Malédiction de Canaan
L’ivresse de Noé (hébreu : שכרות נח shikhrout Noa'h) est un épisode biblique rapporté dans la parashat Noa'h, en Genèse 9:18-29. Il comprend la malédiction de Canaan, fils de Cham (alt. : Ham), lui-même fils de Noé.
Après que le Déluge a pris fin, Noé sort de l’Arche avec les siens et plante une vigne, s’enivrant de son vin. Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père, et il le rapporta dehors à ses deux frères [Sem et Japhet]. Réveillé, Noé condamne Canaan le fils de Cham à être « l’esclave des esclaves de ses frères » avant de bénir Sem et Japhet.
Ce récit qui évoque en quelques versets la personnalité des pères des 70 nations qui ont, selon la Bible, composé l'humanité, a connu diverses exégèses lesquelles ont eu des répercussions historiques, donnant naissance au mythe de la race hamite et offrant à leurs auteurs une caution religieuse à la dépréciation des peuples d'Afrique noire et à leur réduction en esclavage.
Récit biblique et exégèses
Le récit biblique de la malédiction[1] suit l'épisode du Déluge. Sur l'ordre de Dieu, Noé sort de l'arche avec ses trois fils, Sem, Cham et Japhet.
Après quoi,
« 20. Noé commença à cultiver la terre, et planta de la vigne.
21. Il but du vin, s’enivra, et se découvrit au milieu de sa tente.
22. Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père, et il le rapporta dehors à ses deux frères.
23. Alors Sem et Japhet prirent le manteau, le mirent sur leurs épaules, marchèrent à reculons, et couvrirent la nudité de leur père; comme leur visage était détourné, ils ne virent point la nudité de leur père.
24. Lorsque Noé se réveilla de son vin, il apprit ce que lui avait fait son fils cadet. (ou selon d'autres versions : il apprit ce que lui avait fait son plus jeune fils.[2],[3])
25. Et il dit : Maudit soit Canaan ! qu’il soit l’esclave des esclaves de ses frères !
26. Il dit encore : Béni soit l’Éternel, Dieu de Sem, et que Canaan soit leur esclave !
27. Que Dieu étende les possessions de Japhet, qu’il habite dans les tentes de Sem, et que Canaan soit leur esclave ! »
Après cet épisode, le chapitre 10 de la Genèse — la Table des peuples ou la Table des nations dans la tradition juive — détaille la descendance des fils de Noé et le peuplement de la terre. [réf. souhaitée] Les trois premiers fils de Cham, Koush, Misraïm et Pout peuplent l'Éthiopie, l'Égypte et l'Arabie respectivement. Quant à Canaan, ses descendants occupent le « pays de Canaan », terre qui sera ultérieurement offerte par Dieu à Abraham, un descendant de Sem.
Exégèse juive antique
L'exégèse juive, rabbinique et non-rabbinique, classique, s'attache aux questions suivantes : la nature de l'offense de Cham et la raison du transfert de la malédiction sur Canaan[4]. Sur ces deux points, les premières traductions araméennes (Targoum Onkelos[5]) et grecques (Septante[6]) de la Bible n'apportent aucune indication supplémentaire par rapport au texte massorétique.
À propos de la seconde question, selon certains, Noé n’aurait pu maudire Cham car celui-ci a été béni par Dieu [Genèse, 9 : 1] et que la bénédiction divine n’est pas réversible[7]. Une autre hypothèse serait que cette malédiction sanctionnerait une faute cachée commise par Canaan.
Pour la première question, la tradition rabbinique[8], le Livre des Jubilés[9] et Flavius Josèphe[10] soutiennent que Cham manque d'abord de respect à son père en ne recouvrant pas sa nudité, puis rend sa déchéance publique en la rapportant à ses frères. Il commet une transgression mineure, le voyeurisme.
Selon une autre interprétation, Cham a eu une relation sexuelle avec la femme de Noé, « découvrir la nudité de son père » signifiant, dans Lévitique 18:7, coucher avec la femme de son père. Cette transgression majeure est un inceste hétérosexuel[11].
