Keynésianisme

Le keynésianisme est à la fois une école de pensée économique fondée par l'économiste britannique John Maynard Keynes, et le nom générique donné aux différentes écoles de pensées affiliées au keynésianisme. La thèse centrale des keynésianismes est que les marchés laissés à eux-mêmes ne conduisent pas nécessairement à l'optimum économique, et que l'État a un rôle à jouer dans le domaine économique pour pallier les défaillances des marchés.

Ces thèses et leur importance varient selon les courants keynésiens. Le keynésianisme originel de 1936 a enfanté la décennie suivante la synthèse néo-classique (aussi appelée néokeynésianisme) qui cherche à fusionner les travaux de Keynes et ceux de l'école néoclassique. Après une période d'effacement dans le monde académique, une école appelée Nouvelle économie keynésienne émerge dans les années 1990. Parallèlement à cela subsiste une école post-keynésienne, hétérodoxe et minoritaire, qui se veut la plus proche du keynésianisme fondateur.

Keynésianisme originel

Thèses principales

Le keynésianisme s'articule autour de six principaux traits dont trois concernent le fonctionnement de l'économie et trois les politiques économiques[1].

Les trois principes sur le fonctionnement de l'économie sont :

  1. la demande agrégée est erratique ;
  2. les inflexions de la demande ont une plus grande influence sur la production et l'emploi que sur les prix ;
  3. les prix et spécialement les salaires réagissent lentement au changement de l'offre et de la demande.

À partir de là, les keynésiens avancent trois principes de politique économique :

  1. le niveau usuel de l'emploi n'est pas idéal car il est sujet à la fois aux caprices de la demande et à des ajustements des prix trop lents ;
  2. il est nécessaire pour la puissance publique de mettre en œuvre des politiques de stabilisation ;
  3. de façon encore moins unanime qu'au point précédent, soutenir l'emploi plutôt que lutter contre l'inflation.

Keynes considère que la « théorie classique n'est applicable qu'au cas du plein emploi », c'est-à-dire qu'elle est un cas particulier de l'économie[2]. Or, écrivant durant la période de crise de l'entre-deux guerres, Keynes est intéressé par le phénomène de sous-emploi (chômage de masse). Keynes cherche donc les erreurs faites par les classiques qui mènent à ce que l'économie se trouve en sous-emploi.

Position méthodologique

Keynes, à la différence des néo-classiques, ne raisonne pas dans le cadre d'une rationalité économique parfaite. Les agents, qui ne sont pas des homo œconomicus, ne disposent pas d'information parfaite[3].

Le keynésianisme originel quitte le domaine microéconomique, celui de l'individu, pour penser au niveau macroéconomique. Le keynésianisme de Keynes pense ainsi l'économie comme interconnectée par des boucles de rétroaction. Cela a conduit les néoclassiques à critiquer une partie des recommandations keynésiennes sous le nom de keynésianisme hydraulique[4] .

Critique de la loi de Say

La loi de Say, énoncée par Jean-Baptiste Say, est un des piliers de l'économie classique. Selon cette loi, l'offre crée sa propre demande, ce qui devrait conduire à un équilibre sur le marché du travail. Keynes attaque ce mécanisme auto-régulateur qu'il perçoit comme déficient.

Il crée le concept de demande effective. Cette demande est celle qui est anticipée par les entrepreneurs, qui calculent la production qu'ils doivent réaliser afin d'offrir la quantité optimale de biens et de services demandée par les agents économiques. Comme les entrepreneurs ont, en période de crise, des anticipations pessimistes et sous-estiment la demande réelle, ils sous-emploient leurs facteurs de production, ce qui conduit au chômage.

Marché du travail

Keynes refuse la conception classique selon laquelle le salaire n'est qu'un coût. Il souligne que le salaire est également un déterminant important de la demande, car les salaires versés sont ensuite reversés dans l'économie par le biais de la consommation.

Par ailleurs, pour Keynes, le mécanisme des prix sur le marché du travail n'aboutit pas usuellement au plein emploi d'où l'introduction de la notion de chômage involontaire. En effet, les classiques considèrent le chômage comme volontaire : l'offre de travail par les salariés dépend du salaire réel w/p (w salaire nominal et p indice des prix). S'il y a du chômage c'est que le salaire réel w/p est supérieur à la productivité marginale du travail (« PmL »). Le chômage ne peut être que volontaire car les agents économiques au chômage sont ceux qui refusent d'être payés à leur véritable productivité.

