Tokhariens

Les Tokhariens étaient un peuple indo-européen d'Asie centrale qui a habité le bassin du Tarim, c'est-à-dire l'actuelle région autonome du Xinjiang (Turkestan oriental), en Chine, et a disparu il y a environ un millénaire. Leur civilisation a été redécouverte par les Occidentaux il y a près d'un siècle, mais elle reste relativement méconnue. À partir des années 1980, la mise au jour, dans l'ouest de la Chine, de momies d'hommes de type européen vieilles de deux à quatre mille ans et probablement tokhariennes, a éclairé leur lointain passé. En raison de quelques similitudes avec la culture des Celtes (certaines momies portaient notamment des tartans), fut émise l'hypothèse que les Tokhariens étaient des Celtes de Chine...

Peinture murale des Grottes de Kizil, VIIe siècle, représentant des Tokhariens

D'anciens écrits chinois mentionnent les Tokhariens. On n'y trouve cependant aucune indication sur la langue qu'ils parlaient. Il fallut attendre les expéditions archéologiques du début du XXe siècle pour apprendre qu'elle était indo-européenne et présentait des affinités particulières avec les langues européennes : le tokharien partage beaucoup d'éléments de son lexique avec le germanique et le grec ancien, tandis que, du point de vue morphologique, il s'apparente à l'italo-celtique. Par ailleurs, les variétés de tokharien que nous connaissons se distinguent des autres langues indo-européennes par leur caractère archaïque affirmé.

Les expéditions en question, menées par l'Anglais Aurel Stein, les Allemands Albert Grünwedel et Albert von Le Coq, le Français Paul Pelliot, ainsi que par des Russes et des Japonais, ont également permis la découverte de ruines et de grottes qui ont livré un grand nombre d'informations sur les Tokhariens de l'époque bouddhique (Ier millénaire apr. J.-C.).

Origine et déplacement

Les premiers Tokhariens se sont déplacés vers l'est avant les Indo-Iraniens. Ils doivent vraisembablement être identifiés avec la culture d'Afanasievo de la Sibérie du Sud (environ 3200 - 2500 ans avant notre ère) et sont probablement entrés dans le bassin du Tarim vers 2000 avant notre ère. En dépit de leur localisation, Tokhariens et Indo-Iraniens ne montrent aucune relation plus étroite au sein des Indo-Européens[1].

Une étude génétique publiée en 2019 portant sur des individus datant d'environ 2 200 ans et ayant été découverts sur le site Shirenzigou de l'âge du fer au nord-est du Xinjiang, montrent que parmi les populations d'ascendance ouest-eurasienne, les populations de steppe liées à la culture Yamna ou d'Afanasievo sont la source la plus probable des individus étudiés. Ces données confirment en outre que les langues tochariennes, aujourd'hui disparues, sont liées à la culture Yamna[2],[3].

Le territoire des Tokhariens

L'actuelle région du Xinjiang et ses villes principales, Chine.

Les Tokhariens vivaient dans l'actuelle province chinoise du Xinjiang, plus précisément dans la partie méridionale de cette province, le bassin du Tarim. C'est un territoire bordé au nord par les Monts Célestes (Tian Shan en chinois), au sud par les massifs du Kunlun et de l'Altyn-Tagh, à l'ouest par le Pamir. Il est occupé par le désert du Taklamakan et communique à l'est avec le désert de Gobi. Dans sa partie orientale, se trouve le Lop Nor, un marais salé dont la superficie s'est aujourd'hui beaucoup réduite.

La population se concentrait dans les oasis du nord du bassin du Tarim. On y trouve aujourd'hui, d'est en ouest, les villes de Hami, de Tourfan, de Karachahr, de Koutcha, d'Aksou et de Kachgar. Toutes correspondent à d'anciens royaumes. Il n'y a presque jamais eu d'État unifié dans cette région, à cause de sa grande étendue et de la difficulté de voyager d'une oasis à une autre. Des royaumes étaient présents au sud du bassin mais, au cours du premier millénaire, ils ont périclité, victimes de l'avancée du désert.

