Ancien français

La notion d’ancien français (encore parfois appelé vieux français) regroupe l'ensemble des langues romanes de la famille des langues d'oïl parlées approximativement dans la moitié nord du territoire français actuel, depuis le VIIIe siècle jusqu'au XIVe siècle environ.

Ancien français
Franceis, François
(adjectif : ancien-français)
Période de 750 à 1400 environ
Langues filles moyen français
Région Nord de la France
Haute-Bretagne
Angleterre
Irlande anglo-normande
États latins d'Orient
Typologie V2, flexionnelle, accusative, syllabique, à accent d'intensité
Écriture Alphabet latin
Classification par famille
Codes de langue
ISO 639-2 fro
ISO 639-3 fro
IETF fro
Derniers vers du texte en ancien français de La Chanson de Roland, XIIe siècle (édition de Léon Gautier).

Origines et descendance

Distribution de la langue d'oïl dans les nuances différentes de vert.

L'ancien français provient du roman, un ensemble de dialectes du latin vulgaire présents dans toute la Romania. Ce latin vulgaire a généralement emprunté aux langues celtiques, qui constituent alors des substrats. Se sont ainsi formées ce qui deviendra au cours des siècles les langues romanes à la suite de nouveaux emprunts, notamment germaniques au nord et arabes au sud, qui constituent des superstrats. Pour devenir ce qui constitue la langue actuelle, le français a, en particulier, été influencé par plusieurs anciennes variétés d'oïl.

Il est suivi, historiquement, par le moyen français. Ces distinctions temporelles de l'état de la langue ont cependant été définies de façon relativement arbitraire et récente par les linguistes. Du point de vue des locuteurs, l'évolution était peu ou pas ressentie, car le latin a évolué en roman puis français de façon continue et progressive, sans qu'une coupure soit perçue entre les différents stades de cette évolution[1],[Note 1].

L'ancien français est l'ancêtre du français parlé aujourd'hui, mais également, et plus généralement de l’ensemble des langues d’oïl (gallo, lorrain, normand, picard, wallon, etc.). La généralisation du français en France est cependant très tardive. Par exemple, on estime qu'à la veille de la Révolution française, les trois quarts de la population française avaient un parler dialectal ou parlaient une autre langue.

Importance de l'ancien français dans l'histoire linguistique

Langue de culture et de littérature, l'ancien français est très bien attesté et l'on peut constituer son histoire avec une grande précision (tant lexicalement, morphologiquement, phonétiquement que syntaxiquement). La série d'évolutions phonétiques ayant conduit de cette langue ancienne à la langue contemporaine est connue avec suffisamment de détails pour qu'une chaîne phonétique partant du latin et arrivant au français puisse être fournie siècle par siècle. L'étude du français et de son histoire ne peut se passer de la connaissance de l'ancien français. Du reste, cette matière (ainsi que son aspect phonétique historique) est obligatoire au Certificat d'aptitude au professorat de l'enseignement du second degré (CAPES) et aux agrégations de lettres modernes, de lettres classiques et de grammaire, concours que l’on passe en France pour enseigner la langue et la littérature française.

Évolutions et état de la langue

Phonologie

Les caractéristiques phonologiques des mots sont représentées suivant le système de Bourciez, ou alphabet des romanistes, couramment utilisé dans les descriptions phonologiques de l'évolution du français.

Système vocalique

Le latin classique utilisait dix phonèmes vocaliques différents, distribués en cinq voyelles brèves (notées ă, ĕ, ĭ, ŏ et ŭ) et leurs cinq équivalents longs (ā, ē, ī, ō et ū [aː eː iː oː uː]). En effet, en latin, la longueur du son est phonologique, c'est-à-dire pertinente : deux mots peuvent ainsi avoir comme seule différence la longueur d'une de leurs voyelles, vĕnit [ˡwenit] « il vient » est différent de vēnit [ˡweːnit] « il vint » ; pŏpulum [ˡpopulum] « peuple » est différent de pōpulum [ˡpoːpulum] « peuplier ».