Or, Keynes considère que :

  • Les salaires nominaux w ne peuvent pas baisser parce qu'il y a une viscosité des salaires nominaux liés à la négociation des contrats[5] ;
  • Une baisse des salaires nominaux n'est pas désirable car elle entraînerait une contraction de la demande, qui provoquerait à son tour une baisse de la production[5]. L'insuffisance de la demande effective déterminerait une offre d'emploi qui ne correspondrait pas à une situation de plein emploi (« le seul fait qu'il existe une insuffisance de la demande effective peut arrêter et arrête souvent l'augmentation de l'emploi avant qu'il ait atteint son maximum »[6]).

Toutefois, Keynes ne récuse pas totalement la théorie classique[7]. En effet, s'il ne croit ni possible, ni souhaitable une baisse du salaire nominal w, la baisse du salaire réel w/p à la suite d'une montée de l'inflation symbolisée par une hausse de p est pour lui possible[N 1]. Cela conduira le courant de la synthèse néo-classique à utiliser la courbe de Phillips dans le cadre d'arbitrages entre inflation et chômage.

Formalisation de la consommation

Le keynésianisme originel formalise les fonctions de consommation et d'investissement dans le cadre d'une économie fermée. Keynes écrit que la demande effective D est égale à la somme de la consommation (C) et de l'investissement (I)[8].

  • La fonction de Consommation

(C) :

C : consommation
c : propension marginale à consommer. Pour Keynes si C est la consommation et Y le revenu alors dC/dY, c'est-à-dire la propension marginale à consommer, est positive et inférieure à un[9].
Y : revenu
Co : consommation incompressible, ou revenu désépargné.
  • La fonction d'Épargne

(S) :

S = épargne
I = Investissement
et
donc

Alors que chez les classiques l'épargne dépend du taux d'intérêt (i) chez Keynes, elle dépend du revenu Y. Le lien investissement–épargne a donné lieu à un débat entre John Maynard Keynes et les disciples de Knut Wicksell dont Dennis Robertson[10].

Investissement

Keynes soutient, en rupture avec les Classiques, que l'investissement (I) est fonction du taux d'intérêt. Il soutient en effet que les investisseurs, avant chaque décision, comparent le taux d'intérêt (sur les obligations, sur les placements) avec le taux d'efficacité marginale du capital, c'est-à-dire le retour sur investissement. Il définit plus précisément le taux d'efficacité marginale du capital comme « le taux d'escompte qui, appliqué à la série d'annuités constituée par les rendements escomptés de ce capital pendant son existence entière, rend la valeur actuelle des annuités égale au prix d'offre de ce capital »[11].

De cette conception de Keynes découle sa préconisation d'une politique monétaire stable qui assure des taux d'intérêt longs à un niveau faible[12].

Propension marginale à consommer et le multiplicateur

Keynes crée le concept de propension marginale à consommer en se basant sur celui de loi psychologique fondamentale. Selon lui, « nous pouvons faire toute confiance [à cette loi], à la fois a priori en raison de notre connaissance de la nature humaine et a posteriori en raison des enseignements détaillés de l'expérience »[9]. En effet, dit-il, « en moyenne et la plupart du temps les hommes tendent à accroître leur consommation à mesure que leur revenu croît, mais non d'une quantité aussi grande que l'accroissement du revenu ».

Autrement dit, le multiplicateur de l'investissement I dans le cas le plus simple (c'est-à-dire en économie fermée) est égal 1/(1-c), où (1-c) est égal au salaire moins la part du salaire qui est consommée (c). C'est-à-dire que si nous investissons 100 , et si la propension marginale à consommer c est de 0,8, alors la demande effective sera augmentée de 100 × 1/(1 − 0,8) = 100 × 5 = 500 .

Keynes a repris l'idée de multiplicateur à l'économiste R. F. Kahn[13].