La route de la soie passait par le bassin du Tarim. Il est certain que les Tokhariens ont tiré des bénéfices du commerce qui se déroulait[4], mais ils jouissaient aussi de la générosité de leur terre. Au sujet du royaume de Koutcha, le célèbre moine chinois Xuanzang, parti en Inde durant l'été 629 pour étudier le bouddhisme dans le pays d'origine de cette religion, a écrit : « Le sol est favorable au millet rouge et au froment. Il produit, en outre, du riz de l'espèce appelée gengtao, des raisins, des grenades et une grande quantité de poires, de prunes, de pêches et d'amandes. On y trouve des mines d'or, de cuivre, de fer, de plomb et d'étain »[réf. souhaitée]. Au sud de Karachahr, il y avait des mines d'argent dont on se servait pour la fabrication des monnaies.

Comparaison entre les aires de distribution des cultures d'Afanasievo (Sibérie méridionale, IVe siècle av. J.-C.) et du bassin du Tarim (Tokhariens, Ier siècle).

Peu après l'an 400, un autre voyageur chinois, Zhimeng, a raconté que « dans la ville de Koutcha, il y a de hautes tours et des pavillons à plusieurs étages. Ils sont décorés d'or et d'argent ». Les Chinois étaient éblouis par la magnificence du palais royal, dont les salles étaient « grandes et imposantes et enrichies de langgan, d'or et de jade ». Le langgan serait une variété de jade rouge, que les populations du bassin du Tarim livraient aux Chinois dès l'Antiquité. De toutes ces resplendissantes cités, il ne reste absolument rien. Bien plus que le déclin de la route de la soie, c'est l'épuisement des ressources naturelles qui a entraîné le déclin du bassin du Tarim.

Les langues tokhariennes

Le linguiste Sylvain Lévi s'est particulièrement intéressé aux langues tokhariennes à travers leurs manuscrits, dont la langue de koutcha, au début du XXe siècle[5].

Les langues Arśi et Kuči donnent quelques indications sur le passé de ce peuple. « Elle s'est séparée si tôt des autres Indo-Européens qu'il faut songer [... à] la première moitié du IVe millénaire [avant notre ère][6] ». « Un élément intéressant est que les Arśi-Kuči, après avoir quitté le groupe initial dont ils faisaient partie (avec les Germains, Italo-Celtiques, Macro-Baltes), ont voisiné avec les ancêtres des Anatoliens, comme le prouve tout un vocabulaire commun [...]. Puis ils ont voisiné, et même cohabité, avec les ancêtres des Grecs, comme le révèle l'abondance et la précision des isoglosses qui unissent ces langues. En particulier, il y existe un mot, d'origine non indo-européenne, pour le « roi ». [...] Les Arśi-Kuči ont quitté les steppes européennes certainement bien avant le IIe millénaire av. J.-C.[6] ».

L'originalité linguistique des Tokhariens tend donc à montrer l'ancienneté de leur migration vers l'est, ce qui renforce l'hypothèse d'une installation ancienne dans le bassin du Tarim, où de fait on trouve des momies de type européen dès 1800 avant notre ère.

Disparition

L'une des momies Tarim, musée du Xinjiang

Dans la seconde moitié du Ier millénaire de l'ère chrétienne, l'expansion des peuples turcophones venus de Mongolie orientale et de Sibérie entraîne la disparition de la culture tokharienne. S'agit-il d'une transformation culturelle, d'une émigration, ou bien d'un génocide ?

En comparant l'ADN des momies tokhariennes à celle des modernes ouïghours (des turcophones qui peuplent aujourd'hui la région du Tarim, où ils se sont installés au IXe siècle en y remplaçant les Tokhariens), l'équipe de Victor Mair a trouvé quelques similitudes génétiques avec les momies, mais « pas de liens directs ». Autrement dit, l'hypothèse de la transformation culturelle est écartée ; reste l'émigration ou le génocide. Cette trouvaille a été confirmée par l'équipe de C. Lalueza-Fox, qui conclut très discrètement que « ceci suggère que l'héritage génétique du mouvement vers l'est de la Préhistoire européenne a été effacé par des expansions asiatiques ultérieures, et n'a donc apporté presque aucune contribution génétique aux actuels Asiatiques. Une telle extinction peut être liée à des processus démographiques qui ont également entraîné la disparition de la langue tokharienne[7]. ».