L'un des changements majeurs intervenus dans l'évolution du latin vers le français est la disparition progressive des oppositions de longueur au profit de distinctions de timbre. L'accent de hauteur a progressivement laissé place à un accent tonique, qui a eu pour effet de modifier légèrement l'aperture[Note 2] des voyelles. La prononciation des voyelles brèves est légèrement plus ouverte que celle des voyelles longues. En conséquence, le timbre des voyelles est modifié et l'opposition de timbre entre deux voyelles devient le critère de différenciation[Note 3]. Ce bouleversement vocalique est survenu au cours des IIe, IIIe et IVe siècles, dans la phase primitive de l'évolution du français, encore très proche du latin vulgaire. La plupart des évolutions sont dès lors communes à plusieurs langues romanes.

Le bouleversement vocalique se présente comme suit :

  • ē devient ([e] comme en nez, ) au IIe siècle ;
  • ĕ devient ę ([ɛ] comme en mer, cèpe) quand il est accentué (voyelle tonique), sinon (voyelle atone) il devient (IIe siècle) ;
  • ĭ devient au IIIe siècle ;
  • ī reste i, sans distinction de longueur ;
  • ă et ā perdent leur opposition de longueur, de sorte que, d'un point de vue phonologique, l'ancien français ne connaît que a ;
  • ō devient ([o] comme en eau) au IIe siècle ;
  • ŏ devient ǫ ([ɔ] comme en corps) quand il est accentué, sinon il devient (IIe siècle) ;
  • ū perd sa caractéristique de longueur, reste u (fou, sourd) ;
  • ŭ devient au IVe siècle.

Les trois diphtongues latines présentes dans le latin vulgaire (ae, au et oe) évolueront respectivement vers ę (Ier siècle), ǫ (IIe siècle) et ę (fin du Ve siècle).

Vers une langue oxytonique

En latin, la plupart des mots ont un accent tonique, seuls certains mots grammaticaux n'en ont pas. Cet accent se place généralement sur l'avant-dernière syllabe du mot, un mot accentué ainsi est dit paroxyton. S'il s'agit d'un monosyllabe, l'accent est sur la seule syllabe du mot, c'est un oxyton. Enfin, s'il s'agit d'un mot polysyllabique dont l'avant-dernière syllabe est brève[Note 4] l'accent est placé sur l'antépénultième syllabe, c'est un proparoxyton.

Syncope latine

À partir du Ier siècle, donc déjà en latin vulgaire, on remarque un amuïssement progressif des voyelles post-toniques des proparoxytons (syncopes) : cálĭdus devient cáldus, ámbŭlat devient ámblat, génĭta devient génte. Selon Gaston Zink :

« L'ancienneté du phénomène explique que toutes les langues romanes en aient été marquées (it., esp., caldo, lardo, sordo…). Toutefois, c'est le gallo-romain du Nord qui a connu les effacements les plus systématiques (et donc l'intensité accentuelle maximale). Mis à part quelques mots savants […], aucune voyelle pénultième ne s'est maintenue, pas même a qui demeure pourtant dans les autres positions atones : cál(ă)mum > chaume, cól(ă)pum > coup. Il en résulte qu'au Ve siècle, l'accentuation proparoxytonique est pratiquement éliminée en Gaule, alors que l'italien et l'espagnol la connaissent encore aujourd'hui. »

 Gaston Zink[2]

Amuïssement des prétoniques internes

Les voyelles prétoniques internes[Note 5], à l'exception de a, disparaissent avant le IVe siècle quand elles ne sont pas entravées : bonĭtátem deviendra bonté, computáre deviendra compter. Si elle est entravée par une consonne, la voyelle évoluera vers /e̥/[Note 6], comme dans appelláre, qui donnera l'ancien français apeler.

Quand la prétonique interne est un a, soit, si elle est entravée, elle persiste[Note 7], soit, si elle est libre, elle devient /e̥/ vers le VIIe siècle[Note 8].

Écriture des voyelles finales

L'ancien français reste une langue similaire au français moderne, à l'exception de quelques différences en écriture. Par exemple, dans les poésies, en français moderne, il n’est pas possible de changer la syllabe finale pour faire rimer la phrase, alors que c'est le cas en ancien français. Ainsi, en l'absence de règles d'orthographe, « festoyer » (« fêter ») aurait pu être écrit « festoyer » ou « festoyé ». Les règles d'orthographe ont été précisément fixées par les grammairiens au XVIIe siècle.