Monnaie

Keynes se pose en rupture avec les classiques sur la question de la monnaie. Il considère que nous désirons la monnaie parfois pour elle-même, en tant que bien, ce qui n'est pas le cas chez les classiques. Nous avons selon lui besoin de monnaie pour trois motifs :

  • motif de transaction « i.e. le besoin de monnaie pour la réalisation courante des échanges personnels et professionnels »[14].
  • motif de précaution « i.e. le désir de sécurité en ce qui concerne, en argent, l'équivalent futur d'une certaine proportion de ses ressources totales »[14]
  • motif de spéculation « i.e. le désir de profiter d'une connaissance meilleure que celle du marché de ce que réserve l'avenir »[14]

La demande de monnaie ( pour Liquidity) pour motif de précaution ou de transaction dépend du revenu Y

avec

La demande de monnaie pour motif de spéculation « dépend principalement de la relation entre le taux d'intérêt courant et l'état de la prévision »[15]

avec pour deux raisons :
  • plus le taux d'intérêt est faible et moins nous avons intérêt à placer l'argent.
  • plus le taux d'intérêt baisse « plus la probabilité que son mouvement se retourne à la hausse augmente, ce qui incite à détenir son épargne sous forme d'encaisses monétaires plutôt que de prendre le risque croissant d'essuyer des moins-values sur les obligations, dont les cours sont en train d'atteindre les sommets… »[16]

Politique monétaire

Pour Keynes l'offre de monnaie Mo est exogène et dépend de la politique monétaire menée. L'équilibre sur ce marché s'écrit

Keynes préconise une politique de taux d'intérêt de long terme bas, et s'oppose aux annonces brutales et soudaines des banques centrales. Il considère que les taux directeurs ont une incidence limitée sur les taux d'intérêt, et que la banque centrale doit, à la place, passer par des opérations d'open market[12].

Justification générale des politiques économiques conjoncturelles

Keynes ne croit pas que les marchés s'autorégulent[17].

Dans le cas d'un équilibre de sous-emploi, le gouvernement doit fournir un ensemble d'incitations au marché à travers des politiques économiques budgétaires et monétaires afin d'arriver au meilleur état possible[18]. Durant la Seconde Guerre mondiale il est en faveur d'une socialisation des investissements et pour un contrôle assez large de l'activité économique par le gouvernement[19].

Synthèse néoclassique (nouveau keynésianisme)

Thèses principales

Si Keynes donne un fondement théorique à la politique économique, son œuvre reste peu formalisée. Ses écrits sont repris par des économistes de Harvard et du MIT dès 1938. Ces travaux, dont Alvin Hansen est l'un des pionniers, visent à donner un fondement formel au keynésianisme et à fusionner ce qui était considéré comme meilleur dans le keynésianisme avec ce qui était considéré comme meilleur dans les thèses des néoclassiques[20]. De ces travaux naît la synthèse néo-classique (parfois appelée néokeynésianisme). Elle constitue le courant dominant de la révolution keynésienne de 1945 au début des années 1970.

Michel Beaud et Gilles Dostaler considère que la révolution keynésienne en masque une autre : la mathématisation des sciences économiques[21].

Les politiques qu'elle préconise sont ensuite mises en place dans des cadres institutionnels très différents selon les pays : « étatisme libéral au Japon et en Allemagne, tradition sociale-démocrate en Europe du Nord, interventionnisme et colbertisme en France »[22].

Modèle IS-LM

Équilibre IS/LM

Le modèle IS/LM est un modèle économique proposé par John Hicks en 1937[23] et aménagé par Alvin Hansen (d'où son autre nom de modèle Hicks-Hansen), pour transcrire de façon formalisée la Théorie générale de John Maynard Keynes. Il est devenu le « modèle standard » en macroéconomie. Il appartient au courant dit de la « synthèse néo-classique ». En dépit de sa relative simplicité, et malgré les contestations dont il a été l'objet notamment à la fin des années 1970, il reste le plus couramment enseigné.

Ce modèle se compose de deux courbes

  • Une courbe IS représentant tous les couples de valeurs d'équilibre (i, Y) sur le marché des biens et services (investments and savings, d'où IS),
  • Une courbe LM représentant tous les couples (i, Y) d'équilibre sur le marché de la monnaie (liquidity preference and money supply, d'où LM).

Les deux courbes IS et LM sont réunies sur un même graphe, qui est donc l'interface entre la vision « réelle » et la vision « monétaire » de l'économie. L'intersection des deux courbes représente le point (unique) d'équilibre sur le marché des biens et services et de la monnaie. Il permet de déterminer le taux d'intérêt d'équilibre et le PIB d'équilibre. Mais dans la théorie keynésienne cet équilibre peut s'établir à un niveau inférieur au PIB potentiel de plein emploi de l'économie. Aussi dans ce cas des politiques budgétaires et monétaires seront mises en œuvre afin d'atteindre ce niveau qui correspond d'une certaine manière à l'équilibre général des néo-classiques qui n'est dans ce cas pas atteint automatiquement par le simple jeu des marchés.

