Limogeage

Un limogeage est le fait, pour un officier général ou par extension pour une personne occupant un poste élevé, d'être privé brutalement par sa hiérarchie de ses responsabilités et de son poste, parfois en étant nommé à un poste d'égale valeur mais purement symbolique afin de le neutraliser.

L'origine de la notion remonte à la Première Guerre mondiale, notamment à l'été 1914, après les premiers revers militaires de la France, Joseph Joffre estime que de nombreux officiers généraux (près de 40 %) font preuve d'incompétence ou d'apathie. Ainsi, il prévoit dans le télégramme du la mise à la retraite sur simple rapport motivé, sans évoquer de localité particulière.

Il décide d'abord de les écarter du front puis les assigne à résidence à l'arrière, dans la 12e région militaire, dont la capitale est Limoges. De cet épisode est né le terme « limogeage »[1]. Cependant, en réalité, les officiers « limogés » ont été finalement répartis un peu partout en France (cf. la liste[2]). Ainsi, le Limousin ne fut, en réalité, pas particulièrement représenté, paradoxalement, dans les limogeages (autour d'une vingtaine dans la région dont une dizaine à Limoges sur 162)[3]. L'expression s'étant surtout imposée, après coup, à partir de 1916 du fait de l'euphonie[4].

Généraux relevés de leurs fonctions en 1914

Les premiers limogeages font partie des conséquences des toutes premières défaites françaises en Haute-Alsace les 10 et (bataille de Mulhouse), en Lorraine (combat de Lagarde), le général Joffre désignant ses subordonnés comme responsables de l'échec : sont relevés de leur commandement et « mis à la disposition du ministre » les généraux Curé[n 1](14e DI, remplacé par Villaret dès le ), Lescot (commandant la 2e DC, remplacé par Varin le 13), Bonneau (7e corps, par Vautier le 14) et Aubier (8e DC, remplacé par Mazel le 16)[5].

À la suite des défaites françaises lors de la bataille des Frontières (bataille de Sarrebourg, de Morhange, des Ardennes et de Charleroi) du 21 au , Messimy, ministre de la Guerre, ordonne le à Joffre de relever de leur commandement les généraux défaillants et de les renvoyer à l'arrière, mais sans indiquer de lieu. Dès le lendemain, Joffre répercute l'ordre à ses commandants d'armée, mais toujours sans indication de lieu d'assignation. C'est seulement le 27 qu'il choisit la 12e région militaire, dont le siège est à Limoges ; le 26, il envisageait encore la 8e région, celle de Bourges[n 2]. Les généraux devaient être assignés à résidence par mesure disciplinaire dans la 12e région ; certains avaient même l'obligation de se considérer aux arrêts de rigueur[7].

Moins d'une dizaine d'officiers furent envoyés à Limoges, quelques autres résidant dans d'autres villes de la région militaire (Bergerac, Brive, etc.). Et de nombreux officiers furent en fait « limogés » dans d'autres régions ou villes (Clermont-Ferrand, Nantes, Boulogne-sur-Mer, Bordeaux, Rennes, Amiens, Lyon, Arcachon, Villeurbanne, etc.)[8]. Parmi les limogés célèbres, on compte deux généraux commandants d'armée, Ruffey et Lanrezac. Le premier résida à Dijon et le second ne vint jamais à Limoges. De même, à titre d'exemple, les généraux Poline (relevé de son commandement le , donc avant les ordres de Messimy et Joffre), Régnault (relevé le ) ou Legrand-Girarde (relevé le ), ne furent envoyés ni à Limoges ni même dans une localité dépendant de la 12e région.

Certains limogeages frappèrent des généraux qui estimèrent n'avoir nullement démérité : par exemple, ce fut le cas de Lanrezac ou de Trentinian, qui exprimèrent leur point de vue dans leurs mémoires. Plusieurs officiers furent « affectés au cadre de réserve » (c'est-à-dire mis à la retraite), d'autres reçurent une affectation dans un service ou commandement à l'arrière (général Legrand-Girarde, par exemple, nommé commandant de la région militaire de Bordeaux)[9], d'autres enfin retrouvèrent un commandement au front (général Régnault, par exemple, nommé en 1915 à la tête de la 122e DI)[10].

Tous les généraux relevés de leur commandement en 1914 ne sont pas forcément des « limogés ». Le général Virvaire a été victime d'une attaque d'hémiplégie[11], et le général Hollender a été blessé au combat[12].

Témoignages sur l'origine du terme

Joffre évoque dans ses mémoires la décision qu'il a prise de destituer les commandants reconnus inaptes, mais ne parle pas de leur envoi à Limoges ou dans d'autres lieux.

