Mobilisation des métaux non ferreux

La mobilisation des métaux non ferreux est un événement de la Seconde Guerre mondiale qui se déroule à partir de l'année 1941, en France. Pendant cette période, l'Allemagne nazie, qui occupe la France, fait réquisitionner pour son effort de guerre une grande quantité de métaux non ferreux, tels que de l'étain, du plomb, du nickel ou du cuivre, afin d'approvisionner ses usines d'armement[1].

Affiche de propagande éditée par le secrétariat d'État à la Production industrielle et aux Communications, dans le cadre de la mobilisation des métaux non ferreux (juillet 1943).

À ce titre, avec la collaboration du régime de Vichy, la population est invitée à apporter ses métaux, sous couvert de soutien à l'agriculture française, et de nombreuses statues sont fondues, ainsi que des cloches d'églises.

Contexte historique

En 1941, afin de soutenir la guerre de plus en plus longue et coûteuse que mène son pays, l'industrie allemande a besoin de métaux, afin de fabriquer des armes et des munitions, plus que jamais nécessaires notamment pour le projet d'invasion de l'URSS. Le cuivre sert notamment à fabriquer les douilles des balles et des obus, le plomb, le nickel ou le manganèse utilisés dans les piles et batteries.

De plus, dans la France occupée, les industries agrochimiques ont besoin de métaux pour produire des pesticides et des engrais (le sulfate de cuivre est un fongicide protégeant les vignes contre le mildiou, l'arséniate de plomb est un insecticide protégeant les pommes de terre contre les doryphores, etc.), afin de soutenir l'agriculture française, même si cet argument est probablement un simple leurre pour cacher l'utilisation militaire du métal réquisitionné[2].

À la suite de ces demandes, une campagne pour la récupération des métaux non ferreux est déclenchée en France dès 1941.

Déroulement

Des affiches sont placardées dans les villes de France, appelant la population à participer à cette campagne, en apportant au centre « impôt métal » leurs objets usuels contenant du cuivre ou du plomb : bouton de porte, chaudron, applique, bougeoir, cadre de bicyclette[3]. Cependant, pour éviter des incidents lors de la mobilisation, les affiches indiquent uniquement le fait que ces métaux serviront à l'agriculture, sans évoquer l'industrie d'armement[2]. L'État rachète aux citoyens et aux collectivités le plomb à 6 francs par kilogramme, le cuivre et ses alliages, laiton, bronze, maillechort à 30 francs par kilogramme et l'étain à 75 francs par kilogramme.

Malgré la propagande, la collecte est jugée insuffisante, ce sont donc les statues et les œuvres d'art en bronze qui sont réquisitionnées. Une loi du dispose qu'« il sera procédé à l'enlèvement des statues et monuments en alliages cuivreux sis dans les lieux publics et dans les locaux administratifs, qui ne présentent pas un intérêt artistique ou historique »[4],[5],[6]. Les sculptures en bronze érigées dans les cimetières (monuments funéraires) ou conservées dans les musées et les monuments aux morts sont exclus du champ de la loi. La statue de Louis XVI dans le musée des Beaux-Arts de Bordeaux sera pourtant sacrifiée, ainsi que celles des monuments aux morts de 1870 de Coutances, Niort, Pontoise, Quimper, Saint-Quentin et Verdun.

Déboulonnage de la statue d'Henri Louis Duhamel du Monceau à Pithiviers le 19 février 1942.

Le pouvoir central enjoint également d'épargner les œuvres représentant des personnalités du christianisme ou de la monarchie. Malgré cela, les statues de Jeanne d'Arc de Langres et de Mehun-sur-Yèvre sont fondues.

