elles seront rendues discrètement après-coup) et obligent les gendarmes à évacuer la gare[1]. On compte 100 blessés[1].

Servant d'état-major pour le département du Pas-de-Calais, la Maison syndicale de Lens, siège du syndicat régional des mineur[13], voit se réunir très fréquemment Nestor Calonne, Léon Delfosse et Auguste Lecœur, avec l’appui de René Camphin pour le secteur d’Arras et celui d’Auguste Defrance pour le littoral[13]. Dans la région, les militaires assurent néanmoins qu'ils n'interviendront qu'en cas de violence, s'abstenant si les mineurs se limitent à cesser le travail[1].

Le "Comité national de grève" puis le retour de Thorez d'URSS

Le 27 novembre, un "Comité national de grève" commence à publier des communiqués[2], et son représentant René Arrachart pèse sur la ligne de L'Humanité[2]. En l'absence de Maurice Thorez, en URSS depuis le 31 octobre[2], André Marty et Jacques Duclos ont suivi le mouvement, mais à son retour en France le 29 novembre, le numéro un du PCF déclare que « qu'il faut maintenant revenir en arrière (...) Staline m'a dit sans précautions diplomatiques que, si nous continuons, il nous laisserait froidement tomber »[2], un retour en arrière qui prendra du temps. Ce même 29 novembre 1947, des grévistes s’emparent d'automitrailleuses de l’armée défilent avec eux à Saint-Étienne[14].

Violences et débats de décembre

Le contexte institutionnel

Alors journaliste à l'AFP, où il dirige la section CGT, le communiste Paul Noirot constate que les sections du PCF ne sont pas informés par le parti de la création du Kominform en octobre 1947[15]. Fin novembre, il constate aussi la rébellion de deux compagnies de CRS dirigées par d'anciens résistants FTP[15], dont un qu'il reverra à Marseille plus tard lorsque ce dernier fondera une librairie d'extrême-gauche[15], puis l'interpellation du ministre François Mitterrand par Maurice Thorez aux mots de « Provocateur, tu parles comme Goering »[15] et l'appel, au soir du 1er décembre[15] , du député PCF Raoul Calas à une fraternisation entre CRS et grévistes, suivi de son expulsion de force de l'Assemblée nationale à 5 heures 30 du matin après avoir été ravitaillé dans la nuit par l'épouse de Maurice Thorez[15].  Le second contingent de la classe 43 est rappelé immédiatement par Jules Moch.

L'extension et le durcissement de la grève

Dans le bassin minier du Pas-de-Calais, tous les entreprises chimiques, métallurgiques, textiles ou du bâtiment, de même sucrerie Béghin et les établissements métallurgiques Fourcy, suivent la grève[13], qui semble avoir été souvent imposée par les mineurs[13], mais en Flandre, les cheminots repoussent la grève : 337 voix pour et 1118 contre à Boulogne-sur-Mer[13], 423 voix pour et 954 contre à Calais[13], tandis que la mobilisation contre la grève du curé et maire de Sains-en-Gohelle est saluée par la presse nationale[13].

Le 1er décembre, des renforts de police parviennent à débloquer les grands bureaux, ateliers centraux, garages et une vingtaine de puits dans les groupes d'Auchel, Bruay-en-Artois et Nœux-les-Mines. Mais, dès le lendemain, les grévistes les occupent à nouveau car les CRS ne font aucun zèle[13], ce qui amène leur hiérarchie à réduire le nombre de points protégés[13]. À Bully-les-Mines, le 2 décembre, 200 policiers sont assiégés pendant deux heures dans les grands bureaux par 2000 grévistes qui lancent des briques[13].

