Universalisme républicain

L'universalisme républicain, couramment appelé pacte républicain en France, est un des principes fondamentaux des différentes Républiques françaises, et dans une moindre mesure d'autres régimes et pays, selon lequel la République et ses valeurs sont universelles.

Estampe de l'époque de la Première République, insistant sur l'unité autour de valeurs universelles qui formeront plus tard la devise de la République.

Il se base sur la conviction que tous les humains sont également dotés de droits naturels et de raison, ainsi que sur une vision de la Nation comme une libre construction politique plus que comme une communauté ethnique déterminée.

Le pacte républicain repose sur les valeurs de liberté, d'égalité, et de fraternité, qui constituent la devise de la République (article 2 de la Constitution de 1958). En particulier, ces valeurs républicaines doivent s'appliquer à tous uniformément, et ont vocation à être adoptées par tous les humains. Cela exclut toute exception au nom de particularismes locaux, historiques, ethniques ou religieux, ou autre, et implique donc que la loi respecte une égalité de traitement pour tous les citoyens. Ceux-ci sont considérés en tant qu'individus dans un sens philosophique et abstrait, et donc égaux en droit indépendamment de toutes leurs caractéristiques personnelles. C'est dans le même ordre d'esprit que la République elle-même est censée être neutre par rapport à ces caractéristiques.

Ce principe est fortement lié à d'autres idées fondamentales de la politique française, comme le principe d'indivisibilité de la République, l'État unitaire ou la laïcité, qui est son application dans le domaine religieux.

L'universalisme républicain a profondément influencé les politiques des gouvernements français successifs, avec toutefois de très sérieuses limites dans son application, tant par le passé que de nos jours. Il est également la cible de nombreuses critiques, de la part des partisans du relativisme culturel, du régionalisme, du nationalisme ethnique ou du multiculturalisme.

Fondements théoriques

Des droits fondamentaux à toute personne humaine

La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 base pour la première fois l'ordre politique sur des droits universels.
Placard de propagande, trouvé aux Champs– Élysées, s’élevant aux noms des droits de l’humanité contre l’oppression et pour la liberté. Archives nationales de France.

Ce que l'on peut appeler « universalisme républicain » est intimement lié à la Révolution française où pour la première fois la notion de république était liée à celle de droits fondamentaux inhérents à toute personne humaine et non accordés à un groupe. Cette pensée politique dont Michelet[1] a décrit l'élaboration existait d'une façon latente chez de nombreux penseurs politiques anglais puis français avant d'être mise en mouvement lors de la Révolution française. Certains souverains, comme Joseph II d'Autriche mais également Louis XVI au début de son règne, avaient tenté de mettre certains principes d'émancipation et d'égalité en vigueur, mais se sont heurtés à l'opposition des corps privilégiés[réf. nécessaire].

Le lien entre république et universalisme ne va pas de soi. En effet, à l'époque de la Révolution il y avait de nombreuses républiques en Europe, la république de Venise, celle de Gênes, celle des Provinces-Unies, la Confédération suisse, celle de Raguse etc. dont le fonctionnement hautement traditionnel et presque toujours oligarchique n'était lié à aucune idéologie universaliste.

Seule la république des États-Unis d'Amérique mettait en avant des principes philosophiques comparables, en admettant toutefois l'esclavage, mais n'avait pas l'ambition d'en faire une théorie universelle[réf. nécessaire].

Notons que l'idée de droits fondamentaux universels n'est pas récente, au contraire elle est déjà bien vivante chez certains peuples dès le XIIème siècle, tel que le démontre la charte du Manden. Cependant c'est l'universalisme à l'occidentale qui fut étendue à quasiment l'ensemble de la planète : relayée par le Code Napoléon, les vagues révolutionnaires successives, la colonisation, et pour finir la construction d'une communauté internationale. Avec la mondialisation des marchés, la quasi universalité de l'ingérence internationale, l'idéologie occidentale est devenue la base de la législation de nombreux pays du monde (indépendamment de leur caractère républicain ou non, et plus encore indépendamment de leur conformité avec « l'universalisme républicain » français). On peut citer la Déclaration universelle des droits de l'homme, adoptée en 1948 par l'Organisation des Nations unies et fortement inspirée par la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789.

Une conception abstraite et universelle du citoyen

L’universalisme républicain a consisté dans la prétention à faire valoir sur la planète entière la prévalence universelle de l’égalité, de la liberté et de la fraternité, au-delà des appartenances particulières et partisanes. La « citoyenneté », qui est constitutive de la Nation, se définit par la participation de tous à la chose publique res publica » en latin), dans un horizon universaliste. Cela ne signifie pas que l’expérience française n’est pas solidaire d’une histoire nationale dans un petit coin du monde (et donc contingente), mais ce qui compte n’est pas cette particularité mais les principes qui la fondent, qui eux sont à vocation universelle. Cet individu citoyen est d’abord juridique et politique, mais va prendre consistance au cours des deux derniers siècles pour devenir un individu de chair et de sang, réalité tant psychologique que sociale. 

Cette notion d’individu citoyen transcende l’existence empirique concrète d’individus enracinés ethniquement, religieusement, socialement, sexuellement. Il est en cela « universel »[2].

Une conception de la Nation comme construction politique

Selon Rafaël Amselem, le projet universaliste ne peut donc s’émanciper de l’idée de nation. Elle n’est pas une barrière selon lui, mais l’espace permettant l’exercice concret d’un idéal. De plus, d'après lui, le projet universaliste nous invite tous à nous excentrer de notre regard nombriliste, et nous ouvrir sur des principes communs, qui nous rassemble. La liberté ne s’exerce pas seule, elle se partage au sein d’un modèle collectif[3].

Puisque l’objectif de la nation française est, selon Rafaël Amselem, d’ériger l’universel comme une valeur primordiale, alors notre statut de citoyen nous renvoie à notre condition d’homme, préoccupé par l’humain en général, et qui doit être scandalisé dans l’incapacité qu’ont leur semblable à ne pouvoir exercer leur droit à raison de leur couleur de peau, ethnie, religion[3].

Applications pratiques et historiques

L'émancipation des Juifs

Au moment du débat sur l’émancipation des juifs en 1791, le député Stanislas de Clermont-Tonnerre a dit : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus. Il faut qu'ils ne fassent dans l'État ni un corps politique ni un ordre. Il faut qu'ils soient individuellement citoyens. »[réf. nécessaire] (on parlait alors de « nation juive » à l’époque comme aujourd'hui de « communauté »). Cette phrase est souvent citée comme illustration de l’universalisme républicain.

