Gwyneth Jones

Gwyneth Jones, née le à Pontnewynydd, au pays de Galles, Grande-Bretagne est une soprano dramatique galloise.

Pour l'écrivain, voir Gwyneth Jones.

Années de jeunesse

Née au cœur des mines de charbon du Pays de Galles, à quelque 30 kilomètres de Cardiff, dans une bourgade où, plaisante-t-elle, « tout le monde s'appelle Jones, et toutes les femmes, Gwyneth ! »[1], celle qui sera, un jour, l'une des plus grandes cantatrices du monde connaît une enfance en demi-teinte, dans une famille modeste. Elle a perdu sa mère à trois ans, et compense ce manque par la joie que lui procure le son du piano dont son père joue chaque soir. Elle assiste aussi régulièrement aux offices de la paroisse locale où les chœurs d'enfants l'enchantent. « À 5 ans, j'étais déjà sûre de monter un jour sur scène », confie-t-elle. « Pour moi, il n'y avait aucun doute! Je ne savais pas si je serais tragédienne, comédienne ou chanteuse d'opéra, mais j'étais irrésistiblement attirée par la scène »[2].

Pour l'heure, la petite fille se contente de prendre des leçons de chant et de participer aux Eisteddfods, sorte de concours de chansons (le pays de Galles est connu pour être "La terre du chant"). Travailleuse assidue, elle fait déjà le bonheur de sa maîtresse de chorale alors qu'elle n'a que douze ans[1].

Débuts

En 1956, peu après le décès de son père, elle obtient une bourse qui lui permet d'entrer au Royal College of Music de Londres. Tout en multipliant les petits métiers afin de vivre décemment, elle découvre un monde nouveau : "C'est là que j'ai commencé à connaître et à aimer l'opéra, dit-elle. En allant au Sadler's Wells ou, encore, à Covent Garden."[1] Gwyneth va passer quatre ans au RCM, travaillant en premier un répertoire d'oratorios et de lieder, développant un timbre de mezzo-soprano.

En fait, Gwyneth Jones découvre là que le chant d'opéra nécessite un vrai talent d'actrice:"J'ai compris que j'étais née pour chanter et jouer ; pas pour le concert ou l'oratorio, affirme-t-elle. De plus, l'enseignement au RCM était merveilleux: pas seulement l'opéra, mais aussi la danse, l'escrime, le théâtre (Shakespeare)." De fait, la devise de l'école : « celui qui lutte réussit » lui sied parfaitement."[1].

En 1960, elle part pour l'Italie suivre les cours de la célèbre Accademia Musicale Chigiana de Sienne où, entre autres, elle se familiarise avec la langue. De retour à Londres, elle gagne le concours de la Boise Foundation qui lui permet d'aller travailler en Suisse, notamment aux côtés de Maria Carpi.

En 1962, elle fait ses vrais débuts, toujours en tant que mezzo-soprano, avec le rôle d'Orfeo dans Orphée et Eurydice de Gluck et obtient d'être engagée dans la troupe de l'opéra de Zürich pour la saison 62-63.

Très vite, Gwyneth Jones se rend compte de l'étendue de sa voix et d'un possible changement de registre. Elle hésite, mais Maria Carpi et d'autres la voient déjà devenir soprano. Le chef d'orchestre Nello Santi qui l'auditionne alors dans divers rôles de mezzo du répertoire allemand, tranche une bonne fois pour toutes : "Vous êtes une soprano ; jamais je ne vous accepterai dans des rôles de mezzo avec moi[1]. » Jones travaille alors l'extension de sa voix vers l'aigu, et aborde, dès 1964, Amelia, du Bal masqué de Verdi.

La même année, un coup du sort la propulse sur le devant de la scène à Covent Garden. Prévue pour jouer les possibles doublures de Leontyne Price dans le rôle de Leonora du Trouvère de Verdi, dans une mise en scène signée Luchino Visconti et sous la baguette de Carlo Maria Giulini, elle la remplace au pied levé le , puis pour le reste des représentations. En 1964 également, elle remplace Régine Crespin dans le rôle-titre de Fidelio de Ludwig van Beethoven, qui marque une première approche des rôles de soprano dramatique. Le succès est au rendez-vous.

