Bernard Friot (sociologue)

Bernard Friot est un sociologue et économiste français né le à Neufchâteau (Vosges), professeur émérite à l'université Paris-Nanterre (Paris X)[1].

Pour les articles homonymes, voir Bernard Friot.

Il théorise la notion de «salaire à vie» avec l'association d'éducation populaire Réseau Salariat. Ses travaux s'appuient sur une relecture de l'histoire économique française et de ses institutions, dont notamment le régime général de la sécurité sociale et la cotisation sociale.

Biographie

Engagements politiques

Bernard Friot se dit chrétien et communiste. Il est marqué par la théologie paulinienne et jésuite, qu'il considère comme « une théologie de l’en-avant ». Il ne croit pas à « un autre monde » mais « à un monde autre » : « la rencontre de Jésus me relance en permanence dans mon humanité parce que l’humanité en Jésus est divinisée [...]. Le fait de recevoir toute rencontre, tout événement comme une occasion d’altérité source d’en-avant est constitutive de ma démarche de vie, de mon être-au-monde. »[2]

Bernard Friot est militant du Parti communiste français depuis le début des années 1970[3] et syndicaliste au SNESUP-FSU[4]. Il anime l'Institut européen du salariat et est à l'origine de la création, en 2011, de l'association d'éducation populaire Réseau Salariat[5], qui promeut l'idée d'un « salaire à la qualification personnelle » destiné à l'ensemble de la population. Une proposition alternative à celle du revenu de base, que Bernard Friot dénonce comme étant « la roue de secours du capitalisme »[6]. Il dirige également aux éditions La Dispute la collection Travail et salariat, qui publie notamment des auteurs appartenant à l’Institut européen du salariat (IES), réseau de chercheurs en sciences sociales « qui promeut l’histoire, l’observation et la théorie du salariat, entendu comme un ensemble d’institutions de valorisation du travail concourant à la constitution d’une classe de salariés »[7].

Parcours universitaire

Bernard Friot commence sa carrière universitaire en 1971 à l'IUT de l’université de Lorraine, en tant qu'assistant puis maître de conférences en économie. Sa thèse doctorale d’économie, soutenue en 1993, porte sur la construction de la Sécurité sociale en France de 1920 à 1980[8]. Il y insiste sur « le caractère anticapitaliste des institutions de socialisation du salaire », contrairement à l’interprétation de 1945 qui fait de « la Sécurité sociale un élément nécessaire à la période fordiste du capitalisme »[3]. Il se tourne vers la sociologie à la fin des années 1990, quittant une discipline qu'il juge « verrouillée par les collègues orthodoxes »[2]. En 2000, il passe une habilitation à diriger des recherches (HDR) en sociologie du travail[9]. L'année suivante, il est élu professeur des universités à Paris-Nanterre, où il fonde l'Institut européen du salariat (IES).

Travaux de recherche

Ses recherches portent sur la sociologie du salariat[10] et la comparaison des systèmes de protection sociale en Europe. Ses travaux ont également porté sur les retraites, allant à l'encontre des réformes proposées par le gouvernement français en 2010[11]. Il a plusieurs fois contesté des idées communément admises, comme en 2010, quand il soutient que le « chômage des jeunes » est un « mensonge d’État », car il s'applique en réalité aux jeunes actifs (c'est-à-dire à la recherche d'un emploi) et que dès lors, « un taux de chômage de 25 %, cela veut dire que le quart de 30 % des jeunes est au chômage. Le quart de 30 % c'est 7,5 %, c'est 1 sur 12. C'est le poids du chômage qu'on trouve dans toutes les tranches d'âge et il n'y a aucune spécificité du poids du chômage chez les jeunes »[12].