Dans un débat entre Rav et Shmouel sur la nature de la faute, l'un pense que Noé a été sexuellement abusé par Cham, l'autre que Cham a castré son père[12].
L'hypothèse de l'inceste homosexuel apparaît également dans les traductions grecques postérieures à la Septante, d'Aquila, de Théodotion et de Symmaque, où le terme « voir » (Gen. 9:22) n'est pas traduit par γύμνωσιν (gumnôsin), mais par ασϰεμοσυνη (aschemosune), un mot désignant chez Paul les relations homosexuelles[13] Cependant, on a pu choisir le terme sans connotation, par rapport à la « nudité »[4].
Quant à la tradition de la castration, elle était également connue de Théophile d'Antioche et est admise comme une évidence dans plusieurs midrashim compilés en terre d'Israël, mais leur source semble bien être ce débat talmudique, qui n'a aucun équivalent dans les mythes sémitiques anciens, et semble avoir été déduit d'indications textuelles, notamment le fait qu'il n'est pas dit à propos de Noé qu'« il enfanta des fils et des filles » après Sem, Cham et Japhet, comme c'est le cas des autres patriarches bibliques[4]. Cette interprétation explique que Noé sache dès le réveil ce que lui a fait Cham.
Toutes ces interprétations justifient la sévérité de la malédiction proférée par Noé à l'encontre de Cham.
Quant à la question de savoir à qui s'applique la malédiction, à l'exception d'un midrash qui la rapporte à l'ensemble des descendants de Cham, et interprète homilétiquement un verset d'Isaïe comme la rétribution de ses péchés[8], l'ensemble des traditions l'attribuent bien au seul Canaan (et ses descendants).
Certaines interprétations sont inspirées des mythologies du Proche-Orient.
Les premiers exégètes chrétiens[4] reprennent ces analyses.
Exégèse chrétienne : paléochristianisme et Moyen Âge
Des références à la Malédiction de Cham ont également été trouvées dans des apocryphes et des écrits orientaux chrétiens, n'ayant aucune valeur canonique ou doctrinale, c'est-à-dire, n'ayant jamais été retenu par le Magistère de l'Église.
La Caverne des trésors est un apocryphe syriaque chrétien du Ve ou VIe siècle également connu sous le titre de Livre de la descendance des tribus. Cet ouvrage, à l'instar de la Légende dorée, est un recueil de contes extraordinaires ; il narre les vicissitudes d'Adam et de ses descendants qui finissent par se réfugier dans une caverne voisine du Paradis puis au Golgotha. Si elle n'a aucune valeur canonique, et n'était vraisemblablement pas ou peu diffusée en Occident, La Caverne des trésors liait cependant assez explicitement esclavage et couleur de peau noire : « Quand Noé se réveilla, il le maudit et dit : ‘Sois maudit Cham et puisses-tu être l'esclave de tes frères' et il devint un esclave, lui et sa lignée, nommée Égyptiens, Abyssiniens et Indiens. Cham perdit tout sens de la décence et il devint noir et fut appelé impudique le reste de ses jours et pour toujours. »[14]
On trouve également des références à la malédiction de Cham dans des écrits d'Origène d'Alexandrie ou d'Éphrem le Syrien, mais qui ont plutôt une valeur d'édification des fidèles que de justification raciste : Origène était égyptien, et Éphrem, syrien, et se savaient héritiers de Cham, au même titre que leurs fidèles. Dans ces sermons la référence à la couleur blanche ou noire a une valeur d'image édifiante : le blanc est ce qui est bon et pur, le noir est ce qui est mauvais et obscur. Cette sémantique a toujours existé dans les sermons des Pères de l'Église, c'est une façon de s'exprimer à l'époque.
D'une manière générale, on peut retenir que beaucoup de Pères de l'Église catholique ont surtout vu dans ce passage une annonce prophétique de l'entrée des Justes (Japhet) dans la communauté chrétienne issue des peuples sémites (Sem).