La citoyenneté et l'égalité des droits pour les Juifs, comme toute autre religion ou communauté du pays, est finalement votée le , peu avant la dissolution de l'Assemblée nationale constituante. Après la signature du décret d’émancipation des Juifs, la Révolution a cependant demandé aux rabbins (comme aux membres des autres religions) de prêter le serment révolutionnaire comme communauté[réf. nécessaire].

Abolition de l'esclavage et des discriminations raciales

La Convention nationale vote l'abolition de l'esclavage le 16 pluviôse an II, quatre ans après l'adoption de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.

L'influente Société des amis des Noirs (comptant notamment Brissot, Condorcet, Lafayette, l'abbé Grégoire ou Sieyès), sans doute sous la pression des colons, ne demandait au départ à l'Assemblée nationale constituante qu'un moratoire sur la traite négrière, et une interdiction progressive et à long terme de l'esclavage. Quant aux droits politiques des anciens esclaves, ils ne seraient accordés que bien plus tard, après une éventuelle éducation des populations.

La Constituante puis la Législative, cependant, non seulement ne font rien dans ce sens, mais reconnaissent constitutionnellement l'esclavage, au mépris flagrant de l'article premier de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789, selon laquelle « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».

Un compromis est trouvé pour accorder la citoyenneté aux gens de couleur libres, sans abolir pour autant l'esclavage ni même la traite. Robespierre est seul à s'opposer à ce qu'il voit comme une hypocrisie.

À la suite de la révolte des esclaves à Saint-Domingue, les commissaires Santhonax et Polverel décrètent eux-mêmes l'abolition de l'esclavage dans l'île. Celle-ci envoie de nouveaux représentants à la Convention, dont le Noir Jean-Baptiste Belley, qui convainc facilement l'assemblée d'entériner l'abolition.

Le décret du 16 pluviôse an II déclare « que tous les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens Français, & jouiront de tous les droits assurés par la Constitution ».

Dans les faits cependant, l'abolition est purement théorique puisque la France perd le contrôle de ses colonies. Napoléon Bonaparte réinstaurera l'esclavage en 1802 et il faudra attendre le retour de la République, en 1848, pour qu'il soit enfin définitivement aboli.

Attention cependant, si dans la culture populaire l'abolition correspond à la fin de l'esclavage et donc au châtiment des esclavagistes; il est important de considérer que les esclaves n'ont pas étaient libéré du joug des négriers, mais rachetés par le gouvernement; les négriers n'ont jamais été inquiétés par les autorités en place : bien au contraire, les indemnisations accordées représentent un pactole de 5 milliards d'euros, la liberté des esclaves aux négriers[4].

Cette décision est en outre représentée sur l'un des douze bas-reliefs du Monument à la République à Paris, preuve de son importance pour les républicains.

Laïcité

Pour Henri Peña-Ruiz, philosophe et écrivain devenu un spécialiste des questions de laïcité, qu'il pose comme fondement de l'universalité, et fut ainsi membre de la commission sur la laïcité présidée par Bernard Stasi :

« La laïcité, c’est la liberté de conscience liée à l’égalité de traitement de celui qui croit au ciel et celui qui n’y croit pas. Les lois communes dessinent ainsi une sphère publique consacrée au seul intérêt général. Faire prévaloir ce qui unit sur ce qui divise, c’est fonder une paix authentique. »

Ou encore:

« La laïcité consiste essentiellement à faire du peuple tout entier, sans privilège ni discrimination, la référence de la communauté politique. Celle-ci mérite, dès lors, son nom de République, chose commune à tous : nul credo obligé, nul privilège clérical. Le clergé d'une religion particulière n'est pas contesté tant qu'il se contente d'administrer les choses de la foi pour ceux qui lui reconnaissent librement un tel rôle.
C'est dire que la république laïque ne craint pas, mais appelle bien plutôt, l'esprit critique. Nous sommes aux antipodes d'une communauté qui ne favorise la solidarité qu'en assujettissant les consciences[5]. »

L'État laïque, refusant tout privilège public aux particularismes, ne reconnait aucune religion et ne consacre aucun athéisme. Il se montre ainsi ouvert et accueillant à tous, sans discrimination.

Colonisation

Blaise Diagne, premier député du Sénégal à la Chambre des députés française, partisan de l'assimilation et de l'égalité des droits

La politique coloniale française est fortement influencée, du moins officiellement, par l'idée d'universalisme républicain. On l'oppose au colonialisme britannique, dit d'association, qui privilégie la forme du protectorat et dont le but à long terme est la constitution de Dominions pratiquement indépendants de la métropole et dirigés par des élites locales relativement occidentalisées. Au contraire, la France pratique une politique d'assimilation : elle privilégie l'annexion pure et simple des territoires conquis à la République française, et cherche à long terme à en faire des départements français intégrés à ceux de métropole au sein d'une même Nation. Ils n'ont pas vocation à la moindre autonomie et toutes les populations indigènes doivent théoriquement s'assimiler à la culture, à la langue française et adopter les valeurs de la République. Encore en théorie, les indigènes sont censés pouvoir avoir accès aux mêmes droits et opportunités que les citoyens de métropole.

Cette doctrine de l'assimilation a été énoncée par Arthur Girault dans son ouvrage classique Principes de colonisation et de législation coloniale (1894). L’assimilation, écrivait-il, « est l’union plus intime entre le territoire colonial et le territoire métropolitain ». Son but « est la création progressive de véritables départements français ». "L’assimilation, poursuivait Girault, doit être pensée comme l’héritière directe du projet de la Révolution française, car la Constitution de l’an III (1795) avait déclaré que les colonies étaient partie intégrante de la République". C'est donc à partir des principes républicains que la colonisation devient assimilation.

Concrètement, la conquête de l'Afrique de l'ouest a permis d'y abolir l'esclavage, ainsi que d'introduire en partie le code civil français, largement plus libéral que les lois islamiques ou traditionnelles qui y étaient appliquées. C'est la raison pour laquelle la plupart des pays de la région n'interdisent pas l'homosexualité, contrairement aux anciennes colonies britanniques.

Les Quatre Communes du Sénégal (Saint Louis, Gorée, Dakar et Rufisque), déjà colonies françaises au moment de la Révolution, ont été pleinement intégrées à la République dès 1792 et jusqu'à l'indépendance du Sénégal. À ce titre, elles ont servi d'exemple de cette assimilation censée s'étendre à toutes les colonies. Les habitants de ces communes étaient citoyens français et élisaient des députés à l'Assemblée nationale.

