Élection présidentielle française de 1906

L'élection présidentielle française du a pour but de choisir le successeur d'Émile Loubet. Elle se fait au suffrage indirect, conformément aux lois constitutionnelles de 1875.

Élection présidentielle française de 1906
Corps électoral et résultats
Inscrits 849
Votants 848
99,88%  1,34

Armand Fallières ARD
Voix 449
52,95%
Paul Doumer PRRRS
Voix 371
43,75%
Président de la République française
Sortant Élu
Émile Loubet
ARD
Armand Fallières
ARD

Président du Sénat, le modéré Armand Fallières est élu avec l'investiture de la majorité parlementaire du Bloc des gauches face au radical dissident Paul Doumer, président de la Chambre des députés, appuyé par une partie du centre et par l'opposition de droite.

Cette élection a donc deux particularités : elle oppose pour la première fois les présidents respectifs des deux chambres du parlement[1] et présente le paradoxe d'un modéré investi par la gauche affrontant un radical soutenu par la droite[2].

Contexte

Sous la présidence d’Émile Loubet, les radicaux se sont alliés à une fraction dreyfusarde des progressistes (Alliance démocratique) et à une partie des socialistes pour former le Bloc des gauches.

Majoritaire depuis les élections législatives de 1902, cette coalition est soudée par un certain anticléricalisme, qui a culminé avec le combisme avant d'entraîner le vote de la loi de séparation des Églises et de l'État. Cette politique, également soutenue par le socialiste Jaurès (SFIO) via la Délégation des gauches, a rencontré une très vive opposition de la part des progressistes les plus modérés (Fédération républicaine), des nationalistes, des catholiques ralliés (Action libérale) et des monarchistes.

Avant de connaître un relatif apaisement sous le second gouvernement Rouvier (assis sur une majorité élargie), les tensions entre les deux camps ont atteint leur paroxysme lors de l'affaire des fiches. Or, lors de la séance du 28 octobre 1904 à la Chambre des députés, plusieurs députés de gauche ont fait dissidence en votant avec le centre et la droite pour une proposition d'ordre du jour qui blâmait le ministre de la Guerre, le général André. Parmi ces dissidents, on trouve Noulens (auteur de la proposition), Millerand, Leygues, Lanessan, Caillaux, Baudin, Klotz, Barthou, Bos, Vazeille et Doumer[3].

Candidats

Caricature du dessinateur antimaçonnique Bruno à propos de l'élection présidentielle et de la conférence d'Algésiras.

Paul Doumer

Figure centrale de l'éphémère gouvernement radical de Léon Bourgeois, thuriféraire du projet d'impôt sur le revenu, Doumer a pris ses distances avec une grande partie de ses collègues de gauche à partir de 1897. Après avoir fait défaut à son parti en acceptant le poste de gouverneur général de l'Indochine offert par le modéré Méline, il a entretenu des rapports tendus avec le gouvernement Waldeck-Rousseau. En décalage avec l'attitude de la gauche au cours de l'affaire Dreyfus qui faisait rage en métropole, il a manifesté de la sympathie au clergé et à l'armée. Cette évolution était déjà soulignée avec complaisance par la presse conservatrice en 1900 : « M. Doumer se dresse en face du personnel actuel comme un concurrent redoutable »[4]. Le radical Arthur Ranc avait alors réagi : « Le Gaulois pose la candidature de M. Doumer à la présidence de la République clérico-nationaleuse »[5].

Après avoir failli être exclu du parti radical en 1902 à la demande de Jean Bepmale[6] (il le sera effectivement en 1905)[7], Doumer a fait son retour dans l'arène politique en prenant la présidence de la commission des finances et en se plaçant à la tête des radicaux modérés opposés au combisme[8]. Dans un discours prononcé en mai 1904 (deux mois après avoir fustigé l'action de Camille Pelletan au ministère de la Marine)[9], il a ainsi critiqué la politique anticléricale du gouvernement et a proclamé la nécessité d'être « des patriotes avant tout »[10]. Dès lors, il a pu être considéré comme un traître par de nombreux partisans du Bloc - il sera d'ailleurs exclu du groupe de la Gauche radicale[11] - et, par conséquent, comme un allié objectif des opposants à cette majorité.

