Jbala

Les Jbala (en arabe : جبالة (Jbāla), en berbère : Ijebliyen) sont un groupe ethnique du Nord du Maroc. D'origine berbère, les Jbala sont arabophones. Leur territoire d'origine, le pays Jbala, s'étend du détroit de Gibraltar au couloir de Taza, traçant un arc longeant le Rif occidental. Les Jbala parlent le jebli, un dialecte arabe pré-hilalien.

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Jbala
جبالة (ar) (ber) Ijebliyen
Vendeuse jeblie dans un marché.

Populations significatives par région
Maroc Environ 3 000 000 hab.
Belgique ≈ 150 000
Pays-Bas ≈ 90 000
Espagne ≈ 100 000
Autres
Régions d’origine Pays Jbala
Langues Arabe jebli
Religions Islam
Ethnies liées Ghomara, Sanhaja de Srayr
Carte de répartition

Étymologie

Le mot arabe Jbāla est le pluriel du mot jebli , qui veut dire « montagnard », mais le terme est plus souvent utilisé en tant qu'ethnonyme spécifique des Jbala[1]. Cet ethnonyme se substitue assez tardivement, vers le XVIIe siècle, sous la dynastie alaouite, à un terme bien plus ancien pour désigner les habitants de la région : Ghomara. Le terme de Ghomara survit aujourd'hui chez un groupe ethnique frontalier qui n'est pas aussi arabisé, héritier, tout comme les Jbala, des anciens Ghomara[2].

Territoire

Le pays Jbala correspond à la partie occidentale du Rif. Il est bordé au nord par la mer Méditerranée, à l'ouest par la plaine du Habt, au nord-est par le pays Ghomara, au sud-ouest par la plaine du Gharb, à l'est par le Rif central, au sud par la plaine du Saïss et au sud-est par le couloir de Taza. Il s'étend ainsi de la campagne tangéroise à la campagne de Taza, traçant un arc longeant le Rif occidental[3]

Les villes de Tétouan, Chefchaouen et Ouezzane, bien que se trouvant en pays Jbala, en sont historiquement distinctes et ont maintenu tout au long de l'histoire des rapports conflictuels avec les tribus Jbala voisines[4].

Histoire

Les Jbala sont un groupe ethnique d'origine essentiellement berbère[5],[6],[7], descendants des anciens Ghomara, avec des apports tardifs zénètes, idrissides, Sanhaja, d'al-Andalus ou encore morisques[8],[9],[10],[11]. Ces ancêtres des Jbala adoptent la langue arabe entre les Xe et XVe siècles.

Des traditions locales rapportent que les vestiges de villages parsemant le pays Jbala sont ceux d'anciens occupants appelés Swāsa (c'est-à-dire du Sūs, nom par lequel est connue une grande partie du Maroc de l'époque et qui survit dans l'actuel Souss) qui auraient quitté la région à la suite d'un fléau[12], corroborant d'anciennes hypothèses selon lesquelles l'actuel Maroc est dominé par des Masmouda sédentaires à l'arrivée des musulmans[13]. Ces traces d'occupation des Masmouda se retrouvent dans plusieurs endroits du pays Jbala, comme dans le nom de la tribu Masmouda, près d'Ouezzane, mais également dans le substrat berbère du parler des Jbala, qui garde de nombreuses ressemblances avec celui d'autres Masmouda, tels les Chleuhs du Souss[13]. Parmi les quarante-quatre tribus qui composent actuellement les Jbala[2], si l'élément Masmouda-Ghomara est dominant au Nord-Ouest (péninsule Tingitane), les tribus du centre (à l'est d'Ouezzane) et du Sud-Est (au nord de Taza) sont principalement d'origines zénète et Sanhaja[8].

L'histoire des Jbala s'inscrit également dans les relations extérieures, notamment la lutte contre les royaumes chrétiens ibériques. La région du Rif occidental est en effet une base arrière pour lancer des expéditions vers al-Andalus, puis pour combattre les incursions castillanes et portugaises sur les côtes[14]. Cette situation attire de nombreux contingents pour le djihad et, à la suite des revers face aux Ibériques le long du XVe siècle, se développe une véritable littérature savante qui témoigne des débats sur les devoirs et responsabilités du makhzen, des ouléma et de la population locale[15]. Ce manque de coordination disparaît par la suite, ce qui est illustré à la bataille des Trois Rois (1578), pendant laquelle les ancêtres des Jbala s'illustrent et voient les prétentions au chérifisme de certaines tribus reconnues par le pouvoir central, notamment les descendants d'Abdeslam ben Mchich Alami, un saint soufi mort vers 1228, d'ascendance idrisside et qui fait l'objet d'une dévotion particulière de la part des Jbala, au point d'être surnommé le « sultan des Jbala »[16].