Droit du sol et naturalisation

La République est à l'origine du droit du sol en France, la monarchie, au contraire, reconnaissait plusieurs ethnies à l'intérieur du royaume : Français, Bretons, Bourguignons, Normands, Provençaux, Thiois, Lorrains, Alsaciens, et Gascons. Cependant, alors que la Révolution aurait très bien pu conduire à la création d'un véritable nationalisme ethnique fondé sur le sang, la République vient reprendre à son compte le droit du sol. Tout d'abord parce que la France s'étend alors sur plusieurs continents et comprend des citoyens d'origines diverses (Juifs, Noirs, mais aussi et surtout des populations provinciales ne parlant alors même pas la même langue). Mais aussi parce que les idéaux de la Révolution fournissent alors une source d'identité capable de rassembler ces populations au sein d'une seule nation française. Celle-ci se définit donc comme l'ensemble des citoyens souhaitant vivre ensemble sous les principes républicains (cependant à l'époque plus de 90% de la population est analphabète et, plus encore, illettrée, ainsi impossible de faire un choix éclairé, de comprendre les concepts évoqués : c'est la minorité favorisée de la nation qui porte les changements sociaux). C'est dans cette logique que le comtat Venaissin, sous souveraineté du Pape, est annexé à la France à la demande de ses habitants.

La Constitution de l'An I (1793) prévoit que :

« Tout étranger âgé de vingt et un ans accomplis, qui, domicilié en France depuis une année - Y vit de son travail - Ou acquiert une propriété - Ou épouse une Française - Ou adopte un enfant - Ou nourrit un vieillard ; - Tout étranger enfin, qui sera jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l'humanité - Est admis à l'exercice des Droits de citoyen français[6]. »

Les Constitutions suivantes vont rapidement restreindre les critères de naturalisation en demandant jusqu'à dix ans de résidence. Quant au droit du sol, il n'est pas automatique dès la naissance et la première génération. Cela dit, le principe est conservé, et au nom de l'universalisme républicain il est possible à un étranger de devenir français à condition (entre autres) de partager les valeurs de la France et de s'y assimiler[7].

Non-reconnaissance d'aucune minorité

L'universalisme républicain, particulièrement lié au principe d'indivisibilité de la République, s'oppose frontalement à toute reconnaissance d'une quelconque minorité ou groupe ethnique, régional, racial, religieux, ou autre; et ce alors que les peuples ont le droit naturel à disposer d'eux-mêmes : ainsi la République française est régulièrement traîné en justice pour non-respect des droits humains.[8],[9]


Le Conseil constitutionnel a ainsi censuré en 1991 l'article 1 de la loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse, au motif que :

« la mention faite par le législateur du "peuple corse, composante du peuple français" est contraire à la Constitution, laquelle ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français sans distinction d'origine, de race ou de religion. »

Au nom de l'universalisme républicain sont rejetées, aujourd'hui, les discriminations de quelque nature qu'elles soient : racisme[10], religion, de sexe ou d'orientation sexuelle[11],[12].

Limites dans l'application de l'universalisme républicain

La condition des minorités ethniques

Dès la révolution française, certaines minorités ethniques sont tenues comme "sujettes" de la majorité - semble-t-il sans avoir droit au chapître.

Dans son discours à l'Assemblée Constituante du 9 janvier 1790, Mirabeau disait : « Etes-vous Bretons ? Les Français commandent. »

La condition féminine

Question posée par Maxime Foerster dans son étude sur l'universalisme républicain et la sexualité :

« Au moment de la révolution française, au moment de l'émergence de la république et du principe de l'égalité de tous devant la loi, comment peut-on d'un côté émanciper les citoyens juifs, protestants, affranchir les esclaves, ce qui est tout à fait dans la logique de l'universalisme républicain et en même temps exclure les femmes ? »

La République n’apporte rien dans ce domaine, au contraire. La Révolution a accordé aux femmes certains droits civils et aux femmes mariées le droit de divorcer. Mais les « avancées » sont « de l’ordre du privé, dans la sphère familiale mais pas dans la sphère politique, comme le justifie Talleyrand en 1791 : ‘Si nous leur reconnaissons les mêmes droits qu’aux hommes, il faut leur donner les mêmes moyens d’en faire usage. Si nous pensons que leur part doit être uniquement le bonheur domestique et les devoirs de la vie intérieure, il fait les borner de bonne heure à remplir cette destination’ »[13]. Au contraire, la Révolution signifie « l’exhérédation de la femme » : « sous l’Ancien Régime, les femmes nobles, à la tête de fiefs, pouvaient rendre la justice et étaient investies des attributs de souveraineté au même titre que les hommes ; les femmes du tiers-état participaient par ailleurs aux assemblées » [14] L'obtention progressive par les femmes de droits politiques et civils, jusqu'à la pleine égalité des droits, n'a pas changé le fait que contrairement aux caractéristiques raciales, ethniques ou religieuses, la République fait une distinction légale entre les citoyens en fonction de leur sexe. Ainsi, les révisions constitutionnelles du et du apportent même un amendement à l'article premier de la Constitution, qui assure l'égalité des citoyens devant la loi. Cette fois-ci, il ne s'agit plus de priver les femmes de certains droits, mais d'autoriser des discriminations positives en leur faveur dans les domaines politique et économique. L'universalisme républicain, au contraire, ne permettrait aucune discrimination même "positive". En poussant à la limite ses principes, il ne permettrait d'ailleurs même pas de reconnaître juridiquement le sexe des citoyens.

La loi de 1905 et les colonies

Dans son article, Laënnec Hurbon met en évidence les hésitations de l'universalisme républicain lorsqu'il doit s'appliquer hors de la France métropolitaine :

« À l'antinomie citoyen/esclave se substitue celle de citoyen français/sujet (indigène), au moment de l'abolition de l'esclavage dans les colonies, laquelle évitait soigneusement de faire des anciens esclaves des citoyens. Curieusement en effet – et tel est le problème que l'idée républicaine ne cesse de rencontrer sur son chemin – les colonisés reprennent la place de « sujets » qui avait été celle des Français sous la royauté, comme si la condition de citoyen, impliquant ce qu'on appelle « la présupposition égalitaire » était une marque dangereuse, subversive contre toute tendance à établir une république impériale. »

La loi de 1905 et les colonies Paris, Société française d'histoire d'Outre-mer (Outre-mers, 93), 2005, 334 p. Laënnec Hurbon (Numéro spécial de la revue Outre-mers)[15].