En dehors de ses amis politiques, Doumer peut ainsi compter sur le soutien d'une grande partie de l'opposition, mais aussi de l'approbation discrète (niée lors des scrutins publics mais manifeste lors des scrutins secrets) des membres les plus modérés de la majorité, ce qui lui a permis de remporter le « perchoir » face à Henri Brisson en 1905. Il a d'ailleurs été confirmé à ce poste le 9 janvier 1906, par 287 voix contre 269 au candidat des gauches, Ferdinand Sarrien[12].

Armand Fallières

Deux jours après l'élection du président de la Chambre, les sénateurs ont réélu à leur tour leur président sortant, en la personne du modéré Armand Fallières, qui a obtenu 173 voix sur 248 (soit 70 %), ce qui confère à celui-ci une légitimité comparable à celle de Loubet sept ans plus tôt.

Fallières et Doumer photographiés côte-à-côte.

Bien que très modéré (il est issu de l'opportunisme ferryiste), Fallières est resté fidèle à la politique de « concentration républicaine » associant les opportunistes aux radicaux, allant jusqu'à siéger dans le groupe parlementaire de ces derniers, la Gauche démocratique. Plus dreyfusard que Doumer, il a voté contre la loi de dessaisissement le 1er mars 1899[13] avant d'accepter de présider la Haute Cour chargée de juger les meneurs de l'agitation antidreyfusarde.

Son appartenance à la majorité et son absence de complaisance à l'égard de la droite nationaliste en font un candidat acceptable pour tous les partisans du Bloc. Ainsi le radical indépendant Georges Clemenceau, pourtant très critique envers la politique de Combes, soutient Fallières contre Doumer, qu'il qualifie de « candidat de l’Église et de la monarchie »[14].

De plus, en tant qu'élu du Lot-et-Garonne, Fallières a la sympathie de nombreux parlementaires du Sud-Ouest[15].

Candidats hypothétiques

Le Grand Illustré du 14 janvier 1906 présentant les possibles candidats à la présidence de la République.

Lors de l'élection du président du Sénat, 17 voix se sont portées sur le chef du gouvernement, Maurice Rouvier, qui est apparu ainsi comme un candidat probable à la succession de Loubet[16]. Cependant, face à l'hostilité de la gauche, Rouvier adresse un communiqué à l'agence Havas pour préciser qu'il n'est pas candidat[17],[18].

Certaines rumeurs évoquent d'autres outsiders, comme le progressiste Deschanel ou, dans une moindre mesure, le radical Peytral[19]. D'autres observateurs prétendent que Loubet lui-même pourrait être sollicité en cas de ballotage, mais le président sortant n'est pas candidat à un second mandat[20].

Les membres du conseil national de la SFIO sont quant à eux divisés sur l'opportunité d'une candidature socialiste face aux deux candidats de la bourgeoisie. Jules Guesde, René Chauvin et Marcel Cachin y sont favorables, contrairement à Jean Jaurès, Jean Allemane et Édouard Vaillant, qui redoutent les conséquences d'une dispersion des voix républicaines. Les fédérations n'ayant pas été consultées sur ce point, il est finalement décidé de laisser les élus libres de leur vote[21].

Opérations électorales

Caricature de Moloch.

Un décret du 12 janvier convoque la réunion de l'Assemblée nationale à Versailles pour le mercredi 17 janvier afin d'élire le président de la République qui doit entrer en fonction le 18 février[18].