Exégèse islamique
Pour les musulmans, Noé est un prophète. Le Coran parle de lui en de nombreux endroits, mais ne dit mot de la Malédiction de Cham. Il présente par contre la diversité des couleurs de peaux comme l'un des miracles d'Allah : Il y a pareillement des couleurs différentes, parmi les hommes, les animaux et les bestiaux. Parmi Ses serviteurs, seuls les savants craignent Allah. Allah est, certes, Puissant et Pardonneur [15]. De même, selon un hadith rapporté par al-Tirmidhi, Mahomet aurait dit : Un Arabe n’a aucun mérite sur un non-Arabe, de même un non-Arabe n’a de mérite sur un Arabe, ni un homme blanc sur un homme noir, ni un homme noir sur un homme blanc, que par la piété. Les gens sont d'Adam et Adam est de terre[16].
Cependant, dans ses Prolégomènes, Ibn Khaldoun témoigne (pour la réfuter par la théorie des climats reprise d'Aristote) de la diffusion de cette thèse dans le monde musulman au XIVe siècle :
« Quelques généalogistes n’ayant aucune connaissance de l’histoire naturelle ont prétendu que les Noirs, race descendue de Cham, fils de Noé, reçurent pour caractère distinctif la noirceur de la peau, par suite de la malédiction dont leur ancêtre fut frappé par son père, et qui aurait eu pour résultat l’altération du teint de Cham et l’asservissement de sa postérité. Mais la malédiction de Noé contre son fils Cham se trouve rapportée dans le Pentateuque, et il n’y est fait aucune mention de la couleur noire. Noé déclare uniquement que les descendants de Cham seront esclaves des enfants de ses frères. L’opinion de ceux qui ont donné à Cham ce teint noir montre le peu d’attention qu’ils faisaient à la nature du chaud et du froid, et à l’influence que ces qualités exercent sur l’atmosphère et sur les animaux qui naissent dans ce milieu[17]. »
Cette thèse se retrouve en effet dans des ouvrages islamiques. Ainsi, au Xe siècle, Al-Mas'ûdî dans ses Prairies d'Or rapporte l'épisode de la malédiction et identifie dans un autre chapitre la descendance de Cham aux populations africaines :
« Noé partagea la terre entre ses fils, et assigna à chacun sa propriété. Il maudit Cham à cause de l'injure qu'il reçut de ce fils, ainsi qu'on le sait, et s'écria : « Maudit soit Cham ! puisse-t-il être l'esclave de ses frères ! » (...) Cham s'éloigna, suivi de ses enfants, et ils se fixèrent dans différentes portions de la terre ou dans des îles, ainsi que nous le dirons plus loin [18]. »
« Lorsque la postérité de Noé se répandit sur la terre, les fils de Kouch, fils de Canaan, se dirigèrent vers l'occident et traversèrent le Nil. Là, ils se partagèrent : les uns, c'est-à-dire les Nubiens, les Bedjah et les Zendjes, tournèrent à droite, entre l'orient et l'occident; les autres, en très-grand nombre, marchèrent vers le couchant, dans la direction de Zagawah, de Kanem, de Markah, de Rawkaw, de Ganah et d'autres parties du pays des Noirs et des Demdemeh. Ceux qui s'étaient dirigés sur la droite, entre l'est et l'ouest, se disséminèrent à leur tour, et formèrent plusieurs nations : les Mékir, les Mechkir, les Berbera et d'autres tribus des Zendjes [19]. »
Un siècle avant, le hanbalite Ibn Qoutayba attribue au traditionniste Wahb Ibn Munabbih (mort v.730) la tradition suivante :
« Wahb Ibn Munabbih a dit : Cham, le fils de Noé, était un homme blanc, beau de visage et de stature et Dieu Tout-Puissant changea sa couleur et la couleur de ses descendants en réponse à la malédiction de son père. Il partit, suivi de ses fils, et ils s'installèrent près du rivage où Dieu les multiplia. Ce sont les Noirs [sûdan] [20]. »
David M. Goldenberg affirme que le lien exégétique entre Cham et l'esclavage est communément retrouvé dans les textes composés au Proche-Orient à la fois en arabe par les musulmans, mais également dans des sources syriaques[21].