Nom

Les Tokhariens s'appelaient-ils vraiment ainsi ? En d'autres termes, le nom donné à ce peuple était-il justifié ? Ce problème n'est pas encore résolu avec certitude.

Au IIe siècle av. J.-C., un peuple appelé par les Grecs Τόχαροι / Tókharoi (ethnonyme attesté chez Strabon, XI, 8, 2, puis chez Ptolémée, VI, 11, 6) s'est installé en Bactriane, à l'ouest du Pamir. Il a donné son nom à cette région : la Bactriane du premier millénaire de notre ère est souvent appelée « Tokharistan » (ou parfois « Tokharestan » dans les textes français). Or un texte en langue turque qualifie la langue A de twqry. La lecture en est difficile, mais F. W. K. Müller l'a rapproché du nom des Tokhares de Bactriane. Il pensait donc que ces Tokhares parlaient la langue A, d'où le nom qu'elle a reçu.

Le terme de tokharien ne devrait pas être appliqué au koutchéen. On le fait cependant, puisqu'il est commode d'appeler les locuteurs des langues A et B par un terme unique. Grâce aux textes koutchéens, on sait que les anciens habitants de la région de Koutcha s'appelaient eux-mêmes les Koutchéens (kuśiññe dans leur langue, au singulier). Le nom actuel de cette ville est donc l'un des rares vestiges des langues tokhariennes. Dans cette région, se trouvait le plus important royaume du bassin du Tarim, de loin le plus peuplé, que l'on peut appeler le Koutchi. Le tokharologue Douglas Q. Adams a estimé qu'au VIIe siècle, avec les États vassaux, il était d'une superficie égale au Népal et qu'il comprenait dans les 450 000 habitants, soit autant que l'Angleterre à la même époque. Dans les textes chinois, sa capitale était appelée Yiluolu. La circonférence de cette ville était d'un peu moins de 10 kilomètres.

Les locuteurs de la langue A étaient-ils vraiment des Tokhares ? Était-ce le même peuple qui vivait dans la région de Karachahr et en Bactriane ?

Certains arguments, qui n'étaient pas connus quand le tokharien était en cours de déchiffrement, sont venus appuyer cette thèse. On a notamment découvert un texte chinois provenant de Dunhuang, à l'extrémité orientale du bassin du Tarim, où il est écrit que le royaume qui se trouve entre Koutcha et Tourfan, c'est-à-dire l'Agni, était yuezhi.

Les Yuezhi (du 月氏, Yuèzhī), également dénommés Rong-Chiens par les Chinois, étaient un peuple très puissant qui vivait autrefois dans l'ouest du Gansu, précisément dans la région de Dunhuang. C'étaient des nomades et des guerriers qui combattaient à cheval, avec des arcs. À une époque inconnue, ils ont fondé l'Empire Kouchan, qui contrôlait notamment le bassin du Tarim. Au IIe siècle av. J.-C., ils ont été vaincus par des nomades originaires de la Mongolie, les Xiongnu (Huns). D'après les historiens chinois, une grande partie d'entre eux a quitté le Gansu pour s'installer en Bactriane.

Il se peut que quelques Yuezhi soient restés dans la région de Karachahr, où ils auraient fondé le royaume d'Agni. On expliquerait ainsi que la même langue ait été parlée à Karachahr et en Bactriane. Si les Yuezhi des sources chinoises sont identiques aux Tokharoi des sources grecques, il en résulte que les Agnéens étaient bien des Tokhares. L'équation Yuezhi = Tokharoi est admise par de nombreux spécialistes, bien qu'elle soit difficile à démontrer.