La reconnaissance internationale

À partir de ce jour, Gwyneth Jones inscrit à son répertoire les héroïnes de Giuseppe Verdi : Desdémone, dans Otello, Elisabeth, dans Don Carlos — dont elle est l'une des rares sopranos à connaître le premier acte, dit Acte de Fontainebleau, rarement joué. Elle incarne également Donna Anna, de Don Giovanni, l'une de ses rarissimes incursions dans l'univers de Mozart; Santuzza, dans Cavalleria rusticana, de Pietro Mascagni et les rôles-titres de Médée, de Luigi Cherubini et Aïda, qu'elle chante enfin en italien.

La cantatrice, que les théâtres lyriques du monde entier commencent à réclamer, travaille également des rôles plus complexes, telle Lady Macbeth, qui joue astucieusement sur deux tessitures; voire plus "lourds". Elle chante alors Minnie, dans La fanciulla del West, de Giacomo Puccini, Crysothémis, dans Elektra, Ariadne dans Ariadne auf Naxos, La Maréchale, du Chevalier à la rose et les rôles-titres de Salomé et d'Hélène d'Égypte, cinq opéras de Richard Strauss qui prouvent qu'elle est pleinement devenue soprano dramatique. En 1966, elle fait ses débuts à Vienne avec Fidelio, en remplacement de Birgit Nilsson.

En plus de sa voix, Gwyneth Jones possède presque naturellement les capacités d'une comédienne. Les stars d'hier, Elisabeth Schwarzkopf, par exemple comme les divas du moment, les Birgit Nillsson ou Montserrat Caballe dominent par un timbre d'exception tout en demeurant prisonnières de leur identité. Jones est toute autre; une sorte de "Protée aux cent formes", comme le note Claude Mutafian[1]. Elle chante, mais elle incarne aussi le personnage qu'elle interprète et habite, rejoignant en cela Maria Callas, sans toutefois se faire prendre au piège de se retrouver enfermée en son nom. "En scène, c'est une torche, une tigresse, une épée", dira d'elle, un jour, la journaliste Sylvie de Nussac[2]. Elle vit, elle meurt, court, tombe à terre, se ploie, implore: elle donne à voir des notes et des mots. "Quand je suis sur scène, dit-elle, je me sens encore moi-même tout en ayant les sentiments de quelqu'un d'autre; c'est très étrange à décrire et en même temps très fascinant. En même temps qu'à la voix, on doit penser au corps. Si je joue Salomé, mon corps est très détendu, dans Tosca tout bouge différemment. Santuzza est une paysanne, la Maréchale, une aristocrate. Et il y a une différence énorme entre Octavian et la Leonore de Fidelio: toutes deux femmes déguisées en homme, mais les mouvements masculins du premier doivent être naturels, car il est un garçon alors que l'autre essaie de le paraître[1]."

La petite fille d'hier, qui ne savait pas si elle serait comédienne, tragédienne ou chanteuse d'opéra réussit le tour de force de conjuguer les trois. Ce qui explique que, petit à petit, Jones se détache de la douce Leonora verdienne pour lui préférer Salomé ou Fidelio, personnages fébriles et ambigus auxquels elle insuffle électricité, brutalité sensuelle, sauvagerie, courage, amour et spiritualité."[3]"Au début, dit-elle, le respect de l'œuvre est immense, on ose à peine s'y atteler. C'est comme si l'on était trop petit en tant qu'homme, et je dois me surpasser, me dépasser, me libérer pour atteindre quelque chose de quasi métaphysique. (...) On doit faire sauter presque toutes les frontières."[4] Évidemment, il y a le revers de la médaille. Retomber sur terre avec, au bout, une chambre d'hôtel pour tout réconfort. "Après chaque représentation, je suis presque bouleversée et effrayée d'avoir été capable de libérer de telles émotions et de ne plus avoir été moi-même, mais le personnage auquel je m'identifiais. C'est pourquoi chaque représentation est comme une nouvelle représentation pour moi. Chaque fois comme la première fois."[4]