Dom Augustin Calmet affirme au XVIIIe siècle avoir vu cette référence chez Tabari. Mais Benjamin Braude signale que "l'extrait cité par Calmet et d'Herbelot et Galland ne constitue pas l'ensemble de ce que Tabari avait en réalité écrit sur la question (...) la plupart des versions de Tabari connues du monde musulman ne fournissent nullement des justifications de l'esclavage racial ; les Chamites ne sont nullement destinés à l'esclavage. Non qu'une affirmation de ce genre fut absente de l'Islam, mais le crédit qu'on lui apportait était loin d'être unanime."[22]
Exégèses critiques et modernes
La tradition rabbinique propose dès le XIXe siècle une réflexion sur la Malédiction de Cham plus orientée sur la société et le devenir de l'humanité. Le rabbin Samson Raphaël Hirsch, commente la Malédiction et montre comment elle illustre les relations entre parents et enfants : la perte de respect des nouvelles générations envers leurs pères est source de décadence et de malaise social. On trouve également un enseignement sur les mœurs personnelles : à l'instar de Cham qui est puni d'une peine d'esclavage, si l'on ne domine pas sa propre sensualité, on risque de devenir esclave de la matérialité. Enfin, le devenir des peuples est lié à des actes d'individus, et chacun a une responsabilité personnelle dans le développement de la société : trois frères d'extraction rigoureusement égale — sauvés du Déluge — sont à l'origine de civilisations très différentes en raison de leur conduite personnelle[23].
Pour les Catholiques, le personnage de Noé présente globalement plus d'intérêt que la malédiction elle-même. On rapproche traditionnellement le nom de Noé (Noah) du verbe nâham, consoler. Le Nouveau Testament présente le patriarche comme le consolateur de l'humanité et un exemple de vigilance dans un monde incrédule[24]. Cette idée de vigilance est à rapprocher de la vigilance du veilleur chrétien : celui qui se tient prêt pour le retour du Christ, celui qui se préserve de la tentation, et celui qui sait veiller dans la prière[25]. Ainsi Noé est l'homme juste, qui annonce la justice de Dieu au monde, et préfigure le salut du monde par le baptême. Noé et le monde nouveau émergent du déluge comme le chrétien sort de l'épreuve du baptême ; dans les deux cas, ce qu'il y a de mal dans le monde antédiluvien, ou dans l'homme qui reçoit le baptême meurt par la noyade. À l'inverse, Cham incarne les mauvaises mœurs et Canaan les cultes interdits, vestiges mauvais du monde antédiluvien, qui s'opposent à la vigilance de Noé dès que celui-ci baisse la garde et s'enivre[26]. La voie ouverte par Cham et Canaan est celle de l'esclavage, au sens de la soumission au péché.
Dans une approche littéraire, on constate que jusqu'au chapitre 10 de la Genèse, le nom de Cham est encore cité[27],[28],[29],[30], puis, à partir du chapitre 11, on ne fait plus référence qu'à son fils Canaan : c'est Canaan qui est maudit. Les exégètes chrétiens pensent que peut-être dans le récit traditionnel antérieur aux versions manuscrites, le nom de Canaan figurait seul. La tradition judaïque a ensuite homogénéisé la généalogie de Noé pour retenir Sem, Cham et Japhet[31] ; si l'on se réfère à une analyse du texte selon l'Hypothèse documentaire — qui se développe également au XIXe siècle — les chapitres 9 et 10 de la Genèse sont un entrelac de fragments du Document jahviste d'une part et du Document sacerdotal d'autre part ; c'est probablement dans cette « archéologie littéraire » qu'il faut trouver la source de cette confusion.
Enfin, et toujours dans une pure approche littéraire, le texte se réfère uniquement à une « malédiction de Canaan » qui ne couvre pas toute la descendance de Cham ; ainsi les trois autres fils de Cham, c'est-à-dire Koush, Misraïm et Pout ne font l'objet d'aucune malédiction. Koush correspond en principe aux Éthiopiens, Misraïm aux Égyptiens et Pout aux Somaliens. Si l'on se réfère à une interprétation judaïque de la Table des peuples, la descendance de Canaan, objet de la malédiction va peupler le Pays de Canaan, qui correspond à l'Israël et au Liban actuels.