L'universalisme républicain en Algérie

Les principes d’assimilation posés à la fin du XIXe siècle, et la façon dont la IIIe République s’est organisée, visaient à homogénéiser le corps national juridique français : manuels scolaires et « hussards noirs », indépendance face au religieux et au lutte contre l’Église, mise à l’écart des dialectes et des patois locaux et affirmation d’un État administratif (et culturel...) centralisé. L’assimilationnisme républicain est né. Ces éléments, conçus comme principes républicains universels, sont exportés dans les colonies à ce moment-là. Cette « exportation » de valeurs idéologiques accompagne la phrase d’expansion économique du nationalisme français. Les principes de ce néo-universalisme peuvent d’autant plus s’appliquer en Algérie, que ce territoire est considéré, depuis 1848, comme partie prenante de la France.

D’un côté, une stratégie assimilationniste est avancée qui vise au rassemblement de tous les individus débarrassés de particularismes, en conformité avec les lois et principes proclamés de l’égalité républicaine et civique. En fait, « l’Algérie française » apparaît seulement comme slogan. En Algérie, l'assimilation républicaine était plus modérée qu'en métropole, les différentes communautés européennes, juives ou musulmanes gardaient leurs particularismes propres. Face à un assimilationnisme affiché se déploie l’application du différentialisme : l’appartenance à la religion musulmane étant perçue comme trop éloigné de la «civilisation occidentale», on devait cantonner sa religion dans la sphère privée pour devenir français. Quant à l’assimilation républicaine, elle se traduira par une volonté de dépersonnalisation. En Algérie, les principes de la République ne sont pas «assimilés»; on finit par devoir se perdre pour pouvoir exister.

Jusqu’au milieu du XXe siècle, le nationalisme français s’abritera sous les masques de l’universalisme républicain. Les luttes de décolonisation des années 1950-1960 déchirent cette «protection», et font apparaître cet universalisme comme nationalisme. Un choc se produit entre deux nationalismes: un type «universel laïque», et un autre à caractère « communautaire, religieux » (le nationalisme algérien). Dans la guerre d’Algérie, les attitudes se perçoivent plus nettement. Ceux qui tiennent des discours sur l’universalisme républicain (en particulier certains dirigeants de la gauche française) se révèlent n’être que de simples reproducteurs du nationalisme français du XIXe siècle. Au nom de l’universel, ils fabriquent du national...Le malentendu se dissipe définitivement à la fin de la guerre d’Algérie. Les partisans de l’Algérie française, regroupés de l’OAS, se recrutent exclusivement dans les rangs de l’extrême droite, en France.

On assiste à un transfert de la problématique sur le territoire métropolitain. Ce qui existait sur le territoire algérien au temps des colonies se retrouve posé en France, trente ans après. L’extrême force du discours assimilationniste des tenants purs et durs de la République ne vise qu’un objectif : cantonner la religion musulmane dans la sphère privée pour se fondre totalement dans la société française. L'abandon du modèle assimilationiste, jugé trop contraignant et en grande partie l'immigration extra-européenne de masse rend l'intégration quasi impossible. On retrouve la stratégie du différentialisme mise en œuvre en Algérie coloniale qui consistait à créer des espaces délimités (urbains...), puisque la différence était jugée irréductible.

L’immigration maghrébine, et plus particulièrement algérienne, éprouve le sentiment que ce républicanisme, très particulier, a échoué dans l’Algérie coloniale malgré le soutien majoritaire des musulmans pour l'Algérie française. Ce qui a conduit au séparatisme (donc à l’indépendance et au nationalisme) est le constat d’une absence de fonctionnement de la République (absence d’égalité civique : pas de droit de vote) à l’époque coloniale. Cinquante ans après, des partisans déclarés d’un faux modèle de la République procèdent, à nouveau, à coups de sommations assimilationistes. Dès lors, plusieurs réactions sont observables dans les milieux issus de l’immigration algérienne. La première attitude consiste à suspecter a priori toute République inspirée de l’Occident d’amener « l’esclavage » ou la dépersonnalisation. L’idée de la République est alors rejetée. Ce refus débouche sur les ressourcements religieux, sur une attirance des valeurs communautaires. La seconde attitude voit dans la République un système qui a été utilisé par les nationalistes des pays colonisés, pour se dégager du régime colonial (retournement des principes d’égalité contre le colonisateur). Les deux aspects cohabitent. Ils génèrent une perception très contradictoire de la République, qui est actuellement particulièrement sensible dans les banlieues françaises. La première vit la prise de naturalisation française comme une « trahison »; la seconde, très largement majoritaire, tente de concilier deux histoires: elle rejette une République « coloniale » assimiliationniste, et veut le respect des principes républicains égalitaires qui acceptent la diversité d’origine — d'où le mythe de la « double culture » — afin d'obtenir une société multiculturelle et multiconfessionnelle. Ainsi se reconstruit, lentement, la mémoire du passé colonial.

Critiques de la notion d'universalisme républicain

Cette conception est aujourd'hui souvent critiquée :

« L’« universel républicain » a mauvaise presse. Dans la vie publique, il est d’ailleurs toujours qualifié d’« abstrait », ce qui le condamne explicitement ou implicitement. Il importe donc de comprendre ce qu’il fut sans le caricaturer mais sans l’idéaliser rétrospectivement, d’analyser ce que furent ses vertus mais aussi les mauvais usages qui ont pu en être faits, et les interrogations qu’il suscite aujourd’hui. »

 Dominique Schnapper[16], « L'universel républicain revisité »

Certains voient un enfermement dans l'incapacité à remettre en cause ou à reconcevoir les principes de l'Universalisme républicain[17].

Les objections faites aux principes de l'universalisme républicain se déclinent selon plusieurs axes.