La "Jones", comme on la nomme désormais, multiplie les apparitions et les ovations. Ses cheveux ont blanchi précocement, mais elle ne les teindra pas, comprenant l'atout qu'ils apportent à sa beauté naturelle[3]. Elle se produit désormais dans la plupart des opéras du monde, Covent Garden, bien sûr, mais aussi Vienne, Münich, San Francisco, Buenos Aires, Berlin, Milan, Tokyo, New York et, enfin, à l'Opéra de Paris où, le , elle triomphe dans "Le Trouvère" aux côtés de Placido Domingo et Piero Cappuccilli. La Leonora dont elle ne veut plus reste, malgré tout, une carte maîtresse dans son jeu. Elle a aussi la chance de travailler avec les plus grands chefs d'orchestre : Georg Solti, bien sûr, qui fut son révélateur, puis, dans le désordre, Carlo Mari Giulini, Rudolf Kempe, Josef Krips, Colin Davis, Claudio Abbado, sir John Barbirolli, Christoph von Dohnanyi, Karl Böhm, Zubin Mehta, Leonard Bernstein mais, surtout, Carlos Kleiber et, déjà, Pierre Boulez.

Fils d'Erich Kleiber, le premier officie à Munich. C'est un homme extrêmement exigeant, peu bavard, qui ne compte pas les heures de répétition et les remises en question. Gwyneth le rencontre pour la première fois en , où elle interprète Desdémone dans Otello. Le contact est immédiat. Tous deux sont d'irréductibles amoureux de la musique et des individus quasiment infatigables. Il faudra pourtant attendre la fin des années 1970 pour les retrouver au sommet de leur art. Gwyneth, qui fut jadis Octavian, interprète alors La Maréchale dans un "Chevalier à la rose" exceptionnel où se retrouvent, entre autres, Brigitte Fassbaender, Lucia Popp et Karl Ridderbusch. Il reste de cette production une captation devenue DVD. "Gwyneth est une grande dame et une chic fille, raconte le maestro dans un hommage à l'artiste. Sérieuse mais amusante, pleine de cœur et d'âme, avec une mémoire merveilleuse, avec une puissance spectaculaire, avec un sens du dévouement etc." Et de poursuivre: "Encore un détail très particulier : on ne peut être impatient avec Gwyneth. Elle fera comme si de rien n'était et, à vrai dire, on s'en trouve fort embarrassé. C'est comme vouloir inquiéter Lao-Tseu ou quelque chose du même type. Autant peut-on apprendre les bonnes manières auprès d'elle, autant ne donne-t-elle pas de leçon." Signé: "Ton vieux Carlos"[5]. Gwyneth retrouve le second, Pierre Boulez, le au célèbre festival wagnérien de Bayreuth. Elle interprète Kundry, dans Parsifal. Il s'agit encore d'une simple approche. Six ans devront encore s'écouler avant la vraie rencontre.

Gwyneth Jones est alors une cantatrice confirmée, admirée, désirée. La force de sa voix, sa robuste capacité et son don de savoir être une soprano-actrice forcent l'admiration de tous. Pourtant, son parcours va connaître quelques accrocs. Ainsi la retrouve-t-on hésitante, handicapée par un vibrato trop large dans l'enregistrement du Hollandais volant[6] — alors qu'elle est enceinte. En fait, les années 1970 seront, pour elle, des années de lutte. De doute, aussi. Pour s'en relever, effacer ces noirs nuages, elle sait ce qu'il faut faire: chanter, toujours chanter. Un petit résumé: entre 1969 et 1991, elle n'annulera que cinq représentations sur mille six cents et sauvera, au dernier moment, bien d'autres productions[2].

Wagner ou la consécration

Dès 1963, en fait, Gwyneth Jones fréquente l'univers de Wagner et participera régulièrement au Festival de Bayreuth dès 1966. De petits rôles, certes, mais elle s'imprègne d'un monde musical unique; à la fois salvateur et carnassier pour qui s'y frotte. Mais Wagner existe aussi en dehors de Bayreuth. En Grande Bretagne, notamment. Elle ose alors d'autres personnages: Wellgunde puis la troisième Norne, dans Le Crépuscule des Dieux, Ortlinde et surtout Sieglinde, dans La Walkyrie; rôle qui lui permet d'incarner "l'amour dans sa plénitude, l'amour débordant et incestueux"[1]. Elle doit le chanter dans une mise en scène de Hans Hotter, baryton-basse qui fut un somptueux Wotan, mais se trouve en fin de carrière. Semaine après semaine, Gwyneth va répéter son personnage, ses nuances, ses dérives, au domicile de Hotter, à Munich. Sans doute rassurée par la présence de Solti au pupitre, qui ne cesse de l'encourager, elle se lance. Sur la scène de Covent Garden, le , la critique acclame « une nouvelle Lotte Lehmann ». Jusqu'en 1975, elle chante dix fois ce rôle à Bayreuth, et, en 1967, à Buenos Aires. Mais là-bas, le défi est bien plus rude: il s'agit d'enchaîner six cycles complets. "Je faisais Sieglinde, Gutrune et la troisième Norne, sous la direction de Ferdinand Leitner, et aux côtés de Nilsson et Wolfgang Windgassen. On faisait six Rheingold pendant lesquels on répétait "La Walkyrie", et ainsi de suite"[1].