Au moins peut-on admettre que les Yuezhi étaient bien les ancêtres des Agnéens. En 1966, le sinologue Edwin G. Pulleyblank a fourni plusieurs excellents arguments pour prouver que les Yuezhi parlaient une langue tokharienne. Cela donne une dimension tout à fait différente aux Tokhariens : ils n'étaient pas que des sédentaires vivant dans les oasis du bassin du Tarim. Ils ont également été des guerriers capables de conquérir de vastes territoires. Il est certain que l'empire des Yuezhi jouissait d'un prestige immense, un peu comme celui des Mongols, mais puisque les Chinois ont commencé à parler de lui quand il s'était déjà effondré, on sait très peu de choses sur cet empire.

Voir aussi

Bibliographie

  • Louis Hambis, Monique Maillard, Krishnā Riboud, Simone Gaulier, Robert Jera-Bezard et Laure Feugère, L'Asie Centrale, histoire et civilisation, Paris, Imprimerie Nationale, , 271 p.. (introduction à l’histoire du bassin du Tarim) ;
  • Sylvain Levi :
    • « Le Tokharien B, langue de Koutcha », dans Journal asiatique, 1913, II, p. 311-380 (recueil des sources chinoises sur le royaume du Koutchi) ;
    • « Le Tokharien », dans Journal asiatique, 1933, I, p. 1-30 (recueil des sources chinoises sur les royaumes de l’Agni et de Tourfan).

Au sujet des langues tokhariennes, un seul véritable manuel a été publié. Il est en deux tomes :

  • (de) Wolfgang Krause und Werner Thomas, Tocharisches Elementarbuch, Band I, Grammatik, 1960, Band II, Texte und Glossar, 1964, Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag.

Un ouvrage en langue française donne quelques indications sur la grammaire, mais c'est surtout un essai sur l'histoire des langues tokhariennes :

  • Pinault Georges-Jean, 1989 : Introduction au tokharien, in Lalies no 7 Actes de la session de linguistique d’Aussois (27 août-1er septembre 1985), Paris, Presses de l'École Normale Supérieure, p. 5-224. Cinq chapitres : I. Données externes.- II. Phonologie.- III. Morphologie nominale.- IV. Morphologie verbale.- V. Lecture de textes [analyse et traduction mot à mot de deux textes, en tokharien A et en tokharien B].

Il existe un dictionnaire de koutchéen :

  • (en) Douglas Q. Adams, A Dictionary of Tocharian B, Rodopi, Amsterdam-Atlanta, 1999.

Au sujet des origines des Tokhariens, la meilleure synthèse se trouve dans :

  • (en) James P. Mallory and Victor H. Mair, The Tarim Mummies, London, Thames & Hudson, 2000.

Articles connexes

Liens externes

Notes et références

  1. (en) Peter de Barros Damgaard et al., 137 ancient human genomes from across the Eurasian steppes, Nature, volume 557, 2018, pages 369–374
  2. (en) Chao Ning et al., Ancient Genomes Reveal Yamnaya-Related Ancestry and a Potential Source of Indo-European Speakers in Iron Age Tianshan, cell.com, publié 25 juillet 2019, DOI:https://doi.org/10.1016/j.cub.2019.06.044
  3. (en) Chuan-Chao Wang et al.,The Genomic Formation of Human Populations in East Asia, biorxiv.org, doi: https://doi.org/10.1101/2020.03.25.004606, 25 mars 2020
  4. Thubron, Colin. (trad. de l'anglais par K. Holmes), L'ombre de la route de la soie, Paris, Gallimard, , 541 p. (ISBN 978-2-07-041352-2 et 2070413527, OCLC 742942702, lire en ligne), chap. 5 (« La route du sud »)
  5. Voir Journal asiatique 1913 et 1933, op. cit.
  6. Bernard Sergent, Les Indo-Européens, Paris, Payot & Rivages, 1995, p. 410.
  7. « Unravelling migrations in the steppe: mitochondrial DNA sequences from ancient Central Asians », Proceedings of the royal society, C. Lalueza-Fox et al., Proc. R. Soc. Lond. B 2004 271, 941-947 doi: 10.1098/rspb.2004.2698.
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