L'inégalité existant de fait dans la société remet en cause le principe même des lois et règlements uniformes envers les citoyens. Il est nécessaire de prendre en compte la pluralité et la diversité de la société. Ainsi Esther Benbassa, dans L'Humanité du , écrit :

« L’appel des Indigènes de la république, par exemple, ne peut qu’interpeler violemment une France qui refuse de se voir dans sa pluralité. En effet, la plupart des politiques sont toujours jacobins. Ils restent ancrés dans un universalisme républicain qui ne répond plus aux exigences de la société. Considérer que, sous l’égide d’un État centralisateur, tous les citoyens sont égaux, c’est une aspiration mais ce n’est pas la réalité. »

Benjamin Stora met clairement en évidence les impostures liées à cette notion :

« Quant à l’assimilation républicaine, elle se traduira par une volonté de dépersonnalisation. En Algérie, les principes de la République ne sont pas «assimilés» ; on finit par devoir se perdre pour pouvoir exister.

Jusqu’à la moitié du XXe siècle, le nationalisme français s’abritera sous les masques de l’universalisme républicain. Les luttes de décolonisation des années 1950-1960 déchirent cette «protection», et font apparaître cet universalisme comme nationalisme. Un choc se produit entre deux nationalismes: un type «universel laïque», et un autre à caractère «communautaire, religieux» (le nationalisme algérien). »

Gilles Manceron, rédacteur en chef de la revue de la Ligue des droits de l’Homme, Hommes et Libertés, cerne tout particulièrement, dans Marianne et les colonies[18], ce « paradoxe républicain » qui a conduit à l’invention d’un « universalisme truqué » distinguant les hommes blancs civilisés des indigènes sauvages. Une « contrefaçon » qui s’est poursuivie jusqu’au milieu du XXe siècle, avec une « étonnante continuité », et que nous avons, aujourd’hui encore, bien du mal à expliquer aux élèves des collèges et des lycées. Faute d’être débarrassé de cette « falsification » qu’il a entretenue, notre discours républicain continuera, affirme Manceron, d’être « porteur d’une ambiguïté fondamentale ».

Conclusion de l'essai de Maxime Foerster[réf. nécessaire] :

« L'universalisme républicain est une conception abstraite de la citoyenneté qui consiste à dire que la meilleure façon de ne pas discriminer un citoyen c'est de le définir en faisant abstraction de sa race, sa religion, ses opinions politiques, son orientation sexuelle, son sexe. C'est en fait essayer d'obtenir, à travers le citoyen, une vision d'électron libre complètement non surdéterminé par des caractéristiques qui pourrait le catégoriser. »

Vu de l'étranger, le principe d'universalisme républicain est vu comme apparenté à une religion (l'expression « républicanisme transcendental » est utilisée) dont la thèse centrale est que l'égalité supprime les discriminations. Mais cette égalité suppose l'abandon des particularités. Ainsi la Süddeutsche Zeitung[19] avance ce commentaire :

« [...] Ce serait faire tort aux républicains comme Peña-Ruiz de supposer qu'ils ne souscrivent pas de bonne foi à l'idée que la République française est une affaire qui s'adresse à l'homme universel et dans laquelle toutes les particularités doivent s'effacer pour le bien commun. D'un autre côté, il est également clair que cette idée confond toujours l'homme universel et la France, et ignore impitoyablement le reste du monde. L'universalisme n'est donc pas la solution à l'exclusion qui frappe les Arabes et les Noirs. Par son ethnocentrisme déguisé en logique de la raison, il est lui-même le problème. »

Contradiction avec le droit international

Les mêmes principes de liberté et d'égalité sont contenus dans les diverses déclarations internationales des Nations-Unies, contre les discriminations, déclarations qui ne se réfèrent jamais à l'universalisme républicain, mais sont, par contre, ouvertes aux différences culturelles et linguistiques, à la protection des minorités.

Pourtant la République Française nie l'existence des minorités en France, au nom même de l'universalisme républicain, comme en témoignent les réserves constamment émises à ce sujet :

« Dans les États où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d'avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre religion, ou d'employer leur propre langue. »

« Dans les États où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques ou des personnes d’origine autochtone, un enfant autochtone ou appartenant à une de ces minorités ne peut être privé du droit d’avoir sa propre vie culturelle, de professer et de pratiquer sa propre religion ou d’employer sa propre langue en commun avec les autres membres de son groupe. »

« Le droit à la protection, par les États, de leur existence et leur identité nationale ou ethnique, culturelle, religieuse ou linguistique (art. 1). »

« Le droit de jouir de leur propre culture, de professer et de pratiquer leur propre religion et d’utiliser leur propre langue, en privé et en public (art. 2, par. 1). »

« Le droit d’exercer leurs droits, individuellement aussi bien qu’en communauté avec les autres membres de leur groupe, sans aucune discrimination (art. 3). »

Les États doivent protéger et promouvoir les droits des personnes appartenant à des minorités en prenant des mesures:

« Pour créer des conditions propres à permettre aux personnes appartenant à des minorités d’exprimer leurs particularités et de développer leur culture, leur langue, leurs traditions et leurs coutumes (art. 4, par. 2). »

« Pour que, dans la mesure du possible, les personnes appartenant à des minorités aient la possibilité d’apprendre leur langue maternelle ou de recevoir une instruction dans leur langue maternelle (art. 4, par. 3). »

« Pour encourager la connaissance de l’histoire, des traditions, de la langue et de la culture des minorités qui vivent sur leur territoire et veiller à ce que les personnes appartenant à ces minorités aient la possibilité d’apprendre à connaître la société dans son ensemble (art. 4, par. 4). »

« les États parties au présent Pacte s’engagent à garantir que les droits qui y sont énoncés seront exercés sans discrimination aucune fondée sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, l’opinion politique ou toute autre opinion, l’origine nationale ou sociale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

On constate donc que les instances internationales et universelles recommandent la protection des minorités, et que la France refuse cette protection au nom de sa spécificité républicaine française.

Union ou uniformisation ?

De nombreux penseurs modernes tentent de résoudre la possible contradiction entre union et uniformisation.

« En principe, l’universalisme n’implique nullement la standardisation. La diversité des modèles culturels, qu’il s’agisse de famille, de propriété, de vie communautaire, etc. est non seulement légitime dès lors que l’intangibilité des droits reste assurée, mais indispensable à leur effectivité.

Plus largement, la perception des droits de l’Homme ne peut s’affranchir des contextes historiques, économiques, sociaux et donc, synthétiquement, culturels : l’universalité n’est qu’une forme vide et trompeuse quand elle prétend s’en abstraire. Il s’agit donc plus que jamais d’articuler le particuliers et l’universel, ou plutôt de faire sa place au singulier… donc d’associer dialectiquement, parce qu’ils sont en vérité inséparables, pluralisme culturel et universalisme. »

 Jean-Pierre Dubois[22], « Mondialisation, universalisme et droits culturels »

Critique relativiste

Selon Louis-Georges Tin, plus on descend dans la hiérarchie sociale, plus la propension à se réclamer de l’universalisme diminue. Pour lui, l’universalisme n’est même pas une spécificité française, c’est une spécificité des élites françaises. Dans la pratique, l'universalisme est le moyen par lequel un groupe social dominant tend à constituer son ethos en éthique, au détriment des intérêts et des aspirations des groupes minoritaires.