L'expression de « révolution keynésienne » est due au titre d'un livre de Lawrence Klein paru en 1947. Révolutionnaire, la théorie keynésienne l'est sur bien des aspects par rapport à la théorie classique. Toutefois, deux faits sont particulièrement saillants :

  • D'une part, dans le domaine de l'économie, pour
  • D'autre part, la mise en œuvre de la théorie keynésienne intervient à un moment où, de façon indépendante, les juristes et les politiques développent, en suivant des voies différentes selon les pays, de nouvelles approches du gouvernement, et plus largement de l'État. De cette rencontre naît ce qu'on appelle le keynésianisme dont le contenu peut différer selon l'approche qu'en ont les gouvernements nationaux[N 2]. Le consensus formé durant les Trente Glorieuses est symbolisé par l'expression « Nous sommes tous keynésiens aujourd'hui »[24].

La synthèse néo-classique centrée sur le modèle IS/LM débute avec l’article de 1937 de John Hicks Mr Keynes and the « classics ». L’article de 1944 de Franco Modigliani Liquidity Preference and the Theory of Interest and Money participe également à l'architectonique générale du modèle qui sera popularisé par Alvin Hansen et par Paul Samuelson à travers notamment son manuel intitulé Economics dont la première édition date de 1948. Pour Walter Heller qui présida le Council of Economic Advisers sous l'administration de John Fitzgerald Kennedy la révolution keynésienne a trois sources : John Maynard Keynes, l'américanisation de Keynes par Alvin Hansen et « la « modernité » des années cinquante et soixante »[N 3].

Modèle Mundell-Fleming

En 1962, le modèle IS-LM s’est ouvert à l’économie internationale avec ce qui est maintenant connu comme le modèle de Mundell-Fleming. Très vite des économistes comme Abba Lerner ont compris le rôle que pouvait jouer les politiques économiques. Se concevant plus selon Gregory Mankiw[25] comme des ingénieurs que comme des scientifiques, ils ont développé des outils à aider les politiques à prendre des décisions. C’est ainsi qu’ils ont contribué à la construction de modèles macroéconomiques destinés à aider les gouvernements à évaluer les impacts des politiques budgétaires, monétaires sur l’inflation et l’emploi. Parmi les économistes qui ont participé à ce mouvement, nous pouvons citer : Jan Tinbergen, James Meade, Robert Mundell, Robert Solow et bien d’autres. Cette façon de penser l'économie plus en ingénieur qu'en scientifique a permis à de nombreux néo-keynésiens comme de nos jours aux nouveaux keynésiens de devenir conseillers des gouvernements et des institutions internationales.

Courbe de Philips et relation inverse entre inflation et chômage

La courbe de Phillips quant à elle, est introduite dans le corpus néo-keynésien à partir de la fin 1959 par Paul Samuelson, Robert Solow et Richard Lipsey (en). Ils voient dans cette courbe la possibilité d'arbitrer entre l'inflation et le chômage. Initialement ce qui intéressait Phillips c'était surtout d'étudier l'influence du chômage sur le niveau des salaires[26]. Avec ce nouvel outil finit de se diffuser ce que Michel Beaud et Gilles Dostaler appellent un « keynésianisme hydraulique » c'est-à-dire « un keynésianisme simplifié, réduit à une mécanique des quantités globales ou à un hydraulique de flux et entièrement vidé des dimensions essentielles de Keynes : le temps, l'incertitude non probabilisable, les anticipations et donc la prise en compte des phénomènes monétaires… »[27].

Critiques et limites

Si le courant de la synthèse néoclassique a été dominant jusqu'aux années 1970, à la fin des années 1960, il a été contesté par la théorie du déséquilibre, puis par l’école monétariste de Chicago et enfin par la nouvelle macroéconomie classique. Si la nouvelle économie keynésienne a pris la relève, au niveau macro-économique leurs modèles continuent d’être utilisés par les gouvernements et les grandes institutions économiques[28]. Par ailleurs, au niveau universitaire, les principaux livres d’économie publiés aux États-Unis portent encore leur empreinte[29].