Morphologie

Sur le plan morphologique, l'ancien français est encore une langue flexionnelle[Note 9], mais il présente déjà une grande réduction des flexions par rapport au latin. Le système du nom connaît déjà les deux genres (masculin / féminin) et les deux nombres (singulier / pluriel) du français moderne, mais conserve également une déclinaison à deux cas :

Quelques exemples :

Type I (féminin) Type II (masculin) Type III (mixte)
normal hybride (Ia) normal hybride (IIa) IIIa (masc. en -eor) IIIb (masc. en -on) IIIc (fém. en -ain) IIId (irréguliers masc. et fém.)
sg. sujet la damela citezli mursli pereli chantereli lerrela noneli cuensla suer
régime la damela citéle murle perele chanteorle larronla nonainle contela seror
pl. sujet les damesles citezli murli pereli chanteorli larronles nonesli conteles serors
régime les damesles citezles mursles peresles chanteorsles larronsles nonainsles contesles serors
Note : Les noms de type I et II étaient de beaucoup les plus nombreux.

En distinguant formellement sujet et complément, la déclinaison bicasuelle permettait d'employer sans ambiguïté des ordres de mots devenus impossibles plus tard : la beste fiert li cuens, si fiert li cuens la beste et li cuens fiert la beste signifient tous sans équivoque « le comte frappe la bête », li cuens étant marqué explicitement comme sujet. Le cas sujet remplit ici la fonction de sujet, mais il peut aussi remplir celle d'apostrophe ou d'apposition au sujet.

Même si cette déclinaison bicasuelle est vivante dans la littérature, on relève de temps à autre des « fautes » dans les textes. La désagrégation du système est probablement due à la forme phonétique des désinences qui prêtaient à confusion[Note 10], à son caractère incomplet[Note 11] ainsi qu'à l'amuïssement progressif des consonnes finales en français[Note 12]. Cette désagrégation n'a cependant pas été uniforme. Dans un large mouvement de l'ouest vers l'est, ce système a été aboli d'abord dans les dialectes de l'Ouest, ensuite dans le Centre avec la région parisienne pour rester vivant dans les dialectes de l'Est jusqu'au XVe siècle.

Le lexique français actuel hérité de l'ancien français provient généralement du cas régime, le plus fréquent dans le discours. Dans quelques cas cependant, c'est le cas sujet qui s'est conservé[Note 13]. Tel est le cas de fils, sœur, prêtre, ancêtre, et de nombreux prénoms. Quelquefois, le cas sujet et le cas régime se sont tous deux maintenus dans la langue moderne, parfois avec des sens différents. C'est le cas pour gars / garçon, copain / compagnon, sire / seigneur, pâtre / pasteur, nonne / nonnain et pute / putain.

Variations dialectales et langue littéraire

L'ancien français est « une branche » du latin, langue qui en a fait naître plusieurs autres, par exemple l'italien moderne ou l'espagnol moderne. Il existe ainsi plusieurs mots semblables, par exemple : aimer s'écrit amare en latin comme en italien moderne.

La variation d'orthographe suivant les régions fait que si deux textes de différentes régions étaient comparés, par exemple de l'extrême ouest à l'extrême est de la France, une grande différence d'orthographe mais aussi une plus difficile prononciation (cela dépend parfois des personnes) existerait. Au fil du temps, l'ancien français s'est développé au point de devenir le français moderne. Il n'y avait pas de langue littéraire définie, on écrivait comme on entendait.

Écriture

Il serait exagéré de dire qu'il n'y a pas d'« orthographe » en ancien français. Chaque mot n'a pas une graphie fixe et, de région en région, de scribe en scribe, voire de ligne en ligne, un même mot s'écrit de façons multiples. Cependant, les graphies médiévales ne sont pas dues au hasard.