Un cran est franchi cette même année, lorsqu'elle interprète Senta à Covent Garden. En 1966 Wieland Wagner, qui a contribué à révolutionner les mises en scène à Bayreuth, l'appelle pour une possible Elisabeth, de Tannhäuser qu'elle apprend en un seul jour. Malheureusement, il meurt, et le projet ne se concrétisera pas. C'est son frère, Wolfgang, qui reprend les rênes de la maison et refait appel à elle, en 1965, pour le rôle de Senta dans une nouvelle mise en scène, conçue pour le centenaire des Maîtres Chanteurs de Nüremberg. Encore un cran plus haut, elle aborde Ortrude de Lohengrin et Kundry, de Parsifal, deux rôles réputés dangereux pour la voix. Elle les chantera tous deux à Bayreuth : Ortrude en 1968 et Kundry, en 1969. Sa vie wagnérienne se développe. Certes, n’a-t-elle pas déjà, en 1972, réalise l’exploit de chanter le même soir Elisabeth et Venus (Tannhäuser)?

En 1972, c'est toujours avec Wagner et « Sieglinde » qu'elle fait ses débuts au Metropolitan Opera de New York sous la direction de Herbert von Karajan. Le couronnement viendra lorsqu'elle abordera Isolde de Tristan et Isolde et Brünnhilde, dans l’Anneau du Nibelung.

Ce Tristan et Isolde ne verra le jour qu'à San Francisco en 1982. Brünnhilde va apparaître bien avant. "Brünnhilde demande plus, vocalement, et même au niveau physique. La ligne d'Isolde est bien plus lyrique, surtout au second acte, note-t-elle."[1] Dès 1974, elle chante Brünnhilde pour la première fois à Bayreuth pour le seul acte final: Le Crépuscule des Dieux. Beaucoup pensent qu'il est insensé de commencer par la fin. Mais elle est certaine de pouvoir l'affronter. "Je savais que le moment était venu pour moi, explique la cantatrice. Alors pourquoi ne pas commencer par le plus difficile ?"[1] En 1975, c'est au tour du deuxième et troisième actes: La Walkyrie et Siegfried. En deux années, elle a abordé toutes les Brünnhilde. Car ce rôle est multiple, tant vocalement que psychologiquement. Il y a la guerrière, la femme amoureuse et la femme blessée, et, elle le reconnait volontiers: "Le travail scénographique de Wolfgang Wagner, laissant les personnages comme figés, ne m'a pas apporté grand chose. Ce fut, pour ainsi dire, une répétition."[3]

"C'est pendant l'été 1966, où je dirigeais pour la première fois Parsifal à Bayreuth, que Wieland Wagner a dû me parler du Ring, se souvient Pierre Boulez. Ce projet restant vague, il n'entra ni dans mes préoccupations, ni dans mon calendrier. (...) Après la mort de Wieland, Wolfgang reprit contact avec moi au sujet du Ring du centenaire (1876-1976); cela devait se passer trois ou quatre ans avant l'échéance prévue, donc en 1972 ou 1973. (...) Il me semble que j'ai dû accepter sans arrière-pensée, presque avec imprudence..."[7] Le chef d'orchestre a reçu de Wolfgang Wagner l'assurance que le metteur en scène serait, soit choisi par lui, soit avec son approbation. Après plusieurs approches infructueuses, c'est vers Patrice Chéreau qu'il se tourne. Le metteur en scène, déjà en pleine gloire, n'a que trente-deux ans et ne connaît strictement rien à Wagner. Ce qui, curieusement, rassure Boulez: il cherchait "la fraîcheur d'un regard."[7] Tous deux sont en face d'un défi hors normes: "Il faut rappeler que le Ring comporte quatre ouvrages, rappelle le maestro, dont la durée totale représente environ quatorze heures de spectacle; on doit le monter, à Bayreuth même, en deux mois et demi."[7] La distribution repose, elle, entre les mains de Wolfgang Wagner. Choisie pour être cette Brünnhilde d'exception, Gwyneth Jones désire, dès que tous pourront se retrouver en Bavière, rencontrer Chéreau au plus vite. Elle ne veut plus d'une autre répétition, surtout pour cinq ans de suite. Elle veut pouvoir se mesurer avec un homme, tour à tour ami ou adversaire. Ce sera chose faite dès 1975. "Dès le début, raconte-t-elle, Patrice et moi nous sommes retrouvés sur la même longueur d'onde. J'ai pu travailler tous les détails avec lui, il m'a ouvert de nouvelles "cases", et m'a beaucoup apporté. Un exemple: le duo final de Siegfried, ces deux enfants qui découvrent l'amour pour la première fois, comme une belle rose qui s'ouvre et dont ils respirent la beauté. L'amour comme une révélation! D'habitude, dans cette scène, chacun reste de son côté; ils ne se touchent presque jamais..."[1]