Tin décrit l'universalisme comme une coquille vide, dans laquelle on peut mettre tout et n'importe quoi : la justice, la liberté, le capitalisme (en tant que rêve d'un marché libre et ouvert à l'échelle universelle), la religion (catholicos signifie d'ailleurs « universel » en grec). Même les totalitarismes se réclament de l'universel[23].

Selon Philippe Marlière, professeur de science politique à Londres, l’universalisme à la française ne serait qu'un communautarisme majoritaire. Pour lui, il existe de l’universalisme dans le multiculturalisme. Il explique également que pour les britanniques, l’universalisme français est trop abstrait et ces derniers se demandent comme ça marche[24].

Utilisation à des fins d'impérialisme et d'assimilation forcée

"Je ne m’enterre pas dans un particularisme étroit. Mais je ne veux pas non plus me perdre dans un universalisme décharné. Il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l’ « universel ». Ma conception de l’universel est celle d’un universel riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers. Alors ? Alors il nous faudra avoir la patience de reprendre l’ouvrage, la force de refaire ce qui a été défait ; la force d’inventer au lieu de suivre ; la force « d’inventer » notre route et de la débarrasser des formes toutes faites, des formes pétrifiées qui l’obstruent." (...) Et c’est ici une véritable révolution copernicienne qu’il faut imposer, tant est enracinée en Europe, et dans tous les partis, et dans tous les domaines, de l’extrême droite à l’extrême gauche, l’habitude de faire pour nous, l’habitude de disposer pour nous, l’habitude de penser pour nous, bref l’habitude de nous contester ce droit à l’initiative dont je parlais tout à l’heure et qui est, en définitive, le droit à la personnalité."

Aimé Césaire, 1956.

Contre-critiques

Intérêt particulier pour certaines communautés de la part des opposants à l'universalisme républicain

Selon Georges Kuzmanovic, ex-orateur national de la France Insoumise, les accusations qui visent rarement les rigueurs que l’universalisme républicain fit jadis supporter aux catholiques et se désintéressent du sort qu’il réserve aux bouddhistes et aux confucéens, pour se concentrer sur son caractère prétendument discriminant vis-à-vis des adeptes de la religion musulmane. Ces critiques ne sont pas exemptes de mauvaise foi : ainsi, selon lui, les pourfendeurs de l’universalisme s’émeuvent rarement lorsqu’on condamne les manifestations des intégristes chrétiens, par exemple anti-avortement – alors qu’en théorie, tant qu’à défendre les communautés religieuses, ils devraient pourtant se montrer plus compréhensifs.

Toutefois, selon lui, elles renvoient également à un fait : c’est bien l’intégrisme musulman qui cristallise aujourd’hui les plus grandes inquiétudes des tenants de l’universalisme républicain. Selon lui, il ne s’agit pas de renverser le raisonnement car pour les universalistes, le problème n’est spécifique à aucune religion en particulier, ni même aux religions dans leur ensemble mais à la volonté d’hégémonie qui les caractérise dans un lieu et à un moment donné. Kuzmanovic évoque en plus également l'existence des idéologies non religieuses tout aussi corrosives pour la République [25].

Selon lui, la République a longtemps combattu la présence envahissante du catholicisme, et c’est dans le combat pour réduire la sphère d’influence de cette religion que s’est forgée sa physionomie institutionnelle. Si aujourd’hui, en France, la critique vise plus souvent l’islam que les autres religions, ce n’est pas en vertu d’une quelconque « obsession » anti-musulmane ou islamophobe, que certains s’échinent à inventer, mais d'après lui, parce qu’une fraction des pratiquants de cette religion défie aujourd’hui l’autorité laïque de la République en faisant preuve d’une radicalité particulière, d’autant plus préoccupante qu’elle se réfère à une autorité religieuse supranationale. Dans un contexte où, au niveau mondial, les excès de l’islam radical sèment la violence – dont le djihadisme et le terrorisme représentent selon lui, les visages les plus effrayants, mais qui se manifestent aussi dans l’oppression vécue au quotidien par la population, notamment féminine, des États islamiques –, il n’est pas étonnant qu’une République laïque soit particulièrement vigilante envers les hérauts de cette idéologie[25].

L'universalisme n'est ni un (néo-)colonialisme ni un racisme

Georges Kuzmanovic explique que l’universalisme républicain ne cherche pas à discriminer, ni à incriminer, mais au contraire à émanciper les citoyens de tout déterminisme social ou religieux.

Il explique que si le colonialisme consiste à vouloir communiquer, au besoin par la force, un ensemble de valeurs et de règles socio-politiques à des peuples considérés comme étant moins avancés que nous-mêmes, hors de nos frontières nationales, alors il se situerait plutôt aujourd’hui dans l’impérialisme intellectuel des Anglo-saxons, qui refusent absolument l'existence de plusieurs autres façons de traiter les rapports entre religion et politique, et qui considèrent la laïcité comme une survivance intempestive, une résistance de cette peuplade de « Gaulois réfractaires » à la civilisation que représenterait pour les Anglo-saxons le communautarisme[25].

Lors d'une conférence à Toulouse, le 23 août 2019, le philosophe français Henri Pena-Ruiz expliquait que « L'universalisme laïque n'a rien à voir avec l'ethnocentrisme colonialiste ni avec le racisme, contrairement à ce que prétend la mouvance décoloniale. Rejeter une religion n'est pas raciste. Mais rejeter une personne ou un peuple du fait de sa religion est raciste. Le regretté Charb l'a dit clairement: le racisme antimusulman est un délit, mais pas le rejet de l'islam. On a le droit d'être islamophobe, athéophobe, catholicophobe, mais pas de rejeter une personne du fait de sa religion ou de son humanisme athée »[26],[27].