Ses thèses autour du salaire à la qualification personnelle, son invention d'un salaire socialisé qui s'appliquerait aussi aux étudiants considérés en économie comme « non actifs », sont reprises à leur compte par plusieurs associations et syndicats étudiants, notamment l'Union des étudiants communistes[13] et Solidaires Étudiant-e-s. Sa définition de la laïcité est de comprendre celle-ci comme étant un outil d’émancipation par rapport à des croyances considérées comme « religieuses » dans le domaine économique, croyances qui assurent selon lui le maintien du capitalisme[14],[15]. Il a participé à deux émissions du site Hors Série pour présenter le salaire à la qualification personnelle, interrogé par Judith Bernard en septembre 2015 pour évoquer son ouvrage « Émanciper le Travail »[16] et en septembre 2017 à l'occasion de la publication de Vaincre Macron[17]. Le 30 novembre 2015, il figure parmi les signataires de l'Appel des 58 : « Nous manifesterons pendant l'état d'urgence »[18],[19].

Pensée

Réappropriation de l'Histoire populaire

Bernard Friot estime que la classe bourgeoise conduit un combat idéologique depuis les années 1970 pour faire oublier l'imposition par le mouvement ouvrier en 1946, avec le régime général de la sécurité sociale et le statut des électriciens-gaziers, « des prémices d’un changement de mode de production » car gérés jusque dans les années 1960 par les travailleurs eux-mêmes[20] valorisant des activités considérées comme « improductives » par l'idéologie capitaliste[21]. Il participe notamment au documentaire La Sociale, réalisé par Gilles Perret, et entame un travail de recherche historique sur Ambroise Croizat, ministre chargé de l’application des ordonnances sur la Sécurité sociale en 1946, afin de réhabiliter le nom de ce personnage passé sous silence au profit de Pierre Laroque.

En finir avec les luttes défensives

Il estime que la classe dirigeante s'est livrée à une « désintégration du monde des producteurs ». D'abord, en stoppant la progression des salaires entre les années 1960 et 1990, créant ainsi une catégorie de travailleurs inexistante jusqu'alors : « les jeunes de 16-18 ans en échec scolaire »[21]. Cette mesure a été initié par le Premier ministre Raymond Barre en 1977 et vise selon lui à biaiser le débat afin de parler de solidarité au lieu de « salaire normal » : « Auparavant, on était payé au salaire de la convention collective quel que soit son âge », dit-il dans un article du Monde Diplomatique. Il estime que les mouvements progressistes ont intégré la narration de la société capitaliste, qui consiste à créer, selon lui, un état de victimisation permanente reléguant les revendications sociales à une position défensive, alors que le mouvement réactionnaire se trouverait dans une position d'attaquant[21]. Il cite de nombreuses dénominations permettant à la classe dirigeante de « sortir une catégorie du statut commun de producteur » en victimisant l’ensemble de ce groupe social et pour faire appel à la notion de « solidarité capitaliste, remplacement du salaire par un forfait fiscal » : « chômeurs », « mères élevant seules leurs enfants », « non ou faiblement diplômés », « habitants de territoires en conversion », « jeunes de 16-18 ans en échec scolaire », etc.[21]. Dans son livre Vaincre Macron, il alerte sur la nécessité, selon lui, de changer l'organisation de la contestation :

Vaincre M. Emmanuel Macron et le monde qu’il incarne impose aux contestataires un changement radical de stratégie. Il importe d’abord de mener la lutte sur le bon terrain. Non pas celui des victimes, mais celui des producteurs que nous sommes toutes et tous ; non pas l’argent, mais le travail ; non pas la répartition des richesses, mais leur production[21].

Selon lui, il faut que la stratégie politique s'évertue à « transformer le refus populaire désarmé qui s’exprime dans les mouvements sociaux en adhésion à une pratique de changement de la production, de la recherche, de l’entreprise et du travail. Et, pour cela, de s’appuyer sur les puissantes institutions imposées après-guerre par le monde ouvrier »[21].

Définition du travail

Selon Bernard Friot, les dirigeants, depuis les années 1960, s’attellent à redéfinir le travail uniquement sur la base d'« activités susceptibles de valoriser le capital ». Selon lui, « le discours réformiste » présente l’Assurance maladie comme dépourvue de création de valeur économique car engendrant des dépenses de santé. Il milite pour un salaire socialisé et une réappropriation d’usage des outils et moyens de production et pour privilégier une notion du travail déconnectée de la notion d'emploi. Les travailleurs, selon lui, doivent assumer le statut de producteur de la valeur économique[21].