Gwyneth Jones dans le "Ring" du centenaire, Bayreuth, 1976.

De son côté, Chéreau est tout aussi séduit. "A Bayreuth, enfin, en cet été 1975, j'avais vu Gwyneth Jones qui chantait et jouait les trois Brünnhilde, et j'avais vu une enfant sur le plateau. Alors, c'était vrai, me disais-je, il est possible que ce soit une enfant, je peux me l'autoriser: dès sa première apparition devant son père, avec sa lance, je voyais une enfant joyeuse, courageuse et droite, qui jouait avec cette arme en poussant des cris qui n'étaient plus ridicules; je m'étais déjà dit que seule une enfant pouvait agir comme elle le faisait — une enfant courageuse, c'est-à-dire plus courageuse que les adultes, défendant ses idées avec obstination; Cordelia ou Jeanne d'Arc, et plus que Jeanne d'Arc encore, la Simone Machard de Bertolt Brecht, qui repousse les Allemands et rêve qu'elle est la Pucelle, avec sa cuirasse trop grande sur sa robe d'écolière (...) Elle doit avoir, me disais-je, un regard très mûr, elle s'oppose à Wotan parce qu'elle ne connait pas la duplicité. On ne peut changer d'avis, dit-elle en substance, la justice ne peut être que d'un côté à la fois; seule une enfant aura cette naïveté sans que cela soit rance ou ridicule. (...) Je croyais Brünnhilde encore très prisonnière du vieil ordre, défendant le monde du pouvoir, des dieux, des puissants, "historiquement" rétrograde, mais elle devait avoir de la fraîcheur, de l'ingénuité, du courage, et Gwyneth Jones allait m'y aider."[8]

La Première a lieu, avec L’Or du Rhin, le . Les quatre œuvres après, l’accueil est extrêmement divisé. Une masse de critiques enthousiastes, d’un côté et, de l’autre, presque de la haine. Pour les Wagnériens extrémistes, le péché est double : une association franco-française pour un anniversaire allemand, et l’insupportable "choc " du parti pris de Patrice Chéreau, qui situe l’ensemble du Ring dans les dernières années du XIXe siècle, années où l’industrialisation devient reine. Le "mythe" est irrémédiablement cassé… Pour Brünnhilde, réinventée, transfigurée, ces "gardiens du temple" sont rudes. Selon la revue anglaise Opera, "Jones ne possède pas encore la stature héroïque pour faire la Brünnhilde du Crépuscule." C'est oublier que la cantatrice a commencé ce rôle par la fin... Toujours est-il que cette mise en scène, aujourd'hui légendaire, fut saluée par un Grammy Award en 1983 et aujourd'hui disponible en DVD (filmé en direct). Le plus bel hommage lui sera rendu par François Regnault, collaborateur de Chéreau, dans un livre de 1991.