Ahmed Raïssouni à Tazroute, en 1924.[pertinence contestée]

C'est à 1672 que remonte la première trace écrite connue du terme Jbala, qui succède au terme Ghomara pour désigner la région. Ainsi, à l'occasion d'un remaniement administratif, Omar ben Haddu at-Temsamani est nommé « caïd de la région de Jbala et du Fahs ». Cette province succède à la province du Habt[2]. Le XIXe siècle voit l'essor de plusieurs zaouïas telles que la zaouïa de la confrérie Derkaouiya, fondée par Muhammad al-Arabi al-Darqawi, un soufi de la tribu jeblie des Beni Zeroual. Parmi les disciples de ce dernier se trouvent Ahmad ibn Ajiba, originaire de la tribu d'Anjra et Mohammed al-Harraq al-Alami, originaire de la tribu d'Ahl Serif, qui fonde une autre zaouïa à Tétouan. Tous ces mouvements prennent leurs racines dans la confrérie soufie Chadhiliyya, du nom d'Abou Hassan al-Chadhili, disciple d'Abdeslam ben Mchich Alami. Au cours des décennies suivantes, la pression étrangère croissante sur le Maroc précolonial se fait de plus en plus sentir au pays Jbala, notamment par l'Espagne, qui, se voyant dépassée par d'autres puissances coloniales, n'hésite pas à se lancer dans des escarmouches avec les tribus voisines de Ceuta en vue de réaliser quelques gains territoriaux. C'est dans ce contexte que, saisissant comme prétexte un différend territorial avec la tribu d'Anjra, voisine de Ceuta, l'Espagne déclare la guerre au Maroc en 1859. La guerre d'Afrique dévaste le Nord du pays Jbala, notamment Anjra, le Haouz de Tétouan et Ouadras, et Tétouan est occupée en 1860. La ville est évacuée deux ans plus tard, après le consentement du Maroc, malgré lui, à payer une lourde indemnité de guerre et la reconnaissance de l'extension des territoires pris par l'Espagne. Par la suite, les protections consulaires s'étendent de plus en plus, permettant aux puissances étrangères d'accentuer leur mainmise sur le pays. Ce phénomène touche parfois des tribus entières, voire des zaouïas réputées proches du pouvoir, comme celle d'Ouezzane, dont le chef devient protégé de la France, ce qui ne manque pas de créer des tensions avec le sultan[17]. Vers la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, la pénétration étrangère s'accentue et l'autorité centrale continue son effritement, favorisant l'apparition de mouvements d'agitation parmi les Jbala. C'est ainsi que le rebelle Ahmed Raïssouni entre en dissidence, recourant à la prise d'otages aussi bien marocains qu'étrangers, qu'il libère après paiement d'une rançon[18].

Sous les protectorats français et espagnol, le pays Jbala est divisé entre les deux, la frontière passant à peu près au niveau d'Ahl Serif, Beni Issef, Beni Zkar, Lakhmas, Ghzaoua et Beni Ahmed. Après des revers initiaux, les Espagnols prennent le dessus sur la résistance des Jbala, menés par Ahmed Raïssouni[19]. Par la suite, le pays Jbala est administrativement réparti entre trois provinces : Yebala (« Jbala » proprement dit), avec pour capitale Tétouan (qui est également la capitale du protectorat), Lucus (« Loukkos »), avec pour capitale Larache et Xauen (« Chaouen ») ou Gomara (« Ghomara »), avec pour capitale Chaouen (actuelle Chefchaouen). Pendant cette période, les expropriations de terres d'agriculteurs Jbala au profit des colons atteignent des proportions importantes, surtout du côté français. Les Jbala voient également l'amorce d'une transition d'une économie de subsistance vers une économie de marché, avec toutes les transformations qui en découlent, ainsi qu'un désenclavement manifeste du fait du développement du réseau de communication, notamment par la construction de nombreuses routes à travers les montagnes. Enfin, cette période est marquée par une profonde transformation de la société jeblie[20].