De la propagation de la légende à la justification des discriminations
Des interprétations détournées de la Genèse 9:27 (avec la malédiction de Cham et l'attribution des populations modernes à la descendance de Noé) ont pu « justifier » les différentes formes de ségrégation raciale au cours des temps, jusqu'à la période moderne où l'esclavage aux États-Unis, l'apartheid en Afrique du Sud et dans une moindre mesure les doctrines raciales de l'anthropologie du XIXe siècle s'en sont réclamés.
Du Moyen Âge au XIXe siècle
D'une manière générale, on trouve très peu de traces sur l'utilisation de ce passage de la Genèse pour justifier l'esclavage ; toutefois, pendant le XVIIIe et XIXe siècles, les traces historiques deviennent plus persistantes, au fur et à mesure que la traite des noirs par les occidentaux se développe et qu'elle devient un phénomène de société polémique.
Époque médiévale
On peut dire que l'histoire de cette malédiction des noirs par Dieu fut vaguement colportée pendant le Moyen Âge, au même titre que d'autres légendes populaires. On trouve ainsi quelques sources médiévales relatant le fait dans les milieux juifs occidentaux[32]. Mais dans le même temps, des docteurs de la foi ou papes de l'Église catholique, s'ils ne mentionnent pas la malédiction de Cham, établissent un certain nombre de points de doctrine concernant l'esclavage et les races :
- Dès 873, le pape Jean VIII demande que tout esclave soit affranchi dans une lettre adressée au prince de Sardaigne ; ce document est constitutif du Magistère de l'Église Catholique[33]
- Au XIIIe siècle, saint Thomas d'Aquin affirme que l'on ne peut classifier un être animé selon sa couleur, mais selon le critère qu'il soit « doué de raison ou non[34] »
- En 1435, le pape Eugène IV punit d'une peine d'excommunication[35] toute personne qui pratiquerait l'esclavagisme; À partir de 1441, tout change lorsque les Portugais mènent leurs expéditions maritimes et militaires le long des côtes d’Afrique et capturent les premiers esclaves. Ce premier acte négrier est à l’origine de la traite atlantique (ou occidentale). Des esclaves seront offerts au même pape Eugène IV, qui, à partir de cette époque, va entériner les conquêtes portugaises en Afrique et notamment celles du prince Henri le navigateur, prince du Portugal et précurseur de l’expansion coloniale européenne. Aux yeux des Portugais, ces expéditions se justifiaient pour des raisons commerciales et pour contenir l’expansion de l’islam.
Toutefois, aucune référence n'est faite à la malédiction de Cham, pas même dans la bulle Romanus pontifex, qui est parfois citée comme étant le seul document équivoque du magistère de l'Église catholique sur le sujet de l'esclavage. Il faut dire que dans la société féodale occidentale, l'esclavage a presque disparu, remplacé par le servage, et ne touche pas la population noire.
Dans le monde musulman, l'esclavage, et la traite des noirs, sont pratiqués de façon importante, mais justifiés par des raisons plus mercantiles que théologiques ; selon toute vraisemblance, il n'existe pas de justification religieuse de l'esclavage par les musulmans de la traite des noirs fondée sur la Malédiction de Cham.