Portrait de Gwyneth Jones en Albatros
Il était d'abord une petite fille qui jouait avec la lance de son père. Comme si c'était un balai de sorcière. Elle avait beau arborer une cuirasse qu'elle s'attachait fièrement autour de la poitrine et un casque, nous n'y croyions pas. Elle avait beau les déposer dans un coin du salon de son père comme pour être toujours prête à partir en mission, nous croyions qu'elle jouait seulement à la guerrière. (...) Tout devint plus sérieux lorsque, surgie de la forêt, nous la vîmes envelopper un guerrier dans le grand voile blanc d'un rite funèbre inconnu. (…) La petite fille était devenue une jeune fille. Puis vint la terrible punition: Iphigénie conduite au sacrifice par ce père qui ne sait ce qu'il veut, qui ne veut pas ce qu'il sait. Nous retrouvâmes un moment la petite fille dans les bras de son père lorsque, après lui avoir baisé les yeux pour ce sommeil interminable auquel elle a consenti d'un seul coup, il l'a déposée cuirassée au cœur de la caverne. Mais nous la savions déjà étrangère au monde paternel et promise au destin de femme. Et puis nous avons connu son réveil par un homme: son effroi, son consentement, ses appréhensions, ses désirs, le long jeu d'une séduction savante. (...) Nous nous étions habitués au visage doux et rayonnant de cette femme. Cette femme, il faut la nommer. Cette femme, c'est Gwyneth Jones. Le spectateur plonge dans la limpidité de ce visage, de ce front intelligent et haut, de ce regard intelligent et droit, comme dans la surface d'un lac. Dans la grâce, on pense à une ondine, à Mélisande, à une fille nordique; dans le soleil, on croit voir une Athéna — une Walkyrie grecque. (…) La figure de l'albatros apparait, ailes écartées, plumes chiffonnées, cou meurtri. (...) En ce point même, elle vient de décrire ce très long rôle comme un maître zen, d'un tour de pinceau, trace son court calligramme. (...) L'avouerons-nous? Gwyneth Jones résout ainsi un problème de dramaturgie. Comme dans de nombreuses pièces du théâtre allemand où les héroïnes ne sont pas toujours très gâtées, nous ne pénétrons guère dans l'âme de la Brünnhilde de Wagner. (...) Il revient donc à l'actrice d'assurer le legato du rôle, là où Richard Wagner manqua au cœur féminin.
Avec ses vêtements ondoyants et nacrés
Même quand elle marche on croirait qu'elle danse.
Comment fait-elle en effet? Elle joue de l'espace. Elle sait enchainer la tendresse dans le désarroi, fondre la détresse dans la royauté; sa grâce rend vraisemblable ses changements d'humeur; les défauts du livret sont comblés parce que ses gestes peignent le rôle dans l'espace, comme si, en sortant du Ring, Brünnhilde devenait Gwyneth Jones."[9]

Les années d'après

Pour Gwyneth Jones, rien ne se réduit à rien, et Wagner peut être surpassé. Pourtant, elle a marqué Brünnhilde de son empreinte, et la chantera régulièrement. Il y aura aussi son Isolde de San Francisco en 1982, mais bien d'autres incarnations, et non des moindres : une incursion dans le monde de Claudio Monteverdi avec Poppée, en 1978; le rôle-titre d'Elektra. Aux Jeux olympiques de Los Angeles, en 1984, elle interprète le rôle-titre de Turandot pour la première fois et en fera l'une de ses plus grandes interprétations. Elle doit sans doute ce rôle à la cantatrice Eva Turner qui l'y a patiemment mais intensément préparée.

En 1985, elle aborde le rôle de la Teinturière dans La Femme sans ombre, de Strauss. Ses cinq rôles majeurs de l'univers de Strauss incluent, aussi, une incroyable performance, lorsqu'un soir, elle chanta à la fois La Teinturière et L'Impératrice de ce dernier opéra.

Condamnée malgré elle à demeurer dans le cercle Wagner-Strauss-Puccini, elle parvient à s'en évader avec le rôle d’Hanna Glawari, dans la Veuve joyeuse, de Franz Lehar en 1979 ainsi qu'avec le rôle-titre de la Norma, de Vincenzo Bellini. Elle intègre à son large répertoire la Veuve Begbick dans Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, opéra politico-satirique de Kurt Weill sur un livret de Bertolt Brecht au festival de Salzbourg en 1998. Viennent, ensuite, Kostelnicka, dans Jenůfa et la Kabanicha, dans Katja Kabanova, deux œuvres de Leoš Janáček. Elle a également interprété Ortrud, dans Lohengrin, ce qui fait d'elle la seule cantatrice à avoir chanté tous les principaux rôles féminins de Wagner, à l'exception d'Elsa.