Après l'indépendance, le pays Jbala, comme le reste du Rif, connaît des troubles qui voient leur paroxysme avec la violente répression de 1959[21]. Aux décennies suivantes, les Jbala, relativement marginalisés, connaissent une explosion de l'exode rural, submergeant les tentatives d'organisation de l'urbanisme par les autorités. À cet exode rural s'ajoute une émigration internationale de plus en plus importante, principalement en Europe et en Amérique du Nord[22]. Au début du XXIe siècle, l'économie jeblie reste essentiellement basée sur l'agriculture, avec l'émergence d'une diversification progressive, notamment les services et le tourisme, d'abord balnéaire, principalement dans les côtes du Nord, mais aussi et de plus en plus rural et montagnard.

Société

La présence de nombreuses villes à travers l'histoire du pays Jbala et de la péninsule Tingitane, surtout avant la chute d'al-Andalus, confère à la société des Jbala des particularités qui ne sont pas retrouvées dans les autres sociétés rurales du Maroc[10]. Ces longs contacts avec les milieux urbains et les échanges intenses avec Fès et al-Andalus, ainsi que l'immigration des Morisques, permettent de diminuer l'isolement imposé par la géographie montagneuse du pays Jbala, et donnent à la culture jeblie des traits typiquement citadins, à tel point que rural et urbain se confondent. Grigori Lazarev parle ainsi d'« urbanisation rurale » pour décrire le phénomène[9]. La société jeblie est également caractérisée par une densité élevée de lettrés et de lignées de chérifs, ce qui peut être attribué à l'urbanisation intense, mais aussi à la situation de la région. Cette importante densité de lettrés, mais aussi d'établissements religieux, n'est retrouvée que dans le Souss[23].

La femme jeblie, qui n'est pas tatouée, contrastant avec les femmes d'autres régions rurales du pays, notamment le Rif voisin, joue un rôle important dans la société des Jbala, participant activement aux travaux de champ et aux marchés de la région[24].

Les Jbala pratiquent l'arboriculture et l'horticulture, parfois sur terrasses, ainsi qu'un assolement biennal avec rotation collective au niveau du ou des villages[25]. Malgré le relief difficile, l'agriculture jeblie tire profit des abondantes ressources en eau et couvert végétal[23]. Les principaux produits de cette agriculture (olives et huile d'olive, figues, raisins secs, charbon de bois, etc.) sont vendus dans les marchés des vieilles villes de la région comme Tétouan ou Chefchaouen[24].

Culture

Les Jbala parlent le jebli, un dialecte arabe pré-hilalien parlé par des Berbères dont l'arabisation survient avant le XIIe siècle[26]. Le jebli garde de nombreuses traces de berbère, aussi bien dans la phonétique que dans le lexique, mais également des traces d'arabe ancien, témoins d'une arabisation antérieure à l'arrivée des Hilaliens. Cette arabisation précoce s'explique principalement par la situation du pays Jbala, traversé par les voies de communication entre les espaces arabophones que sont la région de Fès et al-Andalus[26], mais aussi par l'afflux d'Idrissides fuyant les persécutions fatimides et omeyyades[27]. Le jebli comporte également des influences ibéro-romanes (castillan, portugais) plus tardives[27].

Les maisons traditionnelles des Jbala sont caractérisées par un toit recouvert de chaume, à double pente, technique qu'on retrouve ailleurs sur le bassin méditerranéen, comme en Andalousie, en Kabylie ou encore en Kroumirie. L'intérieur est fait de plusieurs salles indépendantes sur un ou deux étages, qui ouvrent sur une cour centrale dallée et ombragée par un figuier[23].

Les Jbala sont également réputés pour leur travail du fer, du bois, du cuir, des poteries et surtout le textile. Le vêtement traditionnel (chachia, mendil, etc.) est un symbole fort de l'identité jeblie[24].

La musique jeblie est représentée par la ayta jebliya et la taqtouqa jebliya. Parmi les maîtres de ce genre se trouvent Mohamed Laaroussi, Hajji Srifi ou encore Gorfti.