Renaissance, Lumières et XIXe siècle
En Europe, l'utilisation de la Malédiction de Cham comme justification de l'infériorité des peuples noirs et de la licéité de l'esclavage apparait au XVIIe siècle. Il semblerait que la première apparition réelle du mythe ait eu lieu dans les milieux protestants de Hollande. Ainsi, Georg Horn, en 1666, serait le premier à avoir proposé à l'Université de Leyde une classification des races selon le modèle proposé par la Genèse de la descendance de Noé[36]. De même, quelques années plus tard en 1677, Jean Louis Hannemann, s'appuyant sur un commentaire de la Genèse de Martin Luther, évoque dans un exposé fondamentaliste Curiosum Scrutinium nigritudinis posterorum Cham i.e. Aethiopum le fait que les Éthiopiens sont devenus noirs et esclaves à cause de la Malédiction de Cham[37]. (En 1578 déjà, Jean de Léry se demandait dans l'Histoire d'un Voyage fait en la Terre du Brésil si les indiens Tupi n'étaient pas des descendants de Cham, mais il s'agissait d'une hypothèse pour expliquer leur refus de se convertir, non d'un argument pour justifier leur exploitation). C'est donc dans le contexte d'un retour très littéral à la Bible, dans la mouvance de la Réforme protestante, que commence à se développer l'utilisation de la Malédiction de Cham comme instrument dialectique. Si l'on ne peut pas dire qu'il y en eut une utilisation fréquente dans ces Églises, surtout en Europe, on peut cependant dire qu'elle fut persistante jusqu'au milieu du XIXe siècle. Ainsi à titre d'exemple, le pasteur français Auguste-Laurent Montandon écrit en 1848 dans un ouvrage de catéchisme[38] : «Il suffit de vous désigner les nègres pour vous rappeler à quel point la sentence de Noé s’est accomplie sur la postérité de Cham.»
Mais le mythe va prendre de l'ampleur et bénéficier d'un écho plus réel dans les États-Unis d'Amérique, au fur et à mesure que le phénomène de la traite des noirs s'amplifie. On se rend compte en fait que la Malédiction de Cham est également un objet de débat entre les partisans de l'esclavagisme et ceux de l'antiesclavagisme :
- En , le juge Samuel Sewall de Boston, écrit : « C’est Canaan qui a été maudit trois fois, mais Cham n’a pas été mentionné. (...) Or les Noirs ne descendent pas de Canaan, mais de Kush. »
- En 1762, un John Woolman avait, lui aussi, publié un traité dans lequel il montrait que l’exploitation de cette malédiction biblique pour justifier l’esclavage « est trop grossière pour être admise par l’esprit de quiconque souhaite sincèrement gouverner sa vie d’après des principes sensés ».
- En 1837, le révérend Theodore Dwight Weld, antiesclavagiste lui aussi, écrit dans un tract qui eut une diffusion importante : « la prophétie de Noé est le vade mecum qui accompagne tout le temps les esclavagistes, et ils ne s’aventurent jamais à l’extérieur sans elle »[39].
- Au milieu du XIXe siècle, les partisans de l’esclavage, tels que John Fletcher[40] en Louisiane, ou Nathan Lord, président du collège de Dartmouth, enseignaient que le péché qui a provoqué la malédiction prononcée par Noé était un mariage interracial. Ils laissaient entendre que Caïn avait été également affligé d’une peau noire pour avoir tué son frère Abel, et que Cham avait péché en contractant un mariage interdit avec quelqu’un de la race de Caïn.
Dans la société américaine du XIXe siècle, où le débat sur l'esclavage va en s'amplifiant jusqu'au point de devenir une des raisons de la Guerre de Sécession, l'argument religieux de la Malédiction de Cham est donc utilisé pour soutenir indifféremment l'un et l'autre des partis en présence.
À la même époque en Europe, l'Église Catholique met un point final à la discussion sur l'immoralité de l'esclavage et l'obligation de l'abolir, au travers d'une série de trois encycliques : In supremo apostolatus fastigio, In Plurimis et Catholicae Ecclesiae. De façon constante, on constate que le magistère catholique ne cite pas une seule fois la fameuse malédiction ni à charge ni à décharge. Néanmoins l'interprétation particulière de la Malédiction de Cham est désormais diffusée un peu partout dans les milieux chrétiens ou non qui sont proches du sujet de l'esclavage et de la colonisation, puisqu'on trouve même sous la plume du cardinal Charles Martial Lavigerie, antiesclavagiste et fondateur des institutions missionnaires des Pères Blancs la citation suivante : « L'Afrique est un siège immense que la miséricorde divine semble préparer pour mettre un terme à la malédiction de la pauvre race de Cham[41]. »
Polémique contemporaine
À partir de la fin du XXe siècle, la malédiction de Cham devient un sujet d'étude principalement pan-africain englobé dans un retour plus général et critique sur le rôle de l'Occident et du Proche-Orient dans la traite des noirs et l'esclavage. Cheikh Anta Diop, historien et anthropologue très contesté, semble être le premier à s'intéresser à ce sujet dans une perspective afrocentriste[42]. De nos jours, le sujet est très couramment abordé par divers intellectuels du continent africain et des Antilles selon l'argumentation suivante :
- L'Occident et le monde arabe ont perpétré la traite des noirs et l'esclavage pendant des siècles, et cela a ruiné le continent africain.