Si le but affiché est la revitalisation économique du pays, « les métaux ainsi regagnés [sont] directement livrés à l'Allemagne, afin de combler le manque de matières premières dans l'industrie de l'armement »[5]. Selon l'universitaire Kirrily Freeman, l'iconoclasme n'est ni la cause ni le moteur de la campagne, guidée bien plus par le motif pragmatique que par l'intérêt économique[5]. Beate Pittnauer indique que « ce sont avant tout des communautés régionales qui se sont formées en opposition à l'adoption de cette loi, pour empêcher le démontage effectif de statues prises isolément »[5]. Le régime de Vichy en profite ainsi pour faire disparaître bustes ou statues représentant des personnes qui, à ses yeux, incarnent l'esprit libre républicain et ne représentent donc pas les valeurs de la révolution nationale[7]. Certains monuments érigés il y a presque un siècle représentent des personnages oubliés ; dans les villages de province, la renommée du personnage est essentiellement locale[8].

Trois ministères sont directement concernés, avec des services à Paris et des relais départementaux placés sous la responsabilité des préfets. Les œuvres sont désignées par le ministère de l'Éducation nationale et son comité supérieur des beaux-Arts. Les Groupements d'Importation et de Répartition des Métaux (GIRM) dirigent l'enlèvement, le transport et la destruction des œuvres désignées sur tout le territoire. Louis Hautecœur dirige le comité supérieur des Beaux-Arts. Les bronzes sont acheminés par le chemin de fer en région parisienne, dans des sociétés de récupération métallurgique désignées par les GIRM pour stocker les monuments, avant leur expédition vers l'Allemagne.

Déboulonnage de la statue de Jean-François-Pierre Poulain de Corbion à Saint-Brieuc le 4 mars 1942.

Les autorités interdisent de photographier le déboulonnage des sculptures ; c'est pourquoi il existe très peu de photographies ou de films montrant l'enlèvement des monuments. Les rares images ont été réalisées dans les villes petites ou moyennes.

L'État central définit rapidement une ligne de conduite pour le remplacement de certaines œuvres en bronzes par d'autres en pierre qui doivent ne pas être « une copie plus ou moins exacte des navets dont l'enlèvement a été décidé ». Le financement de l'œuvre de remplacement en pierre est à la charge de la commune. L'État recommande de conserver l'argent reçu pour l'achat du bronze de l'œuvre originale, pour le consacrer au financement de l'œuvre de remplacement.

Certaines sulptures sont menacées, mais ne sont finalement pas réquisitionnées, comme les statues des jardins de l'Europe d'Annecy. Près de mille cloches d'églises ont aussi été réquisitionnées, surtout en Alsace-Lorraine[9], qui faisait à l'époque partie intégrante de l'Allemagne.

La mobilisation continue durant toute l'occupation de la France, avec une intensité variable en fonction de la demande. En 1943-1944, les autorités centrales exigent la réquisition de la quasi-totalité des monuments ayant « survécu » à la première vague d'envoi à la fonte de 1941-42. Paradoxalement, les moyens humains et matériels pour la réalisation des enlèvements sont devenus quasiment inexistants, on ne trouve plus d'ouvrier ou de véhicule. De nombreuses œuvres restent entreposées dans les hangars de stockage en région parisienne, n'ayant pu être expédiées par le chemin de fer vers l'Allemagne. Après la fin de la guerre, de nombreuses œuvres ont pu être restituées à leur commune d'origine et ont été réinstallées sur leur piédestal.

Réactions

Lorsque les premiers enlèvements ont lieu à Paris, les réactions sont très faibles. Par contre, en province, la réaction est très différente. La population locale témoigne de son attachement au monument. Souvent les édiles protestent et tentent de s'opposer à la décision des autorités centrales. Les élus locaux ou des particuliers entreprennent des démarches pour tenter de sauvegarder les statues. Certains écrivent au préfet et même au sommet de l'État pour justifier du caractère historique des œuvres menacées et font appel à l'intervention du maréchal Pétain ou du chef du gouvernement l'amiral Darlan et, par la suite, Pierre Laval.

Buste d'Alexis de Tocqueville dans la Manche, caché pendant l'Occupation.

Des municipalités proposent le sacrifice de monuments, jugés moins précieux, en échange de la sauvegarde d'un autre pour une masse équivalente de bronze. D'autres échangent la sauvegarde d'une statue contre sa masse équivalente de bronze.