Post-keynésianisme

Thèses principales

Les post-keynésiens reprennent pour ainsi dire ce qu'il y a de plus radical chez Keynes à savoir l'incertitude radicale, l'analyse circuitiste, l'endogénéité de la monnaie. Il est possible de distinguer plusieurs écoles dites post-keynésiennes même si la classification est plus ou moins changeante[N 4] :

Si Keynes a profondément bouleversé l'analyse économique, sa pensée reste tributaire de certains axiomes que l'on peut rattacher à l'école néoclassique. Depuis la parution de la Théorie générale, l'originalité de son approche n'a cessé de faire débat. Aussi l'école post-keynésienne se veut-elle la plus fidèle à l'esprit de son œuvre. Le point de savoir si Keynes n'était pas conscient de toute la radicalité de sa pensée, de la fécondité des nouveaux concepts qu'il a forgés, suscite le débat. Toujours est-il que l'on peut soutenir qu'il était resté prisonnier de trois axiomes principaux de l'école classique et néoclassique : la loi des rendements décroissants, l'exogénéité de la monnaie ainsi que l'égalité de l'épargne et de l'investissement.

Critique de l'orthodoxie keynésienne

D'où la facilité avec laquelle les analyses keynésiennes ont pu être récupérées par l'orthodoxie, via le modèle IS-LM qui, de l'aveu même de son principal architecte, John Hicks, souffrait d'un défaut majeur : « C'est relativement simple. Ces deux courbes [IS et LM] n'ont rien à faire ensemble. L'une est un équilibre de flux, l'autre est un équilibre de stocks. Elles n'ont rien à faire sur le même schéma »[31]. On pourrait ajouter : selon certains post-keynésiens, IS n'a pas de sens. En effet, l'égalité de l'épargne et de l'investissement correspondrait à deux instants différents : c'est le désir d'investir ex ante et l'épargne réalisée ex post qui seraient nécessairement égaux[32]. Regrouper les deux sur un même schéma, démarche qui implique un horizon temporel commun, relèverait donc d'une confusion. « De manière comptable, l’épargne est égale à l’investissement, mais cette égalité ne vaut que pour » les grandeurs réalisées (ex post) « et ne signifie pas que n’importe quel niveau d’épargne trouvera un niveau équivalent d’investissement (ex ante) »[33].

Endogénéité de la monnaie

Par ailleurs, nombre de post-keynésiens[34] soutiennent que la monnaie est essentiellement endogène. La monnaie serait créée par les banques en vue de satisfaire les besoins de l'économie ; sa quantité ne saurait être fixée par la banque centrale, quoique son intervention ne soit pas dénuée d'influence sur les comportements des agents. C’est le taux directeur de cette dernière qui serait essentiellement exogène. « Les banques créent des crédits et des dépôts, et elles se procurent ensuite les billets de banque émis par la banque centrale et demandés par leurs clients, ainsi que les réserves obligatoires qui sont requises par la loi »[35]. De fait, les post-keynésiens voient dans l'échec des politiques monétaristes menées dans les années 1980 notamment par Paul Volcker, président de la FED, une illustration de la justesse de leurs vues. Ce point est naturellement controversé, tant les néoclassiques pensent être sortis du cadre de la théorie quantitative de la monnaie en menant des stratégies de ciblage d'inflation et de crédibilité[36].

Critique de la loi des rendements décroissants

Enfin, notons que les conclusions de Keynes ont pu rejoindre celles des orthodoxes, quoique avec des raisonnements différents, en ce qu'elles se basaient sur une même prémisse : la loi des rendements décroissants. Pour lui, une élévation de l'emploi se traduisant par une moindre productivité des facteurs employés à la production, les salaires réels devaient baisser afin d'assurer l'équilibre de l'économie. Cette baisse ne pouvant s'opérer par une diminution des salaires nominaux pour toutes sortes de raisons, il préconisait de laisser l'inflation grignoter les salaires réels. Sans doute n'est-il pas inutile de préciser que cette « loi » est aujourd'hui contestée, la réalité étant sans doute plus complexe. Aussi, selon Marc Lavoie : « le coût moyen de fabrication et les coûts marginaux d’un établissement sont[-ils] approximativement constants jusqu’au niveau de capacité pratique défini par les ingénieurs ». Or, « les entreprises n’utilisent habituellement que 70 % à 85 % de leur capacité ». En effet, « les entreprises doivent disposer d’un coussin afin de pouvoir répondre aux fluctuations […] de la demande […]. Le fait de disposer d’établissements ou de compartiments d’établissements temporairement inemployés permet de réajuster l’offre à la demande plus facilement »[37]. Il s’ensuit logiquement qu’une hausse de la demande effective n’a pas de raison de se traduire mécaniquement, à court terme, par une élévation du coût des facteurs de production ou par leur moindre productivité.