La réunion plénière du 16 janvier

Afin de désigner un candidat unique des républicains, les trois groupes républicains du Sénat (la Gauche démocratique, l'Union républicaine et la Gauche républicaine, respectivement présidés par Émile Combes, Antonin Dubost et Charles Prévet) organisent une « réunion plénière » le 16 janvier dans l'ancienne chapelle du Palais du Luxembourg. Outre ces trois groupes sénatoriaux, six groupes de la Chambre des députés sont invités : le groupe progressiste présidé par Joseph Thierry, l'Union républicaine présidée par François Carnot, la Gauche radicale présidée par Sarrien, l'Union démocratique présidée par Georges Leygues, le groupe radical-socialiste présidé par Camille Pelletan et l'Extrême gauche radicale et socialiste présidée par Louis Puech, de même que les républicains « sauvages ». Au total, 717 parlementaires sont convoqués[22].

La participation des groupes de Prévet et Thierry, expressions parlementaires de la Fédération républicaine (centre droit), fait débat : elle est notamment critiquée, au centre droit, par René Bérenger, qui prône la liberté de vote, et, à gauche, par certains radicaux, tels que Pelletan[17], qui auraient préféré exclure ces adversaires du gouvernement Combes[21]. Finalement, Prévet et Thierry s'accordent à dire que les progressistes ont leur place à la réunion plénière en tant que républicains mais que le résultat de cette concertation ne les engage pas[23].

Certains parlementaires ayant reçu des bulletins de vote au nom de Léon Bourgeois à l'insu de celui-ci, l'ancien président du conseil fait afficher une note désavouant clairement cette initiative[22]. Étant donné l'absence d'enveloppe ainsi que l'existence de différences matérielles entre les bulletins de vote imprimés aux noms des deux candidats, le scrutin n'est pas vraiment secret[24].

Avec 416 suffrages sur 649 votants (64 %) contre 191 à Doumer (29 %) et 42 bulletins divers[25], Fallières est proclamé candidat des républicains.

Le « Congrès » du 17 janvier

Ainsi investi par la majorité des républicains, Fallières est déjà assuré du soutien de 416 des 868[26] parlementaires de l'Assemblée nationale, mais les partisans de Doumer - qui maintient sa candidature - gardent l'espoir de provoquer un ballotage[27].

Contrairement au congrès de 1899, le vote a lieu sans incident notable. Lors de la proclamation des résultats, le bonapartiste Cuneo d'Ornano réagit néanmoins à l'annonce du nombre de votants (849) en ajoutant : « ... sur onze millions de citoyens Français ! »[27]

Ayant dépassé de 24 voix la majorité absolue des suffrages, Fallières est élu dès le premier tour avec près de 53 % des voix. Doumer a quant à lui remporté près de 44 % des suffrages. Les 3 % restants se sont égarés sur huit personnalités du parlement qui n'étaient pas candidates.

Une majorité relative de ces « voix perdues » s'est portée sur le libéral Alexandre Ribot (Fédération républicaine), dont les amis, peu favorables au Bloc, n'ont cependant pas souhaité voter pour Doumer car celui-ci voulait affirmer l'autorité présidentielle[28]. Bien que sans conséquence, ce vote manifeste l'existence d'un « tiers parti » informel au sein des modérés, clairement inscrit dans l'opposition à la majorité de gauche[29] mais méfiant à l'égard des manœuvres de la droite nationaliste et cléricale.

