Caractère théologique du chant grégorien

Le caractère théologique du chant grégorien est évident, car il s'agit, plus précisément, de la loi de la composition de ce chant fortement liturgique. Le texte sacré issu de la bible y contrôle non seulement la mélodie mais également les neumes, d'après le sens de chaque terme.

Source de la formation spirituelle du pape Benoît XVI

Le pape Benoît XVI, surtout théologien, demeure toujours défenseur et promoteur du chant grégorien.

Le cardinal Joseph Ratzinger s'illustrait de son soutien pour la restauration du chant grégorien auprès de l'abbaye Saint-Pierre de Solesmes ainsi que de son œuvre concernant la caractéristique théologique du chant liturgique, en tant qu'une véritable théologie .

Devenu pape Benoît XVI, celui-ci précisa les sources de sa formation spirituelle, le 12 septembre 2008, dans l'avion vers la France :

« J'ai eu réellement un contact très profond, très personnel et enrichissant avec la grande culture théologique et philosophique de la France. Cela a été réellement décisif pour le développement de ma pensée. Mais aussi la redécouverte du grégorien originel avec Solesmes, la grande culture monastique ... et naturellement la grande poésie. ... C'est donc une culture qui a réellement déterminé mon développement personnel, théologique, philosophique et humain[1]. »

La théologie est certainement l'un des éléments les plus importants composant le chant grégorien autant que sa musicalité exceptionnelle.

Caractéristique théologique du chant grégorien

Histoire

À la suite de l'implantation du rite romain au VIIIe siècle dans tout le royaume carolingien, le chant grégorien y naquit en intégrant le chant vieux-romain ainsi que le chant gallican. Toutefois, sous influence de la Renaissance carolingienne, la composition du chant fut exécutée d'après une discipline particulière, au contraire d'autres anciens chants monodiques européens :

« Le chant grégorien est une musique vocale, essentiellement liée à un texte. C'est le texte qui est premier ; la mélodie a pour but de l'orner, de l'interpréter, d'en faciliter l'assimilation. Car ce chant est un acte liturgique, une prière et une louange à Dieu. Ses mots sont sacrés : ils sont extraits presque tous de la Bible et très spécialement du Psautier[ve 1]. »

 Dom Eugène Cardine, Vue d'ensemble sur le chant grégorien

Ainsi, les musicologues constatèrent que le premier copiste du graduel de Bellelay (XIIe siècle) avait écrit, tout d'abord, le texte. Puis, celui-ci avait ajouté les neumes, mais en vérifiant et corrigeant le texte, en faveur d'une perfection ainsi que d'une cohérence entre le texte et la mélodie. De même, il y existe un grand nombre de modifications tardives[2] [liste des interventions portées sur le texte de ce manuscrit].

De surcroît, la diversité du chant grégorien demeure énorme et considérable :

« Varié dans ses formes musicales, le chant grégorien l'est également dans ses procédés de composition. Un très grand nombre de pièces nous apparaissent comme originales ; c'est-à-dire que leur ligne mélodique, dans son ensemble et souvent même dans ses détails, est unique et ne se retrouve nulle part ailleurs ; il s'agit alors d'une exploitation artistique de texte sous son double aspect matériel et spirituel : l'agencement des mots et leur signification[ve 2]. »

 Dom Eugène Cardine, même document

Pourtant, cette caractéristique fut définitivement perdue, à la suite de l'invention de la notation à gros carrés, puis du mouvement de la Renaissance.

Redécouverte depuis le XIXe siècle

Au milieu du XIXe siècle, la restauration du chant grégorien vers la version authentique se commença, avec un certain nombre de découvertes des musicologues tel le Tonaire de Saint-Bénigne de Dijon. Puis, l'abbaye Saint-Pierre de Solesmes devint centre de cette restauration dont Dom Joseph Pothier était le responsable ainsi que spécialiste du texte latin[3]. Lors du congrès international d'Arezzo en 1882, celui-ci présenta correctement aux religieux : « C'est le texte qui impose le rythme au chant [gregorien][4]. » Malheureusement, son successeur Dom André Mocquereau, ancien violoncelliste, était trop musicien pour poursuivre à ce chemin. Sous influence de la musique classique, il développa sa théorie rythmique grégorienne avec laquelle fut oubliée la composition théologique selon le texte sacré[ii 1].

Même si la pratique des signes rythmiques était vraiment puissante et omniprésente, le rétablissement d'une bonne analyse naquit dans le même monastère. En s'apercevant que les neumes sans ligne cachent énormément de renseignements sur l'expression, Dom Eugène Cardine commença à retrouver la loi de composition selon le texte sacré que Dom Pothier avait laissée, d'abord tout seul. Après avoir établi une nouvelle science, sémiologie grégorienne, en collaboration avec ses collègues et élèves, il réussit à comprendre correctement la composition d'après le sens théologique du texte, grâce aux neumes anciens[ii 2].