Notes et références

  1. Vignet-Zunz 1995, p. 2398.
  2. Vignet-Zunz 1995, p. 2400.
  3. A. Zouggari & J. Vignet-Zunz,Jbala: Histoire et société, dans Sciences Humaines, (1991), p.463. (ISBN 2-222-04574-6)
  4. Lahcen Taiqui & Carlos Martín Cantarino, Eléments historiques d'analyse écologique des paysages montagneux du Rif Occidental (Maroc), dans: Mediterranea - Serie de estudios biológicos (1997), p.26, citant:
    • Sidi Ahmad R'honi, Historia de Tetuán, Instituto General Franco de Estudios e Investigación Hispano-Árabe : Editora Marroqui (1953) ;
    • Abdelaziz Touri, André Bazzana & Patrice Cressier, La Qasba de Shafshawan, dans: Castrum, vol.3, "Guerre, fortification et habitat dans le monde méditerranéen au Moyen Âge" (1988), pp.153-162 ;
    • M. Amrani, Les Chorfa ouazzanais et les tribus voisines à la ville de Ouezzane vers la fin du XIXe siècle, dans: Collection "Les rapports villes-campagnes sur la bordure méridionale du pays Jbala", Ed. Groupe Pluridisciplinaire d'Étude sur Les Jbala (1995), pp.35-44.
  5. Koller 1949, p. 217.
  6. Terrasse 1946, p. 142.
  7. Zouggari et al. 1991.
  8. Bourrilly 1932, p. 41.
  9. Lazarev 1966, p. 34.
  10. Vignet-Zunz 1995, p. 2402-2403.
  11. Kably et al. 2012, p. 319.
  12. Colin 1929, p. 46.
  13. Vignet-Zunz 1995, p. 2401.
  14. Vignet-Zunz 1995, p. 2403.
  15. Mezzine 1988.
  16. Zouanat 1989.
  17. Kably et al. 2012, p. 496-500.
  18. Kably et al. 2012, p. 536.
  19. Kably et al. 2012, p. 571.
  20. Kably et al. 2012, p. 581-604.
  21. Kably et al. 2012, p. 659-660.
  22. Kably et al. 2012, p. 703-709.
  23. Vignet-Zunz 1995, p. 2404.
  24. Vignet-Zunz 1995, p. 2406.
  25. Fay 1972.
  26. Lévy 1996, p. 130-131.
  27. Vignet-Zunz 1995, p. 2402.

Annexes

Bibliographie

  • Joseph Bourrilly, Éléments d'ethnographie marocaine, Paris, Libraire coloniale et orientaliste Larose, coll. « Bibliothèque de culture et de vulgarisation nord-africaines », , 296 p.
  • Georges Séraphin Colin, « Le parler berbère des Ġmāra », Hespéris, Rabat, no IX, , p. 43-58 (lire en ligne [PDF], consulté le ).
  • Gérard Fay, Recherches sur l’organisation de la vie rurale et sur les conditions de la production dans la basse montagne rifaine, Rabat, .
  • Mohamed Kably (dir.), Abderrahmane El Moudden, Lahcen Hafidi Alaoui, Mostafa Hassani Idrissi, Bouchaib Idrissi Bouyahyaoui et Abdelaziz Touri, Histoire du Maroc : Réactualisation et synthèse, Rabat, Institut royal pour la recherche sur l'histoire du Maroc, coll. « Publications de l'Institut Royal pour la Recherche sur l'Histoire du Maroc », , 2e éd. (1re éd. 2011), 839 p. (ISBN 978-9954-30-447-1).
  • Ange Koller (préf. Serge Barrault), Essai sur l'esprit du Berbère marocain, Éditions franciscaines, , 604 p.
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  • Mohamed Mezzine, Le temps des marabouts et des chorfa : Essai d’histoire sociale marocaine à travers les sources de jurisprudence religieuse, Paris, .
  • Henri Terrasse, Institut des hautes études marocaines, Initiation au Maroc, Les éditions d'art et d'histoire, , 399 p.
  • Jacques Vignet-Zunz, « Djebala : Jbāla », dans Gabriel Camps et al., Encyclopédie berbère, vol. XVI : Djalut – Dougga, Aix-en-Provence, Édisud, , 152 p. (ISBN 2857448287, présentation en ligne, lire en ligne).
  • Ahmed Zouggari, Jawhar Vignet-Zunz, Ali Amahan et al., Groupe pluridisciplinaire d'étude sur les Jbala, Jbala – Histoire et société : Études sur le Maroc du Nord-Ouest, Paris, Éditions du CNRS, coll. « Sciences humaines », , 462 p. (ISBN 2-222-04574-6).
  • Zakia Zouanat, Le pôle martyre Moulay ‘Abd as-Salam ibn Machich et son sanctuaire : Étude historico-anthropologique, Paris, .

Articles connexes

Liens externes

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