Certaines municipalités ont la pertinence de faire effectuer un moule de l'œuvre avant son enlèvement.

Un peu partout sur le territoire, des œuvres sont soustraites et cachées jusqu'à la fin de la guerre pour éviter leur destruction. Ces actes de « résistance » sont organisés par des membres des autorités locales ou sont des initiatives individuelles.

Au contraire, le romancier Henry Bordeaux, proche du maréchal Pétain, proposa sans succès de démanteler la tour Eiffel pour en réutiliser le matériau (et pour des raisons esthétiques)[10].

Conséquences

Le bronze étant difficile à utiliser dans l'industrie, seule une partie du métal récupéré est utilisée, et la réquisition des statues apparaît plus comme une volonté de plaire à l'occupant que de soutenir les industries[11].

Des œuvres qui avaient été sélectionnées comme prioritaires ont été remplacées par une en pierre souvent très différente de l'originale. La liste d'attente s'avère longue, car il y a d'autres priorités en temps de guerre. Certaines municipalités réclament une œuvre identique. Certaines municipalités, jugeant l'œuvre de remplacement inadmissible, ou trouvant le temps de réalisation beaucoup trop long, effectuent elles-mêmes les démarches pour faire réaliser l'œuvre de remplacement. Certaines municipalités, ayant pris soin d'effectuer un moulage de l'œuvre avant l'enlèvement, font réaliser une copie de l'œuvre disparue. Certaines œuvres dont le moule original avait été conservé, ou a pu être retrouvé, ont pu être également refaites à l'identique.

Beate Pittnauer indique que « selon certaines estimations des conservateurs, environ 1 700 statues furent détruites sur ordre du gouvernement de Vichy, dont plus de cent pour la seule capitale parisienne »[5]. Beaucoup de piédestaux sont restés vides de nombreuses années après la fin de la guerre. Certains piédestaux sont réutilisés pour d'autres œuvres, sans rapport avec le personnage représenté avant guerre. D'autres piédestaux restés vides sont détruits. D'autres sont à ce jour, toujours vides.

Certains monuments dont les parties en bronze ont été retirées sont à ce jour toujours amputés.

Exemples d'œuvres d'art victimes de la mobilisation des métaux non ferreux

Quand le plâtre originel a disparu également, le document photographique reste la seule trace d'une statue éditée en bronze[12].

Notes et références

  1. Denton 2007, p. 140.
  2. Jean Sauvageon, « Avertissement pour la livraison de métaux non ferreux », sur museedelaresistanceenligne.org (consulté le ).
  3. « Apportez votre cuivre et vos métaux non ferreux aux centres de perception de l'impôt métal (2012.05.112) », sur webmuseo.com (consulté le ).
  4. « Loi no 4291 du relative à l'enlèvement des statues et des monuments métalliques en vue de la refonte », Journal officiel de l'État français, no 283, , p. 4440 (lire en ligne).
  5. Pittnauer 2018.
  6. Richard 2020.
  7. Catherine-Alice Palagret, « Vendanges de bronze, la fonte des statues pendant la deuxième guerre mondiale »,
  8. Matthieu Chambrion, « Les traces de l'Histoire dans l'espace public en région Centre : Les envois à la fonte des statues sous l'Occupation », sur Inventaire général du patrimoine culturel,
  9. Richard 2012, second paragraphe, p. 2.
  10. « A la sauvette », L’Effort, , p. 2 (lire en ligne)
  11. Éric Alary, Bénédicte Vergez-Chaignon et Gilles Gauvin, Les Français au quotidien : 1939-1949, Paris, Perrin, , 850 p. (ISBN 2-262-02117-1, lire en ligne), chap. 8, p. 14.
  12. Philippe Cloutet, « Bordeaux : Les statues meurent aussi... », sur Aquitaine Online, (consulté le ).