En résumant aisément ce caractère du chant grégorien, Dom Cardine prévoyait que même les musiciens distinguent cette caractéristique achevant le plus haut niveau de cohérence entre la musique et le texte :

« Il faut reconnaître cependant qu'un musicien moderne ira d'instinct chercher les meilleurs chefs-d'œuvre, et il les rencontrera certainement dans les mélodies originales. Dans ces mélodies il ne trouvera plus seulement des toiles de fond, d'un dessin parfait et de couleurs volontairement neutres, devant lesquelles peuvent être évoqués les sentiments les plus variés, mais un décor pleinement adapté au sens des paroles qu'il s'agit de mettre en valeur[ve 3]. »

 Eugène Cardine, Vue d'ensemble sur le chant grégorien

Il est vrai que, de nos jours, un certain nombre de chœurs grégoriens n'hésitent pas à apprendre la théologie pour leur exécution.

Les disciples de Dom Cardine continuèrent à approfondir ce sujet. Ils distinguèrent que le dessin de parole contrôle non seulement la mélodie mais aussi les neumes. Dans le chant grégorien, la structure dirigée du texte est maintenant claire[ii 3].

« La parole est la force créatrice de toute la réalisation sonore et musicale du chant ; les neumes n'en sont que l'expression pictographique. Aussi doit-on toujours étudier attentivement la relation étroite entre parole et neume. La présence de tel neume sur telle syllabe n'est jamais dépourvue de signification pour l'exécution. Ainsi, une bivirga sur une syllabe prétonique demande-t-elle à être chantée autrement qu'une bivirga sur l'accent ; et celle-ci à son tour, autrement qu'une bivirga en finale de mot[ii 3]. »

 Luigi Agustoni et Johannes Berchmans Göschl, Introduction à l'interprétation du chant grégorien

Pratique

Il est normal que les religieux exécutent de nos jours le chant grégorien, en poursuivant leur connaissance de la théologie, en raison de la caractéristique fortement théologique du chant. Cependant, afin de chanter ce répertoire, il est plus généralement recommandé de connaître ce domaine.

Auparavant, depuis le XIXe siècle, la restauration du chant grégorien vers la version authentique était effectuée selon la comparaison d'un grand nombre de manuscrits. Donc, on considérait que l'établissement de la majorité parmi eux était la meilleure façon pour la restauration scientifique. Toutefois, il ne s'agit autre que d'une synthèse jamais chantée. À partir de la rédaction de l'Antiphonale monasticum publié depuis 1995, l'équipe de l'abbaye Saint-Pierre de Solesmes adopte une autre discipline : restauration de ceux que les moines carolingiens chantaient certainement il y a 1 100 ans, à la base des manuscrits les plus corrects et les plus sûrs[5].

Par conséquent, une sagesse si profonde de ces moines, compositeurs ainsi qu'exécutants, devint évidente, à la suite des études après l'établissement de la sémiologie grégorienne[ii 4]. Afin d'approcher au raffinement qu'achevèrent les moines à l'époque de la Renaissance carolingienne, il faut tout d'abord la connaissance essentielle des neumes sans ligne. Puis, deux musicologues grégoriens dont Johannes Berchmans Göschl est le responsable du Graduale novum du Vatican[6] nous conseillaient :

« Il vaut la peine d'avertir que l'interprétation du chant grégorien comporte deux présupposés. Un certain nombre de connaissances et de techniques sont nécessaires pour accéder à ce type de musique. À la base, sont exigées une certaine familiarité avec le latin liturgique et une culture musicale générale. Mais ensuite, pour réaliser une interprétation qui mette en valeur le contenu spirituel — essence même du chant grégorien — sont aussi requises : une bonne connaissance des formes et de l'histoire du répertoire, une information sur les contextes rituels, une familiarité avec la prière des psaumes et avec les textes bibliques. Ces éléments seront supposés acquis par le lecteur[ii 5]. »

 Luigi Agustoni et Johannes Berchmans Göschl, Introduction à l'interprétation du chant grégorien

Ceux qui concernent sont désormais non seulement la connaissance musicale mais également celle de la théologie dans la liturgie. Certes, il s'agit d'une obligation pour une meilleure interprétation. Toutefois, c'était exactement pratiqué par les moines carolingiens, et non ceux que le compositeur demande théoriquement dans le cas de la musique contemporaine. Leur pratique existait avant que la musique ne soit écrite et fixée dans la notation. Donc, ceux qui concernent sont accessibles et réalisables.