L'universalisme n'est pas l'uniformité ou le conformisme

Le réseau Canopé rappelle l'importance de comprendre que l'universalisme n’est pas synonyme d’uniformité, de conformisme et de non-reconnaissance des différences. L’universalisme républicain français a précisément pour finalité d’éviter les distinctions par l’État pour mieux les faire respecter, de ne considérer que des citoyens individuels, pour mieux laisser les communautés – quelles qu’elles soient – évoluer de manière autonome. Ainsi, ne pas opérer de différences au sein de la population n’implique évidemment pas que la diversité culturelle ne soit pas acceptée. Les individus doivent simplement être perçus avant tout comme des citoyens dans le but de les laisser exprimer librement leur personnalité, leurs identités individuelles et collectives, sans prédétermination. L’universalisme, parce qu’il est consubstantiel de l’égalité des droits, suppose également que chacun, quelles que soient ses différences par rapport aux caractéristiques dominantes de la population « majoritaire », puisse jouir effectivement de ces droits : c’est le sens de l’interdiction de toute forme de discrimination[28].

Conceptions similaires à l'universalisme républicain

Aux États-Unis

Aux États-Unis, la diversité est constitutive de la société. Elle présente deux avantages : la différence n'est pas seulement tolérée mais considérée comme naturelle ; de plus, les minorités peuvent s'affirmer pour obtenir un traitement tendant à l'égalité de fait.

Par contre l'absence d'universalisme ne va pas sans problème comme le montre cet extrait d'un entretien avec Jean Baubérot, président honoraire de l’École pratique des hautes études et titulaire de l’unique chaire de l’enseignement supérieur français consacrée à la laïcité :

«  Je voudrais partir d’un entrefilet du Monde daté du d’autant plus significatif pour moi qu’il recoupe certaines de mes discussions avec des Américains, collègues professeurs ou défenseurs des droits de l’homme. Il rend compte d’une proposition émise en Californie d’éliminer de la Constitution de l’État les références ethniques ou religieuses dans les documents officiels. La réaction immédiate d’un Français est d’approuver une telle décision. Or, outre-Atlantique, la proposition a été combattue par des militants des droits civiques. D’après eux, la disparition de ces références risquait de ne plus permettre de veiller à l’égalité des droits ou des chances quelle que soit l’appartenance ethnique. Le moyen d’atteindre les mêmes objectifs diffère donc radicalement en France et aux États-Unis. En France, le moyen employé outre-Atlantique apparaît ou horrible ou mauvais éthiquement, alors qu’aux États-Unis cela aura tendance à être le contraire. Ma première réflexion consiste à me demander, à l’heure de la mondialisation, à l’heure où il est très facile d’avoir des contacts, pourquoi chacun campe sur ses positions dans la croyance que sa manière de voir les choses est universelle et pourquoi nous ne pouvons pas engager des discussions plus précises. En France, le seul fait de parler d’ethnicité apparaît comme déjà composer avec des gens qui seraient éthiquement très douteux. J’entends bien qu’il ne faut figer personne dans des caractéristiques ethniques. J’entends bien également que les gens peuvent avoir une individualité propre, à distance de leurs origines. Je dirais donc effectivement que je ne renie pas les préoccupations françaises dans le domaine. Il n’empêche[29]. »

En Turquie : le Kémalisme

Mustafa Kemal, « le Père des Turcs » (Atatürk), fondateur et premier président de la République turque, a engagé son pays sur la voie de l’occidentalisation. Pierre-Jean Luizard, historien au Groupe de sociologie des religions et de la laïcité (GSRL), revient sur une laïcité qui est souvent source de malentendus[30].

À partir de 1924, Mustafa Kemal a fait de la laïcité le principe fondateur de la nouvelle Turquie républicaine née sur les ruines de l’Empire ottoman. Cet événement a-t-il mis ce pays sur la voie d’un rapprochement inéluctable avec une Europe de plus en plus sécularisée ? Ou bien, au contraire, la Turquie n’a-t-elle pas manifesté, depuis, une configuration qui la rattache bien davantage aux autres pays musulmans, où les élites laïques ou laïcisantes, qu’elles soient confessionnelles et/ou militaires, ont toujours été autoritaires ? Les exemples de la Tunisie de Bourguiba, du Baas en Irak et en Syrie, ou de l’Iran du chah l’illustrent bien.

Avant Mustafa Kemal, la laïcité était venue aux Jeunes Turcs au début du XXe siècle par le canal des francs-maçons du Grand-Orient de France. Mais, en s’acclimatant à des contextes radicalement différents, les idées sont souvent modifiées en profondeur. Pour Mustafa Kemal, il s’agissait de faire que la Turquie échappe au sort réservé à l’ensemble d’un monde musulman alors colonisé par les puissances européennes : en adoptant les valeurs des vainqueurs, il sauva son pays de la domination européenne et s’imposa comme interlocuteur incontournable.

Si le traumatisme des réformes laïques d’Atatürk fut malgré tout accepté par la population, c’est aussi parce qu’une nouvelle identité ethnique, turque, était promue, en remplacement de l’ancienne, musulmane.

Cependant, la laïcité turque n’est pas une laïcité de séparation : l’État garde un contrôle tatillon sur l’islam officiel et il a intégré l’essentiel du corpus de l’islam réformiste, né en réaction à la domination européenne et devenu l’idéologie dominante dans le monde musulman. La société civile a éclaté en sphères contrastées : des élites et des classes moyennes citadines de culture laïque de plus en plus européanisées d’un côté, et la masse de la population rurale ou d’origine rurale, attachée à un islam populaire et/ou réformiste de l’autre. De nouvelles élites musulmanes, intellectuelles et économiques, sont apparues.

La Turquie semble juxtaposer des dynamiques contradictoires, sans qu’il soit possible d’affirmer laquelle l’emportera sur l’autre. L’armée turque se considère le garant du dogme kémaliste laïque et c’est à ce titre qu’elle est directement intervenue pour empêcher des partis religieux, puis ouvertement islamistes, de gagner les élections.

En Syrie et en Irak : Le Baasisme

Le Baasisme est une idéologie basée sur le progressisme, la laïcité et le panarabisme.

À la suite de l'universalisme républicain français, le Baasisme utilise la notion de laïcité pour apaiser les tensions religieuses dans les pays du Moyen-Orient. Cependant, le Baasisme défend une vision de la laïcité différente de la compréhension française :

« Nous n'approuvons pas l'athéisme et nous ne l'encourageons pas. Nous le considérons dénué de toute authenticité. C'est une prise de position fausse, maléfique et trompeuse, car vivre signifie croire, et l'athée nous leurre lorsqu'il dit une chose et en croit une autre... Car il est évident qu'il croit en certaines choses, en certaines valeurs. Nous considérons l'athéisme comme un symptôme pathologique, et il faut en découvrir les causes pour y porter remède. Il ne faut point avoir recours à la répression, car celle-ci ne ferait pas reculer l'athéisme, mais au contraire contribuerait à son développement. Mais si nous découvrons las causes de l'athéisme, nous pourrons faire en sorte qu'il disparaisse.