Il considère que le système capitaliste voit le travail uniquement dans le cadre d'un emploi, c'est-à-dire une relation de subordination entre un employeur ou un actionnaire et d'un employé : il prend l'exemple de parents élevant leurs enfants n'étant pas rémunérés pour conduire leurs enfants à l'école alors qu'une assistante maternelle le serait. Il pointe du doigt le fait qu'il s'agit d'un même travail mais que dans un cas il n'est pas rémunéré et dans l'autre, il l'est, bien qu'il s'agisse du même travail et en vient à la conclusion que la société capitaliste ne nie pas la nécessité de ce travail mais qu'elle nie les activités de production hors du cadre de l'emploi, en les déclarant non productives[21]. Dans son livre Vaincre Macron, il affirme que la notion de « travail » s'inscrit dans une lutte des classes opposant la « classe salariale » à la classe dirigeante : « La classe dirigeante ne tire sa puissance que de la maîtrise du travail. Conserver cette maîtrise l’obsède : sans elle, pas de profit ». Ce qui l'amène à la notion d'un « salaire à la qualification personnelle », afin que l’emploi devienne un attribut personnel[21].

Salaire à la qualification personnelle

Selon Bernard Friot, il est nécessaire d'élargir le statut réservé jusqu’ici aux fonctionnaires sous la forme de salaire socialisé, attaché à la personne et non à l'emploi, octroyé dès la majorité afin d'acter le statut de producteur à chacun ainsi que la propriété d’usage des outils de travail et que ces droits s'accompagnent de celui de participer aux instances de coordination de l’activité économique[21]. Pour cela, il préconise la création « de deux cotisations prélevées sur la valeur ajoutée et versées, sur le modèle de la Sécurité sociale, à des caisses spécifiques : caisse de salaire et caisse d’investissement »[21].

Le fondement de la notion de salaire à la qualification personnelle se trouve en premier lieu dans l'association de la qualification à l'individu : que l'évolution au cours de la carrière soit fonction de l'ancienneté et de la réussite à des épreuves de qualification, se traduisant dans l'attribution de grades sur le même modèle que le statut des fonctionnaires. Pour cela, le salaire ne serait plus versé par l’employeur mais par une caisse dédiée aux salaires[21].

Propriété d'usage

Bernard Friot appelle à ce que les salariés dirigent « la production sur leur lieu de travail : composition du collectif, définition des investissements, du produit, des intrants, des marchés, des relations avec les partenaires, de la place dans la division internationale du travail » et qu'ils prennent part à la détermination des grandes lignes économiques et d'investissement ; aussi estime-t-il que les salariés doivent participer aux délibérations des « caisses d’investissement », caisses qui remplaceraient les actionnaires dans les décisions d'investissement, d'affectation des cotisations économiques et permettraient la création de monnaie à la place des banques, qu'il s'agisse de financement de projets ou de dépenses de fonctionnement pour les services publics gratuits[21]. Il considère que la souveraineté politique des citoyens ne peut s'exercer qu'à la condition d'être libéré de la peur de la perte d'emploi ou de la fluctuation des revenus sur lesquels un travailleur indépendant n'a pas de prise[21].

Publications

Ouvrages

  • Bernard Friot, Le travail, enjeu des retraites, Paris, La Dispute, (1re éd. 2010), 224 p. (ISBN 978-2-84303-302-5, présentation en ligne) Nouvelle édition de l'Enjeu des retraites, enrichie d'une longue introduction et d'une conclusion inédites.
  • Vaincre Macron, Éditions La Dispute, (ISBN 978-2-84303-289-9 et 2-84303-289-X, notice BnF no FRBNF45404658)
  • Puissances du salariat, nouvelle édition augmentée, Paris, Éditions La Dispute, 2012 (ISBN 978-2-84303-226-4) (EAN 9782843032264) (notice BnF no FRBNF43512486)
  • L'enjeu du salaire, Paris, Éditions La Dispute, , 202 p. (ISBN 978-2-84303-222-6, EAN 9782843032226, notice BnF no FRBNF42681516)
  • L’enjeu des retraites, Paris, Éditions La Dispute, , 175 p. (ISBN 978-2-84303-163-2, EAN 9782843031632, notice BnF no FRBNF42173765)
  • Et la cotisation sociale créera l’emploi, Paris, Éditions La Dispute, , 153 p. (ISBN 2-84303-023-4, notice BnF no FRBNF37071128)
  • Puissances du salariat, Paris, Éditions La Dispute, (notice BnF no FRBNF36700005)