C'est à Paris, le qu'elle apparaît seule en scène, pour La Voix humaine, de Francis Poulenc, long monologue d'une femme chantant son amour et son désespoir au téléphone. Un rôle d'actrice, plus que de cantatrice. S'ensuivra une étonnante composition de la femme perdue, affolée et, peut-être folle, dans Erwartung, d'Arnold Schoenberg, mini-opéra de 45 minutes.

En plus de nombreux récitals d'air d'opéras ou de lieder, et de nombreuses "master classes", Gwyneth Jones fait, en 2003, ses débuts en tant que metteur en scène et costumière pour une production du "Hollandais volant" à Weimar. Toujours d'attaque, elle interprète en 2007 la Reine de Cœur dans Alice au pays des merveilles, opéra de Unsuk Chin, d'après l'œuvre de Lewis Carroll. En , elle incarne Herodias, dans une production de Salomé signée Stephen Langridge, à Malmöo, en Suède, sous la direction d'Adrian Müller. Elle reprend le rôle pour une version de concert en au Festival de Verbier, sous la direction de Valery Gergiev, avec Siegfried Jerusalem, Deborah Voigt et Evgeny Nikitin.

"Parmi toutes les cantatrices que j'ai rencontrées, écrit en 1991 la grande Birgit Nilsson, je n'en connais aucune possédant tant de dons divins que Gwyneth Jones et travaillant plus durement pour améliorer son remarquable talent artistique."[10]

Avec un répertoire fort de plus de cinquante rôles, Gwyneth Jones n'a pas encore mis le point final. Pour elle, chanter, c'est vivre. Et vivre, c'est aimer[3]. Aussi n'est-il pas étonnant qu'elle choisisse Khalil Gibran pour se décrire, à savoir "Le travail est l'amour rendu visible"[4]

En 2012, Gwyneth Jones fait une apparition dans le film Quartet, réalisé par Dustin Hoffman. Inspiré d’une pièce de théâtre de Ronald Harwood, le film se déroule dans une maison de retraite pour artistes lyriques et raconte les préparatifs de leur concert de gala annuel.

Gwyneth Jones habite depuis plus de trente ans sur les hauteurs de Zürich. Elle a une fille, Susannah Haberfeld, qui est mezzo-soprano.

Prix et reconnaissances

  • 1975: Nommée docteur honoris causa et Doctor in Musica par l'Université du Pays de Galles.
  • 1976: Nommée Kammersängerin par le gouvernement bavarois. Fête sa centième Leonore.
  • 1977: Nommée Commander of the British Empire (CBE). Nommée Kammersängerin par le gouvernement autrichien. Fête sa centième participation au festival de Bayreuth.
  • 1986: Anoblie par la reine Élisabeth II (DBE), elle devient « Dame Gwyneth Jones ».
  • 1987: Reçoit le Prix Shakespeare (en).
  • 1988: Reçoit la Croix du mérite fédéral, première Classe (Suisse).
  • 1989: Nommée membre d'honneur de l'Opéra de Vienne.
  • 1990: Nommée présidente de la Wagner Society (en) de Londres (qu'elle est toujours).
  • 1991: Reçoit la Décoration d'or du Land à Vienne.
  • 1992: Nommée Commandeur de l'ordre des Arts et des Lettres en France.
  • 2003: Reçoit le prix Puccini (pour sa première mise en scène)

Discographie sélective d'opéras

Divers

Références

  1. Claude Mutafian, Les Trésors de l'Opéra de Paris, n°7, 1980
  2. Till Haberfeld, Gwyneth Jones, éditions Atlantis-Musikbuch, 1991
  3. La Fièvre Jones, par Fabian Gastellier, Elle, 1992
  4. Gwyneth Jones in Gwyneth Jones, de Till Haberfeld, op.cit.
  5. Erich Kleiber in "Gwyneth Jones", de Till Haberfeld, op.cit.
  6. Karl Böhm/DGG
  7. Pierre Boulez in L'Histoire d'un Ring, de Sylvie de Nussac et François Regnault, éditions Diapason/Robert Laffont, 1980
  8. Patrice Chéreau, in L'Histoire d'un Ring, op.cit.
  9. François Regnault in L'Histoire d'un Ring, op.cit.
  10. Birgit Nilsson in "Gwyneth Jones", de Till Haberfeld, op.cit.

Liens externes

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