De nombreux actes de sabotage sont constatés[13] : le 1er décembre, à Boulogne-sur-Mer, des caissons de 400 kilos sont déposés sur la voie. Le 10 décembre, à Sailly-Labourse, 4 berlines sont jetées dans la fosse 6 avec des lampes de mineurs, bloquant le travail deux jours. Dans la nuit du 11 au 12, un rail est déboulonné entre Saint-Pol-sur-Ternoise et Bruay-en-Artois puis à Lens, pour bloquer le train transportant les mineurs. Le 12, à Liévin, trois personnes masquées placent des explosifs sur les moteurs de la ventilation. Le même jour, une grenade vise un train des mines partant de Choques. Le 14, un rail entrave la ligne Rimbert-lez-Auchel-Lillers. À Liévin, 500 manifestants forcent l’entrée du commissariat puis se rendent à la mairie pour obtenir la libération d’un mineur de 25 ans, accusé de graves faits de violence. Le 16, la liaison Auchy-Bully est touchée à son tour. Le 22, un autobus des Houillères est détourné avec un revolver, et les mineurs forcés à fuir. Le 26, à Bruay-en-Artois, 17 tire-fonds sont enlevés sur la voie reliant la fosse 3 à Carbolux[13].

Le déraillement du Paris-Tourcoing

Le seul acte aux conséquences graves n'a cependant pas été élucidé a été le sabotage et déraillement du train postal Paris-Tourcoing le 3 décembre 1947 à Arras qui cause 20 morts, parmi lesquels Edgard Verkindère, capitaine d'infanterie affecté au cabinet du ministre de la guerre, qui avait volé pendant la Guerre à la Gestapo la liste des fusillés de l'arrondissement de Lille[16]. et 50 blessés[17]. C'est un des plus graves accidents ferroviaires de l'histoire en France. Les saboteurs n'ont pas seulement coupé la liaison ferroviaire entre Paris et Tourcoing en déboulonnant deux rails, sur une longueur de 25 mètres. Ils ont coupé le signal électrique le long de la voie, empêchant le conducteur et son mécanicien Roger Croxo, qui survivront, de savoir que la ligne était coupée.

Les motivations et les auteurs du sabotage n'ont pas été clairement établis[17],[13], seules des hypothèses et des rumeurs ayant été colportées, au fil des décennies. La ligne est coupée cinq kilomètres au sud d'Arras, à 3 heures du matin.

Le drame du Paris-Tourcoing renforce la volonté du ministre de l'Intérieur Jules Moch d'en finir avec les grèves par la force. Dès le 4 décembre, il ordonne d'évacuer les gares qui sont encore occupées, ce qui cause la mort par balles de trois manifestants à Valence.

Sans indices ni preuves, les autorités n'osent mette en cause les grévistes d'en être à l'origine que de manière indirecte et suggestive, en parlant de responsabilité en raison du climat social très dégradé depuis une semaine dans la région [17], ou en faisant le rapprochement avec le discours de Maurice Thorez, dans la région le lendemain[17] à Hénin-Liétard dans un meeting qui réunit 7000 personnes[13], où il se montre plus combatif que jamais, de retour de Moscou, comme le soulignent les actualités. Le secrétaire général du PCF a pourtant reçu au contraire des consignes de modération de Staline et semble s'inquièter de la radicalisation du mouvement. Il critique ceux des sabotages qui font des blessés ou des morts, comme le montrent les rapports du SDECE[1] reçus le 18 décembre par le président Vincent Auriol qui retranscrivent son discours devant la direction du PCF[18].

Le , le Comité central de grève constitué par les fédérations CGT ordonne la reprise du travail. Des députés du Mouvement républicain populaire(M.R.P.) du département du Pas-de-Calais comme Jules Catoire, ex-syndicaliste CFTC, est envoyé par le président du conseil pour « prendre la température » sur le terrain[19]à la centrale électrique de Lens-Vendin-le-Vieil.

Au soir du 10 décembre, la CGT organise dans tout le bassin minier des réunions qui attirent une foule considérable[13], souvent dans une ambiance houleuse[13]. Selon les Renseignements généraux, « à Marles, Auchel, Allouagne, Bruay notamment, les responsables syndicaux furent copieusement hués par une minorité de « durs » qui allèrent jusqu’à déchirer leur carte syndicale »[13].