Les scribes ont utilisé un principe en apparence simple, celui de noter tout ce qu'ils entendaient le plus directement possible au moyen de l'alphabet latin, assez inadapté car trop peu riche en graphèmes. En effet, en passant du latin vulgaire à l'ancien français, de nombreux phonèmes ont évolué, donnant naissance à de nouveaux sons pour lesquels aucune lettre n'était prévue.

Écriture et orthographe

Note : les transcriptions phonétiques sont en alphabet phonétique international.

Il n'existait que peu de diacritiques réels, la plupart servant de signes d'abréviation, les diacritiques utilisés en français datant du XVIe siècle. L'élision n'était pas signalée par l'apostrophe qui apparaît, elle aussi, au XVIe siècle. L'écriture, bien que bicamérale, ne s'est pas servie avant le XIVe siècle de l'opposition entre majuscules et minuscules[Note 14]. Ce n'est que par la suite que l'habitude est prise de signaler par la majuscule le début de certains mots sentis importants.

La ponctuation ne commence à ressembler à la nôtre qu'à partir des XIIe et XIIIe siècles. Les usages sont cependant très différents. Les groupes de souffle et de sens, mais pas forcément dans le respect de la syntaxe, apparaissent ainsi que l'utilisation du point pour encadrer des lettres utilisées comme chiffres[Note 15].

De plus, les manuscrits médiévaux sont écrits avec deux ou trois familles de caractères de l'alphabet latin, au sein desquelles se distinguent d'innombrables variantes. Ces caractères, l'onciale, la minuscule caroline puis la gothique, sont de moins en moins lisibles par rapport au modèle latin, d'autant plus que les abréviations, les ligatures et les variantes contextuelles abondent. Ces « alphabets » ne distinguent pas i de j, qui n'ont pas de point en chef, ni u de v dites « lettres ramistes »[Note 16]. Cette distinction date du XVIe siècle et a mis deux siècles à se stabiliser grâce, notamment, aux éditeurs hollandais[Note 17]. Le i n'a pas de point mais reçoit souvent un apex pour mieux être distingué. D'autres procédés sont notables, telle l'utilisation d'un l vestige devenu u par vocalisation mais présent dans l'étymon latin pour éviter que l'on confonde u et n, très proches en gothique[Note 18]. Autre lettre muette depuis le XIe siècle mais conservée dans l'écriture et remplacée plus tard dans quelques cas par un accent circonflexe, le s, devant une consonne, est tracé alors comme un s long.

Ce n'est qu'au début du XVe siècle que les Humanistes, à la recherche de modèles plus lisibles et aérés que la gothique, parfois très ésotérique au profane, sont revenus à des graphies plus proches de l'écriture courante avec la minuscule humaniste, l'italique… L'imprimerie marquera la fin progressive des graphies calligraphiques au profit de modèles de plus en plus lisibles qui, finalement, donnent ceux qu'on peut lire sur un écran d'ordinateur.

Les éditeurs modernes, cependant, normalisent le plus souvent les textes pour faciliter la lecture. La graphie utilisée est celle de polices telles que Times New Roman (serif), Arial (linéale)… L'utilisation d'accent aigu s'impose pour distinguer les « e » caducs atones du /e/ tonique finals[Note 19] tout comme le tréma, l'apostrophe, la cédille, la ponctuation et les majuscules comme en français actuel[Note 20].

Usages

Bien que les graphies puissent être très fluctuantes[Note 21] surtout en raison du grand nombre de moyens trouvés pour contourner les limites de l'alphabet latin, il existe des usages orthographiques en ancien français, qui font le plus souvent intervenir des digrammes.

C'est la volonté de respecter les usages latins ainsi que l'origine étymologique des mots[Note 22] qui expliquent certaines difficultés. Le plus souvent, elles naissent du fait qu'une même lettre latine, qui notait alors un seul phonème, en est venue à en noter plusieurs[Note 23]. C'est le cas de la notation non ambiguë de [k] devant [a], [o], [u] avec la lettre /c/ et inversement celle de [s] devant [ə], [e], [i], [y] avec la même lettre latine ou encore l'utilisation de /g/, qui peut valoir [ʒ] ou [g], selon les voyelles. Surtout, il n'existe pas de lettres pour noter de nouveaux sons apparus en ancien français. Il suffit de mentionner l'inexistence en latin des phonèmes [ʃ], [œ] et, des différents timbres de /e/ (tonique – ouvert ou fermé – ou atone) ou de /o/ (ouvert ou fermé) et de la nasalisation.