« Les éléments fondamentaux à prendre en compte pour toute interprétation sont donc : 1. le texte, source primordiale de la composition ; 2. la mélodie, conditionnée par le texte et par les lois modales ; 3. le signe neumatique, représentation symbolique de la forme musicale reçue par le texte[ii 6]. »

 Luigi Agustoni et Johannes Berchmans Göschl, même document

Exemple I a : notaton

Il faut essentiellement consulter les notations sans ligne, au lieu de celles de gros carrés ou de version contemporaine, afin de comprendre la caractéristique théologique du chant grégorien.

Il s'agit d'un chant pour le soliste dans le cantatorium de Saint-Gall (vers 922 - 925), fol. 61 [lire en ligne].

Texte en latin :

« Tu es Deus, qui facis mirabilia solus ; notam fecisti in gentibus virtutem tuam. »

Traduction :

« Vous êtes Dieu qui faites des merveilles ; vous avez fait connaître votre puissance parmi les peuples. »

Ce chant respecte effectivement les règles principales de la composition du chant grégorien. D'abord, le mélisme est attribué aux syllabes accentuées telles gentibus, virtutem. Les dernières syllabes de deux derniers mots solus et tuam sont ensuite très ornées[ii 7].

Enfin, il faut surtout être attentif aux deux termes soulignés et ornés, Deus et gentibus. Il s'agit exactement du sujet théologique de ce chant, Dieu et ses peuples. Le dernier mot tuam est donc la conclusion des conclusions. Surtout, l'ornement se commence avec les neumes très légers (’’ , ’² , ’’’ ’’’) qui sont suivis des notes raffinées. La notation tardive n'est pas capable de présenter cette opposition pour l'amplification.

« Dans un mélisme, neume très développé sur une syllabe, il semble a priori que la mélodie suit ses propres lois et détend provisoirement ses liens avec le mot. Cette vision est pourtant inexacte. Même le mélisme est étroitement lié au texte. Dans le cas d'une composition originale, c'est-à-dire d'une mélodie composée pour un texte unique bien déterminé, l'ornementation mélismatique vise à souligner et à faire goûter un mot important[ii 3]. »

 Luigi Agustoni et Johannes Berchmans Göschl, Introduction à l'interprétation du chant grégorien

Ces deux musicologues analysent en détail la composition théologique, à savoir lien étroit entre le terme et la mélodie, dans l'exemple du début de l'introït pour le premier dimanche de l'Avent, Ad te levavi.

Exemple I b : vidéo

Encore est évidente, dans cette vidéo, la différence entre les termes distingués et les mots moins importants, grâce à une interprétation sémiologique et théologique :

exécutés par les chantres et le chœur de l'abbaye Notre-Dame de Fontgombault
[écouter en ligne]

Exemple II : jubilus

Quelques alléluias également dans le cantatorium de Saint-Gall. Le jubilus attribué à la dernière syllabe était effectivement développé, d'après l'importance théologique et liturgique de ce chant.

L'alléluia en grégorien est normalement le chant le plus développé du chant grégorien, selon le contexte théologique. D'une part, l'exécution de celui-ci est traditionnellement effectuée par le meilleur chantre, à savoir soliste, car ce chant est immédiatement suivi de la lecture de l'Évangile. D'autre part, depuis le chant vieux-romain, l'alléluia se distinguait de son mélisme amplifié. Alors que les alléluias des compositeurs protestants tels Georg Friedrich Haendel, Jean Sébastian Bach composaient les chants syllabiques simples ou attribuaient le mélisme à une des syllabes sans règle concrète, le chant grégorien donnait celui-ci sans exception à la dernière syllabe ia, qui n'est autre que le diminutif de Yahvé[7]. Donc, la composition théologique est intensément évident dans les alléluias en grégorien.

Exemple III : mélodie-type, soit leitmotiv théologique

D'après les musicologues contemporaines, le leitmotiv musical est l'invention du compositeur Richard Wagner au XIXe siècle. Pourtant, dans le répertoire grégorien, le leitmotiv théologique existait déjà, afin d'indiquer un sujet particulier intégrant plusieurs chants concernés. Alors qu'un leitmotiv de Wagner exprime musicalement un personnage, un sentiment tel l'amour, un objet tel un château, celui du chant grégorien représente une conception théologique.