Les saboteurs du train à Arras seraient des militants de la fédération du Pas-de-Calais de la CGT qui croyaient que le convoi transportait des CRS, selon le témoignage, plusieurs décennies plus tard d'Auguste Lecœur[1], ex-sous-secrétaire d'État au-sous-sol en 1945-1947, qui travaillait alors à Paris et qui sera exclu du Parti communiste en 1954 en raison de sa rivalité avec le secrétaire général Maurice Thorez[20],[21],[1],[22].

Le train censé transporter des CRS, en pleine nuit et à l'heure habituelle du train postal, aurait pu venir appuyer les non-grévistes de FO et la CFTC, qui avaient pris le contrôle de la Gare d'Arras le 1er décembre[13], avec l'aide d'un groupe de militants du RPF. Les non-grévistes bénéficiaient cependant déjà d'un rapport de forces favorable dans cette ville, à 15 km au sud du Bassin minier[19]À Arras, des heurts avaient opposé grévistes et non grévistes au dépôt SNCF et à la gare[19]. C'est l'unique rassemblement important de non-grévistes pendant les grèves de 1947 [13]et un détachement militaire défend aussi la gare[13]: le réseau ferré n'y était plus entièrement paralysé[19].

Le gouvernement aurait ensuite négocié secrètement avec le PCF, échangeant l'immunité de quatre militants impliqué dans le sabotage, contre l'appui à la reprise du travail[1], selon un article en 2004 du journaliste Rémi Kauffer, qui n'avait cependant pas évoqué cet élément dans sa longue enquête publiée en 1989[23]. Une interprétation visant à disculper les grévistes a au contraire été publiée en 2004 [24] dans le journal interne de la SNCF La Vie du rail (hebdomadaire). Par ailleurs, dès 1951, la direction du PCF avait mis à profit l'Affaire Pronnier pour faire passer Auguste Lecoeur pour une sorte de guerillero gauchiste, saboteur du Front unique avec la SFIO et l'obliger à décourager ses proches lieutenants de la région nordiste, dans le but de l'affaiblir puis l'écarter lui-même dans un second temps.

Le , la Cour de cassation prononce un arrêt qui fait jurisprudence, en considérant que la SNCF demeurait responsable car elle devait, vu le climat social, s’attendre à ce genre d’actes.

Le déraillement a inspiré le film militant de Maurice Théry, le présentant en 1948 comme « une immonde provocation »[25], ou la fiction de l'écrivain Pierre d'Ovidio[26] en y greffant les rivalités entre Guy Mollet, maire d'Arras et son rival local RPF[27].

La loi du 4 décembre 1947

Le , au terme de débats d’une extrême violence, l’Assemblée nationale vote une loi sur la « défense de la République et de la liberté du travail ». Trois ans plus tard, l'arrêt Dehaene du Conseil d'État consacrera la valeur constitutionnelle du droit de grève.

La veille à Béthune et à Denain de violentes bagarres ont opposé, selon Le Monde grévistes et CRS, qui ont dû faire usage de grenades lacrymogènes[28].

Les trois morts en gare de Valence le 4 décembre

Le toujours, la gare de Valence occupée par les grévistes est évacuée par des lacrymogènes[29], mais dès 14 heures 3000 personnes menée par Maurice Michel et Louis Peyrichou, respectivement député communiste et leader CGT de la Drôme[29], renversent deux camions de police et envahissent la salle des pas perdus[29]. Des coups de feu claquent[29]. Le directeur départemental de la police et le capitaine Simon, commandant de gendarmerie, sont molestés[29]. Raymond Penel, cheminot, et Adolphe Chaléat, métallurgiste, sont tués par balles[29]. Dix blessés parmi les grévistes, dont un grave et l'organisateur du premier maquis de la Drôme, Claude Belmas, journaliste communiste du Travailleur alpin[29] mais aussi Fraternité, Les Allobroges et La Voix populaire[30]. Il a reçu deux balles dans une cuisse. Sur le moment, les grévistes pensent qu'il y a eu non pas deux mais trois morts[31].