J'ai affirmé que l'athéisme relevait d'une attitude fausse, voulant dire par là que l'athée ne faisait pas coïncider ses actes et ses paroles. La révolte contre la religion en Europe est en elle-même une religion. Elle s'inspire d'idéaux et de valeurs humaines. En fait, nous pourrions l'assimiler à un authentique mouvement religieux. Il ne fait pas de doute que cette révolte portait en germe une créativité et un esprit de réforme qui lui ont permis de bouleverser les sociétés et les individus, de les amener à se mieux connaître et à découvrir les supercheries avec lesquelles on les avait si longtemps bernés. Elle les a délivrés, elle a libéré leur sens de l'humain et leur individualité. Une telle attitude est cependant inadéquate. Car la révolution, en les incitant à rejeter la religion, ne leur a révélé que la moitié du problème. Il est vrai que, dans l'état actuel des choses, la religion pose problème, et contribue à augmenter leur misère et leur servitude; mais lorsque les peuples seront vraiment éveillés et quand ils auront récupéré leur dignité, l'athéisme ne leur suffira plus. Ils devront faire un pas de plus. Ils retrouveront alors ce qui leur manque: une religion saine, claire, juste, en parfaite concordance avec ses objectifs premiers.

« Notre point de vue sur la Religion -  ». »

La conception de la laïcité en Algérie

Dans les colonies, où la laïcité française rencontre l'Islam, la politique de la République est marquée par l'ambiguïté. En Algérie, partie intégrante de la République jusqu'en 1962, la loi de 1905 prévoit la pleine application des principes de la laïcité. Mais, par le biais de décrets d'application dérogatoires pris par le gouvernorat d'Algérie, un régime d'exception est mis en œuvre avec un code de l'indigénat qui maintient le statut personnel musulman ou israélite. L'énonciation de principes républicains laïques et leur application dérogatoire sur un territoire donné sont révélateurs d'une contradiction propre à l'État colonial français. Ce processus interdit tout épanouissement de la théologie musulmane dans un environnement laïque.

Pendant la colonisation, les ulémas réclament un statut laïque qui leur permettra d'échapper au contrôle des autorités coloniales. Ceci n'est cependant pas repris lors de la déclaration d'indépendance. L’article 2 de la première constitution algérienne disposait : « l’Islam est la religion de l’État », article qui est resté tel quel dans les constitution suivantes du pays.

Opposés à l'islamisme, les tenants de la laïcité étaient les partisans d'un arabisme séculier qui imposait à la Kabylie une arabisation forcée, source de tensions importantes[31].

Références

  1. Histoire de la Révolution Française
  2. Daniel Mercier, « L'universalisme républicain est-il conciliable avec les particularismes ? 2 :: Café Philo Sophia », sur www.cafephilosophia.fr, (consulté le )
  3. Rafaël Amselem, «Le projet universaliste n’est pas dissociable du cadre national» [archive du ], sur LEFIGARO, (consulté le )
  4. « La scandaleuse indemnisation des colons en 1848 », sur Martinique la 1ère (consulté le )
  5. "Oser réaffirmer la laïcité", Henri Peña-Ruiz
  6. Voir sur Wikisource.
  7. Voir sur interieur.gouv.fr.
  8. « Les peuples autochtones de Guyane réclament la reconnaissance de leurs droits », sur Outre-mer la 1ère (consulté le )
  9. Pierre Carpentier, « Droits des Peuples Autochtones de Guyane. Lettre d'Information N°4. », sur Club de Mediapart (consulté le )
  10. « L'universalisme républicain n'est pas une réalité », L'Humanité.
  11. « Les limites de l'universalisme républicain » par Flora Leroy-Forgeot, L'Humanité.
  12. SOS homophobie.
  13. E. Gaulier, p ; 53
  14. O. Bui-Xuan, Le droit public français entre universalisme et différencialisme, Economia, 2004, 42).
  15. Laënnec Hurbon, « La loi de 1905 et les colonies », Archives de sciences sociales des religions, 136( 2006), [En ligne], mis en ligne le 14 février 2007. URL : http://assr.revues.org/document4030.html.
  16. Dominique Schnapper parle au passé de l’ancienne conception de l’Universalisme républicain.
  17. « L'obsession névrotique française de l'universalité ».
  18. Marianne et les colonies. Une introduction à l’histoire coloniale de la France, Gilles Manceron, La Découverte/Poche.
  19. Citée dans Courrier international no 852, 1er mars 2007, p. 17 sous le titre « La République comme objet de culte ».
  20. Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques adoptée par l'Assemblée générale dans sa résolution 47/135 du 18 décembre 1992
  21. Droits des minorités: Normes internationales et indications pour leur mise en œuvre
  22. Professeur de droit public à l’université de Paris XI, secrétaire général adjoint de la FIDH .
  23. Louis-Georges Tin, « Êtes-vous communautaristes ? », Les Mots Sont Importants, 8 mai 2005.
  24. Pablo Vivien-Pillaud et Pierre Jacquemain, « Philippe Marlière : « L’universalisme à la française est un communautarisme majoritaire » », Entretien avec Philippe Marlière [archive du ], sur regards.fr, (consulté le )
  25. Georges Kuzmanovic, « Cessons de caricaturer l'universalisme républicain » [archive du ], sur www.marianne.net, (consulté le )
  26. un collectif, « Nous apportons notre total soutien à Henri Pena-Ruiz » [archive du ], sur Libération (consulté le )
  27. « Tribune : "Laïcité, la clef du vivre ensemble" | Politique » [archive du ], sur L'Étudiant Libre, (consulté le )
  28. « Éduquer contre le racisme et l’antisémitisme - Fiche notion Universalisme républicain » [archive du ] [PDF], sur reseau-canope.fr
  29. « Entretien avec Jean Baubérot », Ville-École-Intégration Enjeux, no 135, , p. 7 (lire en ligne [PDF])
  30. Turquie : une autre laïcité en question
  31. LA LAICITE EN ALGERIE / UNE IDEE PERENNE

Annexes

Articles connexes

Liens externes

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