Parmi les usages retenus et fréquents, on trouve :

  • pour [t͡s] (devenu [s] au XIIIe siècle) issu de /c/ devant [a], [o], [u] : digrammes /ce/ ou /cz/ (le /z/, souscrit, deviendra la cédille en Espagne, où l'on connaît des problèmes similaires avec cette lettre), parfois rien : lacea, lacza (pour laça).
  • pour [d͡ʒ] (devenu [ʒ] au XIIIe siècle) issu de /g/ devant [ə], [e], [i], [y] : utilisation de /i/ ou de /ge/ ;
  • pour [t͡ʃ] (devenu [ʃ] au XIIIe siècle), digramme /ch/, à l'imitation du latin qui s'était servi de la lettre muette /h/ pour créer des digrammes permettant de noter des sons étrangers (grecs, principalement) comme /ch/ pour [kʰ] ou /ph/ [pʰ] (devenu [f] dans les mots d'emprunts à l'imitation de la prononciation grecque médiévale) ;
  • autres digrammes pour les sons [œ] et [ø] : /ue/, /eu/, par exemple ;
  • utilisation de /z/ comme lettre muette pour indiquer un [e] tonique en fin de mot (digramme /ez/) dans certaines formes (asez pour assez) ; /z/ sert dans les autres cas pour l'affriquée [ts] (neveuz pour neveux) ;
  • notation de la nasalisation de manière plus ou moins explicite : gémination de la consonne nasale ou emploi du tilde, qui s'est maintenu longtemps (on le trouve encore entre les XVIe et XVIIIe siècles) ;
  • maintien des occlusives finales, normalement muettes pour la plupart depuis le XIIIe siècle, pour rendre visible certaines alternances et le lien avec des dérivés ;
  • le l palatal (devenu un yod) est représenté de diverses manières dont -(i)ll ou -il (fille) et le n palatal par -(i)gn (ainsi, Montaigne n'est qu'une forme parallèle de montagne mais l'orthographe a fortement influencé la prononciation, de même que dans oignon, qu'on entend souvent prononcé /waɲõ/[réf. nécessaire]).

Si l'ancien français s'écrit presque comme il se prononce, les graphies deviennent très vite archaïsantes. Par exemple, doté de nombreuses diphtongues, il les représente directement : /eu/ se lit donc [ew] et /oi/ [oj]. Mais les graphies restent figées alors que la prononciation continue d'évoluer : /eu/ vaut [ew] au XIe siècle mais [œu] au XIIe siècle et [œ] à partir du XIIIe siècle sans que la graphie ne change réellement. De même pour /oi/ : au XIIe siècle [oj] puis [ue], au XIIIe siècle [we] pour arriver à [wa] au XVIIIe siècle. Cela explique pourquoi [o] peut s'écrire /eau/ en français. La prononciation avec une triphtongue [eaw][Note 24] au XIIe siècle devient, au cours des siècles, [əaw] puis [əo] et enfin [o] à partir du XVIe siècle. Les occlusives et sifflantes appuyantes[Note 25] ainsi que les consonnes finales continuent d'être écrites après s'être amuïes. Le /s/ dans isle après 1066 ne se prononce plus[Note 26] non plus que le /t/ à la fin de grant à partir du XIIe siècle. Cependant, l'écriture reste pendant des siècles par tradition, choix esthétique et par habitude. Le /t/ de grant grand » et « grande ») s'entend encore au cas sujet grants. Le conserver au cas régime grant permet d'obtenir un paradigme plus régulier[Note 27]. Le /s/ muet sera plus tard, à la fin du XVIIIe siècle, remplacé par un accent circonflexe, le /t/ muet par un /d/ muet dans grand pour confirmer cette fois le lien avec le nouveau féminin grande tout en rappelant l'étymon latin grandis.