« Dans le choix d'une mélodie type préexistante, le texte avait souvent un rôle déterminant. La mélodie-type du 2e mode employée pour le graduel Hæc dies du dimanche de Pâques (GT(Graduale Triplex) p. 196), présente bien quelques épisodes originaux sur les points les plus prégnants du texte. Avec un modelé magistral, elle chante la résurrection du Christ, mystère central de la foi et cause première de toute espérance chrétienne. C'est la même mélodie qui revient pour le graduel Tecum principium de la messe de la nuit de Noël (GT p. 42). Probablement à dessein. Le texte de ce graduel parle de la venue du Messie, maître de l'univers (Tecum principium), ce Messie qui, précisément, accomplira et couronnera sa mission salvatrice et royale par sa mort et sa résurrection. À Noël on célèbre la naissance du Christ dans l'humilité d'un enfant, mais cet enfant représente la personne ardemment attendue du Messie. Ceci explique peut-être pourquoi, dans la semaine qui précède Noël, du 17 au 24 décembre, quand l'attente du Messie atteint son paroxysme, le Propre de la messe propose chaque jour un graduel de cette mélodie-type du 2e mode (GT p. 25 - 38). Cette mélodie-type représente donc dans la vie liturgique de l'Église une sorte de leitmotiv du mystère messianique du Christ, depuis son existence éternelle auprès du Père, jusqu'à sa mort et sa résurrection, en passant par son incarnation. Cette mélodie-type est aussi employée pour le graduel Requiem de la messe des défunts (GT p. 670 - 5), qui suggère une autre relation avec Pâques : le mystère pascal du Christ est en effet le motif et la promesse pour chaque homme de passer de la mort à la vie éternelle[ii 8]. »

 Luigi Agustoni et Johannes Berchmans Göschl, même document

Voir aussi

Liens externes

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Références bibliographiques

  • Luigi Agustoni et Johannes Berchman Göschl, Introduction à l'interprétation du chant grégorien, Abbaye Saint-Pierre, Solesmes 2001 (ISBN 978-2-85274-203-1) 288 p.
  1. p.  10
  2. p.  11
  3. p.  23
  4. p. 11 : « Mais l'histoire ne s'arrête pas là. D'autres interrogations sont apparues, d'autres perspectives se sont ouvertes, de nouvelles problématiques ont émergé. Dans la laborieuse définition de la science sémiologique, les premières préoccupation touchaient les formes différenciées des neumes et leur signification. En conséquence, on chercha une réponse aux questions liées à la relation spécifique entre neumes et texte, en vue de stabiliser les modalités d'une réalisation musicale adéquate de la valeur neumatique. Progressivement, en outre, on prit conscience que la lecture « correcte » des neumes ne suffisait pas à donner toutes les garanties d'une bonne interprétation. Celle-ci, en effet, n'apparaît plausible que dans une confrontation globale des indications graphiques et rythmiques avec le contenu spirituel du texte ; elle suppose donc une étude approfondie du rapport entre ces indications et leur intention artistique et expressive. »
  5. p.  12
  6. p.  21
  7. p.  25 : « les accents et les syllabes finales assurent l'unité des mots. »
  8. p.  24
  • Eugène Cardine, Vue d'ensemble sur le chant grégorien, Abbaye Saint-Pierre, Solesmes 2002 (ISBN 978-2-85274-236-9) 31 p.
  1. p.  4
  2. p.  5
  3. p.  8

Notes et références

  1. Lors d'un entretien, en tant que réponse à la question d'un journaliste (Actualité du chant grégorien, conférence à la cathédrale de Luçon, le 30 septembre 2012, à l'occasion de journée grégorienne)
  2. http://bellelay.enc.sorbonne.fr/document1070.php
  3. « On oppose souvent les écoles liées aux deux noms majeurs de la restauration grégorienne, Dom Pothier et Dom Mocquereau. Elles correspondent en effet à deux directions différentes. Dom Pothier fait découler tout le rythme du seul mot latin. Dom Mocquereau en musicien qu'il est plaide pour le primat du rythme musical, en dehors des passages syllabiques (donc dans les pièces ornées). Ces deux grands moines avaient chacun son tempérament : le premier avait une âme de chercheur et une grosse capacité de travail, mais approximatif et ennemi de cadres rigides, il procédait par intuition plus que par déductions rigoureuses ; » (Dom Hervé Courau, abbé de l'abbaye Notre-Dame de Triors, Quelques question sur le Grégorien, p. 24)
  4. [PDF]http://bibnum.enc.sorbonne.fr/omeka/tires-a-part/08940484X p. 21
  5. http://palmus.free.fr/Article.pdf Daniel Saulnier, Projet d'un nouvel antiphonaire (initialement publié dans la revue Études grégoriennes, tome XXXIII, p. 153 - 221, 2005)
  6. Études grégoriennes, tome XXXIX, p. 305, 2012
  7. « Alleluia / Liturgie & Sacrements », sur Liturgie & Sacrements (consulté le ).
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