Résultats

Candidat Tour unique %
Armand Fallières
Alliance républicaine démocratique
449 52,95 %
Paul Doumer
Parti républicain, radical et radical-socialiste
371 43,75 %
Alexandre Ribot (non candidat)
Fédération républicaine
10 1,17 %
Maurice Rouvier (non candidat)
Alliance républicaine démocratique
6 0,71 %
Jean Dupuy (non candidat)
Alliance républicaine démocratique
5 0,58 %
Léon Bourgeois (non candidat)
Parti républicain, radical et radical-socialiste
2 0,24 %
Eugène Étienne (non candidat)
Alliance républicaine démocratique
2 0,24 %
Charles de Freycinet (non candidat)
Indépendant
1 0,12 %
Émile Combes (non candidat)
Parti républicain, radical et radical-socialiste
1 0,12 %
Henri Brisson (non candidat)
Parti républicain, radical et radical-socialiste
1 0,12 %

Notes et références

  1. Ce cas de figure se reproduira en 1924, quand Doumergue, président du Sénat, affrontera Painlevé, président de la Chambre. En 1899, une dizaine de voix s'étaient portées sur le président de la Chambre, Deschanel, mais celui-ci n'était pas officiellement candidat, contrairement au président du Sénat, Loubet.
  2. En 1899 déjà, les radicaux avaient soutenu le modéré Loubet, tandis que certains nationalistes avaient voté pour le radical Cavaignac. Ce dernier n'était cependant pas un candidat déclaré et avait terminé loin derrière Méline, qui avait pourtant renoncé à se présenter.
  3. Joseph Reinach, Histoire de l'affaire Dreyfus, t. 6, Paris, Fasquelle, 1908, p. 407.
  4. Claude Baron, « La question Doumer : conflit aigu », Le Gaulois, 8 août 1900, p. 1.
  5. Arthur Ranc, « M. Doumer », Le Radical, 11 août 1900, p. 1.
  6. Le Gaulois, 11 octobre 1902, p. 1.
  7. L'Aurore, 25 janvier 1906, p. 3.
  8. Jean-Marie Mayeur, La Vie politique sous la Troisième République 1870-1940, éd. du Seuil, 1984, p. 189.
  9. Joseph Reinach, Histoire de l'affaire Dreyfus, t. 6, Paris, Fasquelle, 1908, p. 418.
  10. Le Gaulois, 16 mai 1904, p. 1-2.
  11. La Presse, 2 juin 1906, p. 1.
  12. La Lanterne, 11 janvier 1906, p. 1.
  13. Bertrand Joly, Histoire politique de l'affaire Dreyfus, Paris, Fayard, 2014, p. 448.
  14. L'Aurore, 9 janvier 1906, p. 1.
  15. Affirmation du député Denêcheau reprise par Georges Foucher dans Le Gaulois du 19 janvier 1906, p. 2.
  16. La Lanterne, 13 janvier 1906, p. 1.
  17. La Croix, 13 janvier 1906, p. 3.
  18. La Lanterne, 14 janvier 1906, p. 1.
  19. La Revue hebdomadaire, 20 janvier 1906, p. 379.
  20. La Croix, 14 janvier 1906, p. 2.
  21. La Lanterne, 16 janvier 1906, p. 1.
  22. Le Radical, 17 janvier 1906, p. 2.
  23. La Lanterne, 17 janvier 1906, p. 1.
  24. Le Gaulois, 17 janvier 1906, p. 1.
  25. Ces 42 voix se sont dispersées entre Dupuy (14), Ribot, Rouvier, Bourgeois (6 chacun), Loubet (3), Deschanel (2), Guérin, Brisson, Clemenceau, Freycinet et Sarrien (1 chacun). Cf. La Lanterne, 18 janvier 1906, p. 1.
  26. Il y a en théorie 891 parlementaires, mais 22 sièges sont vacants (pour cause de décès, d'élection de députés au Sénat, ou encore de l'éruption de la montagne Pelée en 1902, qui a privé de député la deuxième circonscription de Martinique) tandis que Charles Jonnart, gouverneur général de l'Algérie, ne prendra pas part au vote (La Croix, 13 janvier 1906, p. 1).
  27. La Lanterne, 19 janvier 1906, p. 1.
  28. Jean-Marie Mayeur, La Vie politique sous la Troisième République 1870-1940, éd. du Seuil, 1984, p. 211.
  29. Bertrand Joly, op. cit., p. 546-547.
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