Nouvelle économie keynésienne

Thèses principales

Les nouveaux keynésiens vont relever le défi lancé par l'école des anticipations rationnelles et de la nouvelle macroéconomie classique à la théorie de la synthèse néo-classique.

Gregory Mankiw[38] considère la Théorie du déséquilibre comme constituant la première vague de la nouvelle économie keynésienne. La seconde vague représentée par Stanley Fischer a cherché à intégrer les anticipations rationnelles dans un contexte de déséquilibre de marché, tandis que l'objectif de la troisième vague a été de comprendre pourquoi certains marchés sont déséquilibrés.

Sont habituellement classés parmi les nouveaux keynésiens : Joseph Stiglitz, George Akerlof, James Mirrlees et Michael Spence, Janet Yellen, Gregory Mankiw Olivier Blanchard[39], Lawrence Summers[40], etc.

Équilibre général sans information parfaite

En règle générale, la nouvelle économie keynésienne comme les néokeynésiens se réfère à la notion d'équilibre général de l'école néoclassique mais elle en relâche l'hypothèse de l'information parfaite. Elle est également critique envers les politiques économiques usuellement prescrites par les néokeynésiens (déficit budgétaire et taux d'intérêt bas)[41] elles ne tiendraient pas assez compte des problèmes structurels liés au fonctionnement des marchés.

Impossibilité d'ajustement du marché du travail

Par ailleurs, les nouveaux keynésiens à la différence de la nouvelle économie classique ne croient pas que les marchés s'équilibrent rapidement en suivant la loi de l'offre et de la demande. En effet, pour eux, les salaires et les prix ne sont pas flexibles mais visqueux. C'est-à-dire que cette viscosité des prix et des salaires est liée pour eux à des imperfections de l'information[42].

Cycles économiques dus aux défaillances

Alors que pour les nouveaux classiques, « les cycles s'expliquent par des chocs monétaires ou réels imprévisibles »[43], pour la nouvelle économie keynésienne, les récessions sont provoquées par une ou plusieurs grandes défaillances du marché. Ainsi, pour la nouvelle économie keynésienne à la différence de la nouvelle économie classique, certaines interventions économiques du gouvernement sont-elles justifiées[44]. À l'inverse des nouveaux classiques mais comme les monétaristes[44], ils pensent qu'une politique monétaire peut influer à court terme sur l'emploi et la production.

Critiques et limites

Critiques de l’École autrichienne

Friedrich Hayek critiqua les politiques économiques keynésiennes pour ce qu’il appelait leur approche fondamentalement collectiviste, soutenant que de telles théories encouragent la planification centrale, qui mène au mauvais investissement du capital, ce qui est la cause des cycles économiques (en)[45]. Hayek soutenait également que l’étude faite par Keynes des relations agrégées dans une économie est fallacieuse, puisque les récessions sont dues à des facteurs microéconomiques. Hayek affirmait que ce qui commence comme des ajustements étatiques temporaires devient en général des programmes étatiques permanents et grandissants, qui brident le secteur privé et la société civile.

D’autres économistes de l’École autrichienne ont également attaqué le keynésianisme. Henry Hazlitt critiqua, paragraphe par paragraphe, la Théorie générale de Keynes[46]. Murray Rothbard accuse le keynésianisme d'avoir « ses racines profondément dans la pensée médiévale et mercantiliste »[47].

L'économiste Simone Wapler accuse le keynesianisme d'être une cavalerie d'état[48].

Critiques adressées aux néo-keynésiens

Gregory Mankiw[49] distingue trois grandes vagues critiques.