- L'exégèse islamique de la malédiction de Cham a servi de pilier à cette démarche, qui justifiait l'infériorité du peuple africain par une malédiction divine héréditaire.
- Certains, plus radicaux, évoquent également plus ou moins ouvertement le très contesté racisme à l'encontre des noirs des biblistes juifs, alors que pour ceux-ci, les noirs auraient Kush, et non Canaan, comme ancètre.
Cette sémantique trouve un écho particulier dans le kémitisme et l'afrocentrisme et les multiples déclinaisons politiques qui y sont liées : Kémi Séba[43] et la Tribu Ka, Jean-Philippe Omotunde[44], Doumbi Fakoly[45], etc. Une référence récurrente est faite à l'ouvrage de Pierre Ndoumaï, On ne naît pas noir, on le devient.
Voir aussi
Articles connexes
Anglais
- Benjamin Braude, The Sons of Noah and the Construction of Ethnic and Geographical Identities in the Medieval and Early Modern Periods, The William and Mary Quarterly, Third Series, Vol. 54, No. 1 (Jan., 1997), p. 103-142
- David M. Goldenberg, The Curse of Ham : Race and Slavery in Early Judaism, Christianity, and Islam (Jews, Christians, and Muslims from the Ancient to the Modern World), Princeton University Press, 2003.
Français
- Benjamin Braude, "Race et esclavage entre judaïsme, christianisme et Islam". In: Annales. Histoire, Sciences Sociales, 57e année, N. 1, 2002. p. 93-125.
- Jean-Pierre Chrétien « Les deux visages de Cham. Points de vue français du XIXe siècle sur les races africaines d'après l'exemple de l'Afrique orientale » , in Guiral P. et Temine E. (éds.), L'idée de race dans la pensée politique française, Editions du CNRS, 1977 p. 177-199
- Heinrich Denzinger, Symboles et Définitions de la Foi Catholique (Enchiridion Symbolorum)
- Patricia Gravatt (ht), L'Église et l'esclavage, Éditions L'Harmattan
- Pierre Ndoumaï, On ne naît pas noir, on le devient, Éditions L'Harmattan
- René François Rohrbacher et Auguste Henri Dufour, Histoire universelle de l'Église Catholique, Ed. Gaume Frères, 1861 : lire l'article Esclavage.
Notes et références
- Genèse 9:20-27, Traduction Louis Segond
- Traduction Chanoine Crampon
- Traduction J. N. Darby
- Albert I. Baumgarten, Myth and Midrash : Genesis 9:20-29, in Jacob Neusner, Christianity, Judaism and Other Greco-Roman Cults: Studies for Morton Smith at Sixty, BRILL, 1975, (ISBN 90-04-04215-6)
- Targoum Onkelos sur Gen. 6-11
- Chapitre 9 de la Septante
- Sandra Fancello, « « Akanité » et pentecôtisme : identité ethno-nationale et religion globale, Akanite identity and pentecostalism : ethno-national identity and global religion », Autrepart, no 38, , p. 81–98 (ISSN 1278-3986, lire en ligne, consulté le )
- (he)/(tmr) Bereshit Rabba 36:5
- Jubilés 6:8.
- Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, 6:1, 3–5.
- Eugen Drewermann, Le mal, t. 2 : Approche psychanalytique du récit yahviste des origines, Desclée de Brouwer, 1996, p. 478.
- T.B. Sanhédrin 70a.
- James L. Kugel (en), Traditions of the Bible - A Guide to the Bible as it was at the Start of the Common Era, p. 222, (ISBN 0-674-79151-7).