Ouvrages collectifs

Conversations

Notes et références

  1. Université Paris Ouest Nanterre La défense - Bernard Friot
  2. Ballast, « BALLAST | Bernard Friot : « Je pratique à la fois christianisme et communisme » (1/2) », sur BALLAST, (consulté le )
  3. Bernard Friot « Le salariat, c’est la classe révolutionnaire en train de se construire » - Cécile Rousseau, L'Humanité, 14 août 2013
  4. Friot, « Ne nous laissons pas voler la Sécu ! », sur pratiques, (consulté le )
  5. Site web officiel de Réseau Salariat
  6. Émission Ce soir (ou jamais !) du 7 juin 2013 sur France Télévisions
  7. « L’IES: Présentation », sur Institut Européen du Salariat (consulté le )
  8. Protection sociale et salarisation de la main d'œuvre : essai sur le cas français : thèses avec Bernard Friot
  9. Marnix Dressen, Jean-Luc Metzger et Bernard Friot, « Le salariat, classe révolutionnaire en puissance. Entretien avec Bernard Friot », La nouvelle revue du travail, no 6, (ISSN 2263-8989, DOI 10.4000/nrt.2161, lire en ligne, consulté le )
  10. Louis Moreau de Bellaing, Bernard Friot, Puissances du salariat. Emploi et protection sociale à la française, Paris, la Dispute, 1998 (compte-rendu), L'Homme et la société, Année 1999, 134, p. 162-163
  11. Bernard Friot, L'Enjeu des Retraites, Paris, La Dispute, , 175 p. (ISBN 978-2-84303-163-2)
  12. Émission de radio Là-bas si j'y suis du sur France Inter
  13. « Ils bataillent pour le salaire étudiant », sur L'Humanité, (consulté le )
  14. « Bernard Friot : Religion Capitaliste & Laïcité » [vidéo], YouTube,
  15. Ballast, « BALLAST | Interview de Bernard Friot : « Nous n’avons besoin ni d’employeurs, ni d’actionnaires pour produire » », sur BALLAST, (consulté le ) : « La majorité des chercheurs en sciences sociales écrivent l’histoire du point de vue de la domination de classe. Par leur fascination pour le pouvoir, ils sont un élément décisif du clergé de la religion capitaliste. Je ne parle pas ici des économistes orthodoxes, dont j’ai dit dès le début qu’ils sont le haut clergé de cette religion et qui pratiquent d’ailleurs, non pas la science sociale (pouah !), mais la science tout court ! Je parle d’un bas-clergé d’autant plus efficace qu’il critique une domination capitaliste dont il nie qu’elle ait commencé à être radicalement mise en cause. On retrouve là un ingrédient constitutif de la religion, qui, je le rappelle, n’est pas simple soumission, mais aussi soupir du soumis contre son maître. De même que la croyance dans la damnation des riches après la mort entretenait la soumission dans cette vie à ces riches haïs, de même la croyance dans une révolution qui n’aura jamais lieu que demain entretient le mythe de l’impuissance des dominés aujourd’hui. »
  16. « Émanciper le Travail », sur Hors Série,
  17. Judith Bernard, « Vaincre Macron », sur Hors Série,
  18. « L'appel des 58 : « Nous manifesterons pendant l'état d'urgence » », Mediapart,
  19. « État d'urgence : 58 personnalités revendiquent la liberté de manifester », Le Point/AFP,
  20. Bernard Friot & Christine Jakse, « Une autre histoire de la Sécurité sociale », sur Le Monde diplomatique, (consulté le )
  21. Bernard Friot, « En finir avec les luttes défensives », sur Le Monde diplomatique, (consulté le )

Voir aussi

Conférences

Entretiens

Liens externes

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