  • L’école monétariste de Chicago avec Milton Friedman a insisté sur le fait que la courbe de Phillips ne permettait pas de rendre compte de la « stagflation » (inflation croissante sans réduction du chômage) qui débute à la fin des années soixante. Milton Friedman dont la démarche s'inscrit à l'intérieur du cadre IS/LM mettra en avant la notion de chômage naturel. Les néo-keynésiens préfèreront utiliser un autre concept : le taux de chômage n'accélérant pas l'inflation NAIRU (voir Différence entre le NAIRU et le taux de chômage naturel). Pour Franco Modigliani« le trait distinctif de l'école monétariste et le véritable sujet de désaccord avec les non-monétaristes n'est pas le monétarisme mais plutôt le rôle qu'on devrait probablement assigner aux politiques de stabilisation… le principal message d'ordre pratique de la Théorie générale [est] qu'une économie d'entreprise privée utilisant une monnaie intangible a besoin d'être stabilisée, et dès lors devrait être stabilisée par des politiques monétaires et budgétaires appropriées. Au contraire les monétaristes considèrent qu'il n'y a pas de besoin sérieux de stabiliser l'économie »[50].
  • La seconde attaque est venue de la nouvelle macroéconomie classique représentée notamment par Robert Lucas Jr (« Prix Nobel » d'économie 1995), Thomas Sargent, Robert Wallace etc. Elle repose sur trois grands principes[51] : 1) Les marchés sont en équilibre car les prix y jouent le rôle qui leur est assigné par la théorie walrassienne ; 2) les agents traitent de façon optimale une information imparfaite dont l'acquisition est coûteuse ; 3) les agents font des anticipations rationnelles. Il résulte que contrairement à la courbe de Phillips il n'y a pas d'arbitrage entre inflation et chômage. Pour Gregory Mankiw le point faible de cette théorie, comme celle du cycle réel, que nous allons évoquer, réside dans leur méfiance envers l'économétrie qui les prive du recours à des pratiques proches de l'ingénierie, très appréciées des politiques[52].
  • La troisième attaque fut celle de la théorie des cycles réels popularisée par des économistes tels que Finn E. Kydland Prix Nobel » d'économie 2004), Edward C. Prescott Prix Nobel » d'économie 2004). Cette approche « considère que les fluctuations sont générées par des chocs au niveau de la productivité, heurtant des économies dans lesquelles les marchés sont continuellement en équilibre »[53]. Kydland et Prescott dans leur article de 1977 Rules Rather than Discretion, the Inconsistency of Optimal Plans ont mis l'accent sur la crédibilité des politiques économiques qui supposent que les dirigeants n'abusent pas d'expédients.

Notes et références

Notes

  1. « alors que la main d'œuvre résiste ordinairement à la baisse des salaires nominaux, il n'est pas dans ses habitudes de réduire son travail à chaque hausse du prix des biens de consommation » citation de Keynes in Combemale, 2006, p. 21
  2. « Ces idées ont pu être reçus, après la guerre, aussi bien par des libéraux et des radicaux anglo-saxons que par des travaillistes britanniques, des sociaux-démocrates et socialistes réformateurs d'Europe, ou encore par des chrétiens démocrates, des réformateurs sociaux, des tenants du développement économique national, héritiers de Colbert, List ou Carey » cité in Beaud et Dostaler, 1996, p. 86.
  3. Voir livre de Heller Nouvelles Perspectives de la politique économique Paris Calman-Lévy, 1968. Citation extraite de Beaud et Dostaler, 1996, p. 93.
  4. On distingue parfois les fondamentalistes, les sraffiens et les kaleckiens.