Enfin, les éditeurs conservent l'emploi d'une abréviation très courante, celle de la finale -us remplacée après voyelle par -x. Par exemple biax équivaut à biaus, c'est-à-dire le cas sujet de l'adjectif bel (beau).

En conclusion, il convient de comprendre que l'ancien français possède une orthographe quasi-phonétique pratiquée avec un alphabet qui ne s'y prête pas forcément. Cela explique l'abondance de graphies parallèles et l'emploi de diverses solutions plus ou moins efficaces, tels les digrammes. Mais, surtout, dès que les prémices de l'orthographe, au sens actuel, font leur apparition l'écriture est en retard sur la prononciation tout en permettant, par l'adoption de conventions, une meilleure reconnaissance des constituants des mots.

Synthèse

Il faut tenir compte des conventions de lecture suivantes en partant du principe que la graphie est normalisée par un éditeur moderne du fait de l'utilisation des lettres ramistes[Note 16], du tréma, de l'accent aigu, etc. Pour le reste les conventions propres au français sont à appliquer. Il est entendu que c'est une approximation donnée à titre indicatif pour une lecture acceptable bien qu'imparfaite :

  • c se lit /t͡s/ avant le XIIIe siècle puis /s/ après devant e, i ;
  • ch se lit /t͡ʃ/ avant le XIIIe siècle puis /ʃ/ après ;
  • g devant e et i et j devant toute voyelle se lisent /d͡ʒ/ puis /ʒ/ (mêmes dates) ;
  • (i)ll se lit /ʎ/ (comme l'italien gli) et non /j/ (de yaourt) ;
  • e non accentué se lit /ə/ (schwa) et n'est pas labialisé, au contraire du « e » caduc actuel (le /ə/ ancien français se lit donc comme en anglais). En fin de mot et atone, il est muet depuis le XVIIe siècle ;
  • u se lit comme en français moderne /y/ (dans lu) ;
  • la lecture des diphtongues graphiques est complexe car les diphtongues prononcées ont évolué beaucoup plus vite que la graphie. On pourra retenir comme règle de lecture acceptable que les diphtongues se sont monophtonguées après le XIIe siècle (passant soit à une combinaison semi-consonne + voyelle soit à une voyelle seule. Retenir aussi que oi se lit /we/ ou /wɛ/ et ue comme eu /œ/ ou /ø/ ;
  • les voyelles nasales, écrites dans les éditions modernes à la manière du français actuel (sans tilde) sont prononcées comme dans le sud de la France : la voyelle nasale est suivie d'une consonne nasale. En ancien français même devant un -e final, une voyelle suivie d'une consonne nasale est nasalisée (dans ce cas, la nasale est redoublée). Par exemple : cheance (chance) /t͡ʃəãnsə/, bonne /bõnə/, chambre /t͡ʃãmbrə/, flamme /flãmə/. La prononciation des voyelles nasales n'a cessé de se modifier. Il serait fastidieux de toutes les signaler. On pourra prononcer comme en français moderne bien que les nasales de l'ancien français soient en nombre supérieur et de qualité parfois différente.
  • r est roulé[3] ;
  • s se prononce comme de nos jours, /s/ ou /z/ (entre voyelles) ;
  • z est un raccourci pour ts ;
  • x une abréviation pour -us.

Littérature

Dès le début du XIIe siècle s'épanouit la littérature courtoise dont les poèmes lyriques nommés lais sont chantés par les jongleurs. La plupart des lais sont anonymes, cependant le nom de Marie de France est associé à un ensemble de lais composés entre 1160 et 1178[4]. La chanson de geste est particulièrement présente au XIIe siècle. Elle emploie la technique littéraire de l'épopée. Si La Chanson de Roland et La Chanson de Guillaume datent de la fin du XIe siècle ou du début du XIIe siècle, les premières œuvres de Chrétien de Troyes sont écrites vers 1160 et ses œuvres principales telles Lancelot ou le Chevalier de la charrette ou Yvain ou le Chevalier au lion sont composées vers 1180[4]. Le grand mythe de la littérature courtoise est Tristan et Iseut. Béroul est l'auteur d'une version de 4 000 vers de huit pieds composés vers 1180. Plus tard, aux alentours de 1230, une version en prose rassemble en un seul roman les multiples épisodes de la légende[4].