Deux policiers sont pris comme otages puis échangés contre les grévistes arrêtés. La police quitte la gare[29]. Le 7 décembre, Maurice Michel, appuyé par Thorez, alerte "sur les événements sanglants qui se sont déroulés à Valence" pour exiger la révocation du préfet et la démission du gouvernement[32]. Selon lui, au cours de bagarres à l'intérieur de la gare, la police a tiré sur les manifestants puis en dehors de la gare[32]. Jules Moch répond que le préfet a fait son devoir en essayant trois fois de dégager la gare[32] et affirme que depuis deux jours les manifestants disposent souvent d'armes diverses et d'explosifs[32].

Les morts, sanctions et poursuites judiciaires

Au total, en deux temps de grèves, du 14 novembre au 9 décembre 1947, puis du 4 octobre au 28 novembre 1948, neuf ouvriers perdent la vie sous les coups et les balles[31]. Quand la seconde vague de grève prend fin en 1948, les CRS ont été profondément remaniés par Jules Moch, qui avait constaté qu'en 1947, beaucoup d'entre eux, attachés à l'idéal républicain avait refusé de faire du zèle dans la répression, naît alors l'expression "CRS = SS"[3].

Les révocations causent aussi des dégâts. Chez les mineurs, perdre son emploi entraîne l'expulsion de son logement et la perte des droits à la Sécurité sociale minière, avec son offre de soins gratuits[31]. On compte au total 100 révocations, 1 000 suspensions et 500 déplacements forcés de « gueules noires » d'un puits à un autre[1].

À la SNCF, sur plus d'un millier d'agents sanctionnés, 93 sont révoqués dont 30 à titre définitif[14]. Le ministère de l'intérieur a décompté au total 1375 personnes, en France, en poursuites judiciaires après arrestation[14], dont plus du tiers dans la Seine[14] et 20 % dans les Bouches-du-Rhône[14]. L'isolement de mineurs communistes dans certaines fosses vise par ailleurs à diminuer leur influence[3]. Les suspension et révocation de délégués mineurs, institués le 1er mai 1890, appelés aussi délégués à la sécurité, est une mesure impopulaire car ils avaient d’importants pouvoirs et une forme de contrôle direct sur la production[3].

L'amnistie votée en 1981 est partielle, sans aucune des réintégrations et des reconstitutions de carrière accordées, l'année suivante, aux militaires de l'OAS[31]. En 2015, les mineurs du Pas-de-Calais obtiendront enfin réparations, à hauteur de 30 000 euros, pour licenciement abusif[31].

La scission syndicale entérinée

Dix jours plus tard, une scission divise la CGT. Elle est préparée depuis des mois par la minorité qui quitte le syndicat, conduite par Léon Jouhaux et fonde la CGT-Force ouvrière avec l'appui financier des syndicats américains (notamment de l'AFL-CIO, via Irving Brown, proche de la CIA). C'est l'irruption de la guerre froide dans le monde syndical. La majorité proche du PCF, conduite par Benoît Frachon, reste à la direction de la CGT.

De nouvelles grèves agiteront la France à l'automne 1948, en particulier la Grève des mineurs de 1948.

Conséquences sociales : référendum et élections professionnelles

Le référendum de septembre 1948

Lors de la Grève des mineurs de 1948, aux modalités d'action et motifs très proches, principalement liés aux salaire, la CGT commence par organiser en septembre un référendum à bulletins secrets, afin de désamorcer les tensions avec les non-grévistes qui l'ont freinée en 1947. Le référendum est « pour ou contre la grève »[3] sur la base d'une série de revendications qui incluent, entre autres, l'abrogation des décrets Lacoste du 18 septembre, l'extension du pouvoir des délégués mineurs pour assurer la sécurité, un salaire minimal à 14 500 francs et une augmentation des retraites et des pensionnés et veuves de 30%[3]. La grève se révèle largement majoritaire, comme le ministre de l'Intérieur Jules Moch finit par en convenir[3]. Sur des effectifs totaux de 317 5062 mineurs, avec 259 204 présents, il y a 244 322 votants et 89,5 % des votants ou encore 84,6 % des présents votent la grève, selon les totalisations de la CGT[3]. Pour le bassin du Nord-Pas-de-Calais, les Houillères indiquent que le référendum a donné 86,9% des votants favorables[3].