Références

  1. Alan Blinder, Keynesian EconomicsLire en ligne.
  2. Keynes, 1936, p. 45
  3. Brémond, 1987, p. 37.
  4. Marc Montoussé, Macroéconomie, Editions Bréal, (ISBN 978-2-7495-0610-4, lire en ligne)
  5. Combemale, 2006, p. 23.
  6. Keynes, 1936, p. 57.
  7. Voir Combemale, 2006, pp. 20-21
  8. Combemale, 2007, p. 47.
  9. Keynes, 1936, p. 117.
  10. Voir les termes du débat sur l'encyclopédie du CEPA.
  11. Keynes, 1936, p. 153.
  12. Delphine Pouchain, Lou Dumez, Matthias Knol et Fabrice Tricou, Monnaie et financement de l'économie, dl 2019 (ISBN 978-2-35030-634-6 et 2-35030-634-8, OCLC 1134989408, lire en ligne)
  13. Keynes, 1936, p. 133.
  14. Keynes, 1936, p. 184
  15. Keynes, 1936, p. 211.
  16. Combemale, 2006, p. 35.
  17. Don Patinkin, 1987, p. 29.
  18. Beaud et Dostaler, 1996, p. 81.
  19. Beaud et Dostaler, 1996, p. 82.
  20. Beaud et Dostaler, 1996, p. 89.
  21. Beaud et Dostaler, 1996, p. 84.
  22. Beaud et Dostaler, 1996, pp. 89-90.
  23. Vour l'article de Hicks Mr Keynes and the "Classics": A Suggested Interpretation.
  24. Krugman, Paul R., 1953-, Sortez-nous de cette crise-- maintenant!, Flammarion, , 301 p. (ISBN 978-2-08-130495-6 et 2-08-130495-3, OCLC 937060771)
  25. Mankiw, 2006, p. 29.
  26. La courbe de Phillips, par Jean-Marc Daniel - Le Monde, 7 mars 2005.
  27. Beaud et Dostaler, 1996, p. 96.
  28. Mankiw, 2006, p. 42.
  29. Mankiw, 2006, p. 43.
  30. Robert Boyer, « Post-keynésiens et régulationnistes :Une alternative à la crise de l’économie standard ? », Revue de la régulation, no 10, (ISSN 1957-7796, DOI 10.4000/regulation.9377, lire en ligne, consulté le )
  31. Klamer, A. (1989), « An Accountant Among Economists: Conversations with Sir John R. Hicks », Journal of Economic Perspectives, 3(4) : 167-80.
  32. voir par exemple Pierre-Bruno Ruffini, Les Théories monétaires, Le Seuil, 1996.
  33. Patrick Villeu, Macroéconomie : consommation et épargne, La Découverte, 2002, p. 13.
  34. on renvoiera encore aux ouvrages de Marc Lavoie pour une présentation exhaustive.
  35. Marc Lavoie, L'Économie post-keynésienne, La Découverte, 2004, p. 55.
  36. Voir le débat entre Edwin Le Héron et Philippe Moutot, Les Banques centrales doivent-elles être indépendantes ?, Éditions Prométhée, 2008.
  37. Marc Lavoie, L'Économie post-keynésienne, La Découverte, 2004, pp. 41-44.
  38. 2006, p. 35.
  39. Clerc, 2007, p. 1.
  40. Clerc, 1999, p. 2.
  41. Voir Clerc, , 1999, p. 1.
  42. Stiglitz, 2004, p. 314.
  43. Pascal Combemale, 2008, p. 17.
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  45. (en) Friedrich Hayek, The Collected Works of F.A. Hayek, Chicago, University of Chicago Press, , 259 p. (ISBN 978-0-226-32097-7, LCCN 98055747), p. 202.
  46. (en) Henry Hazlitt, The Failure of the 'New Economics' : An Analysis of the Keynesian Fallacies, D. Van Nostrand, (lire en ligne).
  47. Murray Rothbard, Spotlight on Keynesian Economics, Ludwig von Mises Institute (1re éd. 1947) (lire en ligne).
  48. « Saint Fisc et Saint Keynes : les deux clés du Paradis », sur Contrepoints, (consulté le )
  49. Mankiw, 2006, p. 32.
  50. Modigliani discours présidentiel de 1977 devant l'American Economic Association, cité dans Beaud et Dostaler, 1996, p. 191.
  51. Dostaler 1996, pp. 195-196.
  52. Mankiw, 2006, p. 34.
  53. Beaud et Dostaler, 1966, p. 200.

Annexes

Bibliographie

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  • Michel Beaud et Gilles Dostaler, 1993, La pensée économique depuis Keynes, Michel Beaud, Gilles Dostaler, Points économie édition utilisée 1996.
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  • (en) Joseph Stiglitz, Carl E.Walsh, 2004, Principes d'économie moderne, De Boeck.
  • Gilles Dostaler G., 2005, Keynes et ses combats, de Paris, Albin Michel, 2005; nouvelle édition revue et augmentée, 2009.
  • (en) Gregory Mankiw, 2006, « The Macroeconomist as Scientist and Engineer », Journal of Economics Perspectives, vol. 20, no 4, automne 2006.
  • Pascal Combemale, 2006, Introduction à Keynes, La Découverte.
  • (en) Alan Blinder, 2008, « Keynesian Economics », The Concise Encyclopedia of Economics [lire en ligne]
  • A. Redslob, 2008, Macroéconomie
  • (en) Gregory Mankiw, 2008,« New Keynesian Economics », The Concise Encyclopedia of Economics [lire en ligne]
Articles de vulgarisation
  • Denis Clerc, 2000, « Deux Keynes pour le prix d'une théorie » Alternatives économiques de mars
  • Denis Clerc, 1999, « Nouveaux keynésiens, les chantres du salaire d'efficience », Alternatives économiques, no 168, .
  • Denis Clerc, 2007, « Les nouveaux keynésiens », Alternatives économiques, no 31, .
  • Pascal Combemale, « Keynes et les keynésiens », Cahiers français, no 345, juillet-août 2008.

Articles connexes

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