Écrit entre 1174 et 1250, le Roman de Renart est une collation de poèmes indépendants en octosyllabes appelés branches, composés par des clercs cultivés. Ces contes, en multipliant les anecdotes, forment une vaste parodie des chansons de geste et de l'amour courtois ainsi que de la société féodale, de la justice et de la religion[4]. Le Roman de Renart est source de comique aux dépens des puissants. Dans cette tradition s'épanouissent aussi les fabliaux destinés à être lus en public et dont le registre plus vulgaire manie des personnages de bourgeois, de paysans, de membres du bas clergé mais aussi de mauvais garçons et de marginaux sortis tout droit des tavernes. Le plus souvent, l'histoire tourne autour du thème de l'adultère : la morale chevaleresque et courtoise semble ainsi définitivement subvertie[4].

Une littérature historique rédigée en français prend naissance au XIIIe siècle, en particulier au travers de l'histoire des croisades. Geoffroy de Villehardouin rédige La conquête de Constantinople entre 1207 et 1213. Jean de Joinville, à la fin du XIIIe siècle se consacre pendant plus de trente ans à la rédaction du Livre des saintes paroles et bons faits de notre saint roi LouisLouis IX y devient un mythe, une incarnation de toutes les valeurs éthiques et religieuses de la chevalerie aux dépens, cependant, de la vérité historique[4].

C'est avec Rutebeuf, durant la seconde moitié du XIIIe siècle, que prend fin, de manière définitive, la tradition courtoise des trouvères. La poésie se sépare des perpétuels thèmes amoureux et de l'idéal courtois, pour se faire l'écho du monde réel et de ses drames[4]. À la suite de Rutebeuf, Villon au XVe siècle, est un homme profondément imprégné de la culture médiévale et, dans le même temps, insurgé contre elle. Poète révolté, Villon l'est d'abord par ses thèmes. Il se démarque de la tradition courtoise et s'en prend au mythe de l'amour idéal, en le remplaçant par la paillardise, parfois obscène, ou par le sarcasme[4]. La contestation du beau language aboutit à une langue poétique détournée avec des recours à divers argots, jeux de mots, déformation de noms propres ou encore amalgames inattendus[4].