Les élections professionnelles de février 1948

Ce vote confirme celui du 15 février 1948[13], où la CGT ne descend sous les 68 % des voix, aux élections des délégués du personnel, dans aucun des secteurs du bassin minier du Pas-de-Calais[13], région pourtant de tradition socialiste. Elle y obtient la quasi-totalité des délégués[13]. A Lens, Liévin, Oignies et Courrières, le syndicat obtient plus de trois quarts des voix et 87 % à Drocourt[13]. Le nouveau syndicat FO oscille dans la plupart des secteurs autour de 20 %, surtout au détriment de la CFTC, qui obtient de 3 à 7 % selon les secteurs[13]. FO est en effet « encore très fragile » au début de 1948 bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, avec seulement 4280 adhérents contre 110000 pour la CGT[13], même si son score « est pas jugé désastreux par ses cadres »[13].

Sources

  • "Les grèves de 1947 et 1948 dans le Pas-de-Calais, déroulement, violence et maintien de l'ordre" par Philippe Roger, dans la Revue du Nord en 2011

Voir aussi

Bibliographie

  • Jean-Jacques Becker, Histoire politique de la France depuis 1945, Paris, Armand Colin, 2015.
  • Serge Berstein, Pierre Milza, Histoire du XXe siècle, tome 2 : Le monde entre guerre et paix 1945-1973, Paris, Hatier, 1996.
  • Robert Hirsch, « La grève des instituteurs et institutrices de la Seine de 1947 », Le Mouvement social, Éditions de l'Atelier, no 212, , p. 35-57 (lire en ligne).
  • Éric Kocher-Marboeuf, « Le maintien de l'ordre public lors des grèves de 1947 », dans Serge Berstein et Pierre Milza (dir.), L'année 1947, Paris, Presses de Sciences Po, , 531 p. (ISBN 2-7246-0786-4, présentation en ligne), p. 373-387.
  • Éric Méchoulan, « Le pouvoir face aux grèves « insurrectionnelles » de novembre et décembre », dans Serge Berstein et Pierre Milza (dir.), L'année 1947, Paris, Presses de Sciences Po, , 531 p. (ISBN 2-7246-0786-4, présentation en ligne), p. 389-408.
  • Robert Mencherini (préf. Maurice Agulhon), Guerre froide, grèves rouges : Parti communiste, stalinisme et luttes sociales en France : les grèves « insurrectionnelles » de 1947-1948, Paris, Syllepse, coll. « Utopie critique », , 307 p. (ISBN 2-907993-83-6, présentation en ligne), [présentation en ligne].
    Nouvelle édition augmentée : Robert Mencherini (préf. Maurice Agulhon), Guerre froide, grèves rouges : Parti communiste, stalinisme et luttes sociales en France : les grèves « insurrectionnelles » de 1947-1948, Paris, Syllepse, coll. « Collection Histoire », , 364 p. (ISBN 978-2-84950-548-9).
  • Robert Mencherini, « Le Parti communiste français dans les grèves de 1947 », dans Jacques Girault (dir.), Des communistes en France, années 1920-années 1960, Paris, Publications de la Sorbonne, coll. « Histoire de la France aux XIXe-XXe siècles » (no 58), , 527 p. (ISBN 2-85944-446-7).
  • Philippe Roger, « Les grèves de 1947 et 1948 dans le Pas-de-Calais, déroulement, violence et maintien de l’ordre », Revue du Nord, Université Lille-III, t. 93, no 389, , p. 133-180 (lire en ligne).