Messimy, ministre de la Guerre jusqu'au , s'attribue, dans ses mémoires, l'invention de la chose et du mot : « Guillaumat, d'après mes ordres, leur enjoignit de quitter Paris et de se rendre à… Limoges. Pourquoi Limoges, m'a-t-on souvent demandé ? Je voulais que ces généraux, déclarés inutilisables au front, fussent éloignés de Paris, où ils n'auraient fait que clabauder. Où les envoyer ? Lyon, Marseille, Bordeaux étaient de trop grandes villes pour ne pas devenir très vite des foyers d'intrigues politico-militaires. J'hésitai un instant entre Nantes, Rennes et Limoges. Il me fallait opter : Limoges fut choisi ». Et, toujours dans ses Mémoires : « Le mot n'existait pas encore, puisque c'est moi qui en ai enrichi la langue française ». En fait, lorsque, le , le choix est fait, Messimy n'est plus ministre de la Guerre[n 3].

Le général Guillaumat écrivait, le [13] : « L'expression « aller à Limoges » est devenue classique pour les généraux mis au rancart. Messimy les mettait aux arrêts, son successeur les internait, notamment, à Limoges où il n'y en eut jamais plus d'une dizaine sur l'ensemble[14]. ». Aujourd'hui, on les laisse aller où ils veulent, mais l'expression est restée.

Si le général de Trentinian écrivait en 1927 : « Il y eut exactement 30 limogés avant la Marne »[15], dans Le Figaro du , le général Gamelin donne une autre version de l'origine du fait et du mot : le choix aurait été envisagé entre Limoges et Toulouse, et l'auteur fait dire au général Buat, chef de cabinet du ministre de la Guerre Millerand : « on pourra dire limoger, et toulouser sonnerait mal ». Ce témoignage de Gamelin doit être rejeté, car il date l'incident qu'il relate du , début de la bataille de la Marne, alors que le choix de la 12e région militaire est du . Mais cette phrase souligne à juste titre l'euphonie du mot limoger, qui fit son succès.

Liste de généraux limogés en 1914

Selon l'ouvrage de Pierre Rocolle[2], 162 généraux (ou colonels faisant fonction de généraux de brigade) sont relevés de leur commandement entre la mobilisation du et le .

  • Albert d'Amade, le Marmande (Lot-et-Garonne)) ;
  • Louis Archinard, le (à Paris) ;
  • Louis Aubier, commandant la 8e division de cavalerie, le  ;
  • Louis Dominique Achille Aubier, le (à Paris, puis à Villeurbanne) ;
  • Léon Bajolle, commandant la 15e division d'infanterie, le (à Paris) ;
  • Louis Baquet, le (à Amiens) ;
  • César Marie Frédéric Besset, le  ;
  • Bizot, le , (à Limoges) ;
  • Louis Bonneau, commandant le 7e corps d'armée, le  ;
  • Frédéric Bourderiat, commandant la 13e division d'infanterie, le  ;
  • Charles Brochin, le  ;
  • Eugène Calvel, le (à Bayonne) ;
  • Louis de Castelli, commandant le 8e corps d'armée, le  ;
  • François Colle, le la Garde-Freinet, dans le Var) ;
  • Hyacinthe Coquet, le adjoint à Orléans ;
  • Louis Espinasse, commandant le 15e corps d'armée, le  ;
  • Henri de Ferron , le (à Rennes) ;
  • Gustave Fraisse, le Brive-la-Gaillarde) ;
  • François Ganeval, avant le  ;
  • Edmond Gillain, le (dans le département de Seine-et-Oise) ;
  • Charles Lanrezac, le (à Bordeaux) ;
  • Emile Edmond Legrand-Girarde, le Chalons-sur-Marne puis à Bordeaux) ;
  • Antide Léon Lescot, le  ;
  • Edouard Levillain, le (à Lyon, puis à Neuilly-sur-Seine) ;
  • Jacques de Mas-Latrie, commandant le 18e corps d'armée, le (à Arcachon, puis à Limoges) ;
  • Victor Michel, le (à Paris) ;
  • Fernand du Moriez, le (à Montpellier) ;
  • Henri Néraud, le (à Chaumont) ;
  • Alexandre Percin, le (à Besançon) ;
  • Arthur Poline, commandant le 17e corps d'armée, le (à Toulouse) ;
  • Paul Pouradier-Duteil, commandant le 14e corps d'armée, le (à Lyon) ;
  • Charles Régnault, le (à Bordeaux) ;
  • Pierre Xavier Emmanuel Ruffey, le (à Dijon) ;
  • Henry Sauret, commandant le 3e corps d'armée, le (à Limoges) ;
  • André Sordet, commandant le corps de cavalerie,le , inspecteur des dépôts de cavalerie ;
  • Paul Superbie, commandant la 41 division d'infanterie, le  ;
  • Louis Taverna, commandant le 16e corps d'armée, le (à Boulogne) ;
  • Edgard de Trentinian, le  ;
  • Mardochée Valabrègue, le , inspecteur des dépôts d'infanterie ;
  • François de Villeméjane, le (à Montauban) ;
  • de Woirhaye, le (il écrit au ministre qu'il se rendra « dans la région de Lyon ou dans celle de Montpellier »[11]) ;
  • etc.