Notes et références

Notes

  1. « C'est de la langue romaine populaire (lingua vulgaris, sermo pleheius) et non de la langue écrite et littéraire qui nous est connue par les auteurs classiques, que sont sorties les langues romanes. Toutes deux, langue populaire et langue écrite, sont issues du latin archaïque, mais la langue littéraire représente un état de transformation plus ancien, que l'écriture et l'action des grammairiens ont maintenu d'une façon artificielle comme langue de la bonne société. Le latin populaire (latin vulgaire), qui était parlé dans les différentes provinces de l'Empire romain, offre, quant à la grammaire, des divergences que l'on doit imputer plutôt à des différences chronologiques qu'à des particularités dialectales. En effet le latin adopté dans les provinces qui furent romanisées les premières, comme la Sardaigne et l'Espagne, représente un état de la langue plus ancien que le latin propagé dans les provinces soumises plus tard, telles que la Gaule septentrionale, la Rhétie et la Dacie. La transformation ultérieure du latin vulgaire en langues romanes s'effectua peu à peu, si bien que le « latin vulgaire » et « roman » sont des dénominations qui désignent purement et simplement des phases différentes d'une seule et même langue. Pour des raisons de commodité, l'on s'en tient à ces termes depuis longtemps acceptés dans la terminologie linguistique, et l'on distingue le « roman » du « latin vulgaire » à partir de l'époque où celui-ci a atteint, dans les diverses provinces romaines, un certain degré de divergence dialectale. Or il est bien évident que la destruction de l'unité de l'empire, qui suivit l'invasion des Germains, et la création des nouveaux États, qui s'élevèrent sur les ruines de l'Empire Romain, durent contribuer puissamment à hâter la différenciation dialectale de la langue. Aussi est-on pleinement autorisé à fixer, d'après les événements politiques dont on vient de parler, la date qui sépare le latin vulgaire du roman » (Edouard Schwan et Dietrich Behrens 1913, p. 3 et 4).
  2. Écartement des organes au point d'articulation d'un phonème pendant la tenue. (F. de Saussure, Cours de ling. gén., 1916, p. 71).
  3. on distingue fermé dans pied de ę ouvert dans cèpe, dans maux de ǫ dans mort.
  4. C'est-à-dire une syllabe dont la voyelle est brève et non entravée par une consonne qui la suivrait à l'intérieur de la syllabe.
  5. C'est-à-dire atones, placées avant la tonique mais pas en position initiale.
  6. Un schwa, c'est-à-dire un « e caduc » non labialisé, différent du nôtre dans le ou dans petit.
  7. ĭntaminatáre donnera entamer.
  8. firmaménte donnera fermement.
  9. Le français moderne est nettement plus analytique.
  10. Le -s indiquait le cas sujet singulier ainsi que le cas régime pluriel.
  11. Dès l'ancien français, les féminins en -e issus de la 1re déclinaison du latin, opposent simplement singulier et pluriel.
  12. Le -s final ne se prononce plus aujourd'hui.
  13. Il s'agit surtout de noms de personnes, du fait de leur emploi fréquent au cas sujet comme appellatifs.
  14. La capitale sert de variante graphique et se trouve donc dans les titres, au commencement des vers.
  15. « .iii. » se lira donc « 3 ».
  16. Consonnes ramistes, se dit du j et du v, qu'on appelait autrefois i consonne et u consonne. Étymologie : de Ramus, grammairien du XVIe siècle qui distingua ces consonnes.
  17. Du moins pas de la même manière, ce sont des variantes contextuelles : en gothique, v s'utilise de préférence en début de mot, u ailleurs, quelle que soit leur valeur, [y] de lu ou [v] de vie ; j, ou i long, sert lorsque des suites de lettre seraient illisibles, comme mmi, qui serait, dans une gothique légère, proche visuellement de ιιιιιιι.
  18. Cas de lettre diacritique muette mais servant à préciser la lecture. Au XVIe siècle, leur emploi s'intensifiera.
  19. comme : après = après ou amé = aimé.
  20. Par exemple :meïsme = même ou n'aime ou encore lança.
  21. Même d'une ligne à l'autre dans un même manuscrit.
  22. Ce qui renforce l'idée d'orthographe médiévale.
  23. Mais on ne rompt que rarement le lien avec le mot latin en se contentant de remplacer la lettre ambiguë par une autre.
  24. Dont la graphie était /ewe/ pour le mot eau.
  25. Contre une autre consonne.
  26. Par contre on continue à le prononcer, jusqu'au XIIIe siècle, dans forest.
  27. grants ~ grant est mieux que grants ~ gran.

Références

  1. Edouard Schwan et Dietrich Behrens 1913, p. 3 et 4.
  2. Gaston Zink 1999, p. 39.
  3. « Chantez-vous français ? — Les consonnes prises isolément », virga.org (consulté le ).
  4. Xavier Darcos, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, coll. « Faire le point. Références », , 527 p., couv. ill. ; 20 cm (ISBN 2-01-016588-8, ISSN 0297-5580, notice BnF no FRBNF35565165), p. 10-58.

Voir aussi

Bibliographie

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Morphologie – syntaxe
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  • Geneviève Joly, Précis d'ancien français : Morphologie et syntaxe, 2e éd., Paris, Armand Colin, 2009 ;
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  • Gaston Zink, Morphologie du français médiéval, Paris, PUF, 2001 ;
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  • Noëlle Laborderie, Précis de phonétique historique, 2e éd., Paris, Armand Colin, 2015 (1e éd., Nathan Université, collection « Lettres 128 », 1994) ;
  • Gaston Zink, Phonétique historique du français, Paris, PUF, coll. « Linguistique nouvelle », , 6e éd., 254 p. : graph. ; 22 cm (ISBN 2-13-046471-8, ISSN 0292-4226, notice BnF no FRBNF37088270)

Articles connexes

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