- La caverne des trésors : version Géorgienne, éd. Ciala Kourcikidzé, trans. Jean-Pierre Mahé, Corpus scriptorium Christianorum orientalium 526-27, Scriptores Iberici 23-24 (Louvain, 1992-93), ch. 21, 38-39 (translation).
- Coran XXXV, 28
- (en) http://islamqa.info/en/ref/84306
- Ibn Khaldoun, Al-Muqadima, 1re section, 3e Discours Préliminaire
- Al-Mas'ûdî, Prairies d'Or, chapitre III
- Al-Mas'ûdî, Prairies d'Or, chapitre XXXIII
- Ibn Qoutayba, Kitab al-Ma'ârif
- David M. Goldenberg, The Curse of Ham: Race and Slavery in Early Judaism, Christianity, and Islam
- Braude Benjamin. Cham et Noé. Race et esclavage entre judaïsme, christianisme et Islam. In: Annales. Histoire, Sciences sociales, 57e année, N. 1, 2002. p. 100 et 101. Sur Persée en ligne :
- Commentaire du Pentateuque du Rabbin C. R. Hirsch, Genèse, tome 1, Éditions Kountrass, pages 264-269
- Hébreux 11,7
« C’est par la foi que Noé, divinement averti des choses qu’on ne voyait pas encore, et saisi d’une crainte respectueuse, construisit une arche pour sauver sa famille ; c’est par elle qu’il condamna le monde, et devint héritier de la justice qui s’obtient par la foi. »
- Vocabulaire de théologie biblique, Les Éditions du Cerf, 1999, p. 1321
- Vocabulaire de théologie biblique, Les Éditions du Cerf, 1999, p. 826
- Traduction Louis Segond
- Traduction Chanoine Crampon
- Traduction J.N. Darby
- Traduction Lemaistre de Sacy
- cf. Genèse 5,32 ; 6,10 ; 7,13 ; 10,1
- in On ne naît pas noir, on le devient, par Pierre Ndoumaï.
- in Unum Est, ou Symboles et Définitions de la Foi Catholique (Enchiridion Symbolorum) par Heinrich Denzinger
- in Somme Théologique, Tome II, Question 95, Art. 4
- Encyclique Sicut dudum :
« And no less do We order and command all and each of the faithful of each sex, within the space of fifteen days of the publication of these letters in the place where they live, that they restore to their earlier liberty all and each person [...]who have been made subject to slavery. These people are to be totally and perpetually free, and are to be let go without the exaction or reception of money. If this is not done when the fifteen days have passed, they incur the sentence of excommunication by the act itself, from which they cannot be absolved, except at the point of death, even by the Holy See, or by any Spanish bishop, or by the aforementioned Ferdinand, unless they have first given freedom to these captive persons and restored their goods. »
- Le Racisme de Léon Poliakov, Éditions Seghers, 1976, p. 57
- L'Église et l'esclavage, de Patricia Gravatt (ht), Éditions L'Harmattan, p. ?
- Étude des récits de l'Ancien Testament en forme d'instructions pour les écoles du dimanche, par Auguste-Laurent Montandon, Ed. Charbuliez, 1848 et 1858. Auguste-Laurent Montandon était protestant, pasteur de l'Église Réformée de France, et a écrit de nombreux ouvrages de catéchisme et de vulgarisation biblique à destination des enfants ou des nouveaux convertis protestants.
- La Bible contre l'esclavage de Theodore Dwight Weld, 1837
- Studies on Slavery, in Easy Lessons par John Fletcher, première ed. Natchez, 1852.,
- in Annales de la propagation de la foi, Cardinal Lavigerie, 1881.
- Nations nègres et culture: de l'antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l'Afrique Noire d'aujourd'hui, par Cheikh Anta Diop, Éditiond Présence africaine, 1954
- Vidéo :Courte citation d'un discours de Kémi Séba suivi du point de vue d'un historien sur le rôle des juifs dans la traite des noirs
- La malédiction de Cham : l’escroquerie spirituelle de l’Église : interview de Jean-Philippe Omotunde par Sylvia M’Bocké
- L'origine biblique du racisme anti-noir, par Doumbi Fakoly, Ed. Menaibuc Eds
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