Articles connexes

Notes et références

  1. Rémy Kaufer, Cheminots, mineurs, métallos... : Les grèves insurrectionnelles de 1947, Historia, 01/01/2008 - no 733
  2. "1947 : de la grève à l'émeute" par l'historien Jean-Jacques Becker dans Le Monde du 14 juillet 1980
  3. "Conflit social ou affrontement politique ? La grève des mineurs en France en 1948 sous les angles de la solidarité et de la répression", mémoire de Jean-Louis Vivens, sous la direction de Michel Pigenet, Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne 2016
  4. "Les grands affrontements sociaux de 1947" par Roger Bourderon, dans la revue La France ouvrière en 1994
  5. "La foi des charbonniers" par Evelyne Desbois, Yves Jeanneau et Bruno Mattéi
  6. Fiche de lecture de la biographe d'Achille Blondeau, par Laurence Mauriaucourt, dans L'Humanité, 2014
  7. Biographie Le Maitron d'Achille Blondeau
  8. Revue Nord industriel et charbonnier 13 juillet 1946
  9. Avril 1947 : La grève Renault enflamme la France, Alternative libertaire, 7 avril 2007
  10. http://www.association-radar.org/spip.php?article1149
  11. Michel Etiévent, « Mai 1947, exclusion des ministres communistes et répression des grèves », sur L'Humanité, .
  12. Hirsch 2005.
  13. "Les grèves de 1947 et 1948 dans le Pas-de-Calais, déroulement, violence et maintien de l'ordre" par Philippe Roger, dans la Revue du Nord en 2011
  14. "Les grèves de 1947, effacées de la mémoire nationale" par Nicolas Chevasus au Louis, dans Médiapart, le 19 novembre 2017
  15. "La mémoire ouverte", 1976, par Paul Noirot.
  16. Histoires de Français Libres ordinaires
  17. "Déraillement d'un train à Arras suite au mouvement de contestation", LES ACTUALITÉS FRANÇAISES du 11 décembre 1947
  18. "La République des illusions, 1945-1951", par Georgette Elgey Fayard, 1985
  19. "Des syndicalistes chrétiens en politique (1944-1962): De la libération à la Ve République" par Bruno Béthouart Presses Univ. Septentrion, 1999
  20. "Mémoires d’Ex", série documentaire en trois parties réalisée par Mosco Boucault sur les anciens membres du PCF, de 1920 à 1989, diffusée en janvier 1991, par la Sept et FR3, puis éditée en livre, Troisième tome, «Suicide au Comité Central (1945-1955)»
  21. Vidéo du troisième tome du film de Mosco «Suicide au Comité Central (1945-1955)»
  22. La Voix du Nord du 28 décembre 2012
  23. "Cheminots et chemins de fer en Nord-Pas-de-Calais, Identités régionales et professionnelles, 1830-2030", par Alain Barré, Denis Cacheux et Odette Hardy-Hémery, Paris, La vie du Rail, 2004, page 100
  24. "Premier Mai, Chemin de la Liberté", par Maurice Théry
  25. «Étrange sabotage», par Pierre d'Ovidio aux Presses de la Cité en 20141
  26. Critique du livre par Michel Paquot, juillet 2014
  27. "Violentes bagarres entre grévistes et C.R.S. à Béthune et à Denain", Le Monde du 4 décembre 1947
  28. "Deux morts et de nombreux blessés à Valence", Le Monde du 6 décembre 1947
  29. Biographie Le Maitron de Claude Belmas
  30. "LES GREVES DE 1947-1948" par Michel Pigenet, historien, professeur émérite d'histoire contemporaine, université Paris-I Panthéon-Sorbonne, le 22 décembre 2017
  31. "Les événements de Valence sont évoqués devant l'Assemblée nationale", Le Monde du 8 décemBre 1947


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