Notes et références

Notes

  1. Le général Pau, qui avait demandé son limogeage, s'étant aperçu après avoir rencontré le général Curé que celui-ci n'avait fait qu'obéir aux ordres de son supérieur le général Bonneau, demandera à Joffre de lui redonner un poste. Le général Curé reprendra une division, puis commandera plus tard un corps d'armée.
  2. Sur un document conservé au Service historique de la Défense à Vincennes[6], la mention de cette ville figure en interligne d'un brouillon de note aux commandants d'armées.
  3. Alexandre Millerand est nommé ministre de la Guerre le .

Références

  1. Le Populaire du Centre, et .
  2. Rocolle 1980.
  3. Michel Toulet, Les limogeages de 1914 : entre mythe et réalité, Limoges, Renaissance du vieux Limoges, , 61 p. (ISBN 978-2-9527903-2-1).
  4. « Se faire limoger », sur le blog « Vol de mots » d’Étolane, (consulté le ).
  5. Pierre Miquel, Le gâchis des généraux : les erreurs de commandement pendant la guerre de 14-18, Paris, Plon, coll. « Pocket » (no 11640), (1re éd. 2001), 242 p. (ISBN 2-266-12438-2), p. 55-57.
  6. Service historique de la Défense à Vincennes, Service historique de l'Armée de Terre, cote 16 N 459.
  7. Service historique de la Défense, Vincennes, Service historique de l'Armée de Terre, cote 16 N 459.
  8. Service historique de la Défense, Vincennes, Service historique de l'Armée de Terre, cotes 16 N 490 à 16 N 492.
  9. Service historique de la Défense, Vincennes, Service historique de l'Armée de Terre, cote 9 Yd 505.
  10. Service historique de la Défense, Vincennes, Service historique de l'Armée de Terre, cote 9 Yd 577.
  11. Service historique de la Défense, Vincennes, Service historique de l'Armée de Terre, cote 16 N 491.
  12. Service historique de la Défense, Vincennes, Service historique de l'Armée de Terre, cotes 16 N 508, 26 N 498/7 et 9 Yd 542.
  13. Adolphe Guillaumat, Correspondance de guerre du général Guillaumat, Paris, éditions Lharmattan, , p. 73.
  14. Michel Toulet, Les limogeages de 1914 : entre mythe et réalité, Limoges, Renaissance du vieux Limoges, , 61 p. (ISBN 978-2-9527903-2-1).
  15. Edgard de Trentinian, L’État-Major en 1914 et la 7e division du 4e corps : au , Paris, L. Fournier, (notice BnF no FRBNF34086870, lire en ligne), p. 92.

Voir aussi

Bibliographie

  • Marie-Noëlle Agniau, Capture, Culture &Patrimoine en Limousin, 2014.
  • Paul Allard, L'oreille fendue, les généraux limogés pendant la guerre, Paris, Éditions de France, , 301 p. (notice BnF no FRBNF31711591).
  • Laurent Bourdelas,Plaidoyer pour un limogeage, Ed.Lucien Souny, 2001.
  • Henri Dutheil, De Sauret la Honte à Mangin le Boucher, roman comique d'un état-major, Poitier, Nouvelle Librairie Neuve, , 336 p. (notice BnF no FRBNF34084552).
  • Charles Lanrezac, Le plan de campagne français et le premier mois de la guerre (-), Paris, Payot, (réimpr. 1929), 285 p. (notice BnF no FRBNF30737175).
  • Émile Edmond Legrand-Girarde, Un quart de siècle au service de la France : carnets 1894-1918, Madagascar, Élysée, Chine, loi de trois ans, guerre de 1914-1918, Presses Littéraires de France, , 648 p. (notice BnF no FRBNF32366952).
  • Pierre Miquel, Le Gâchis des généraux : Les erreurs de commandement pendant la guerre de 14-18, Plon, .
  • Alexandre Percin, 1914, les erreurs du haut commandement, Albin Michel, .
  • Alexandre Percin, Lille, Albin Michel, .
  • Labrosse et Paul Pouradier-Duteil (préf. Edmond Locard), Le général Pouradier-Duteil, d'après ses souvenirs et ses notes intimes, par un témoin de sa vie, Lyon, Lardanchet, , 355 p. (notice BnF no FRBNF32389700).
  • Paul Pouradier-Duteil, , enquête sur une relève, Nicosie, Pouradier Duteil, , 316 p. (ISBN 9963-8222-0-7).
  • Charles Louis Jacques Regnault, Les officiers généraux limogés, comment on leur a appliqué la loi, Paris, Fournier, , 50 p. (notice BnF no FRBNF34075466).
  • Charles Louis Jacques Regnault, La 3e division d'infanterie, , Paris, L. Fournier, , 30 p. (notice BnF no FRBNF31188317).
  • Pierre Rocolle, L'hécatombe des généraux, Paris, Lavauzelle, coll. « L'Histoire, le moment », , 373 p. (notice BnF no FRBNF34634995).

Articles connexes

  • Portail de l’histoire militaire
  • Portail de la politique
Cet article est issu de Wikipedia. Le texte est sous licence Creative Commons - Attribution - Partage dans les Mêmes. Des conditions supplémentaires peuvent s'appliquer aux fichiers multimédias.