Voir aussi

Bibliographie

  • Chad Denton, « Des poids et des mesures : La collaboration économique franco-allemande à travers la réquisition des métaux non ferreux, une comparaison entre les zones Nord et Sud », dans Hervé Joly (dir.), L'économie de la zone non occupée : 1940-1942, Paris, CTHS, coll. « CTHS-histoire » (no 24), , 378 p. (ISBN 978-2-7355-0627-9), p. 139–166.

Sur les statues :

  • Jean Cocteau, La mort et les statues, Paris, Éditions du Compas, (ISBN 978-2-8591-7489-7).
  • Yvon Bizardel, « Les statues parisiennes fondues sous l'Occupation (1940-1944) », Gazette des beaux-arts, 6e série, vol. 83, , p. 129–148.
  • Georges Poisson, « Le sort des statues de bronze parisiennes sous l'occupation allemande, 1940-1944 », Paris et Île-de-France : Mémoires, Fédération des sociétés historiques et archéologiques de Paris et Île-de-France, vol. 47, no 2, , p. 165–310.
  • (en) Kirrily Freeman et Lynne Taylor (dir.), The Battle for Bronzes : The Destruction of French Public Statuary, 1941-1944 (thèse de Ph.D. en histoire), Université de Waterloo, .
  • (en) Kirrily Freeman, « The Battle for Bronze : Conflict and Contradiction in Vichy Cultural Policy », Nottingham French Studies, vol. 44, no 1, , p. 50–65 (DOI 10.3366/nfs.2005.005).
  • (en) Elizabeth Campbell Karlsgodt, « Recycling French Heroes : The Destruction of Bronze Statues under Vichy Regime », French Historical Studies, vol. 29, no 1, , p. 143–181 (DOI 10.1215/00161071-29-1-143).
  • Christel Sniter, « La fonte des Grands hommes : Destruction et recyclage des statues parisiennes sous l'Occupation (archives) », Terrains & Travaux, no 13, , p. 99–118 (DOI 10.3917/tt.013.0099).
  • Jean-Pierre Koscielniak, Vendanges de bronze : L'enlèvement des statues en Lot-et-Garonne sous le régime de Vichy, Narrosse, Éditions d'Albret, coll. « Terres de mémoire » (no 2), , 174 p. (ISBN 978-2-913055-17-9).
  • (en) Kirrily Freeman, Bronzes to Bullets : Vichy and the Destruction of French Public Statuary, 1941-1944, Stanford, Stanford University Press, , 246 p. (ISBN 978-0-8047-5889-5).
  • (en) Kirrily Freeman, « “Pedestals dedicated to Absence” : The Symbolic Impact of the Wartime Destruction of French Bronze Statuary », dans Patricia M. E. Lorcin (dir.) et Daniel Brewer (dir.), France and its Spaces of War : Experience, Memory, Image (contributions issues d'un congrès tenu à l'University of Minnesota en ), New York, Palgrave Macmillan, , 305 p. (ISBN 978-0-230-61561-8), p. 163–178.
  • (en) Elizabeth Campbell Karlsgodt, Defending National Treasures : French Art and Heritage Under Vichy, Stanford, Stanford University Press, , 382 p. (ISBN 978-0-8047-7018-7, DOI 10.11126/stanford/9780804770187.001.0001) :
    • chap. 7 : « Recycling French Heroes: The Destruction of Bronze Statues », p. 145–164.
    • chap. 8 : « Endangered Local Patrimony: Bronze Statues in Paris, Chambéry, and Nantes », p. 165-190.
  • Beate Pittnauer (trad. Florence Rougerie), « Perdre son époque : La destruction des statues parisiennes et leur conservation au moyen de la photographie, une relation dialectique ? », Perspective, no 2 « Détruire », , p. 247–256 (DOI 10.4000/perspective.11998).
  • Bernard Richard, « Quand un peuple réputé pour sa culture attaque des œuvres d'art : L'iconoclasme en France », Revista De História Da Arte E Da Cultura, vol. 1, no 1, , p. 171–183 (DOI 10.20396/rhac.v1i1.13773).

Sur les cloches :

  • (en) Percival Price, Campanology, Europe 1945-1947 : A Report on the Condition of Carillons on the Continent of Europe as a Result of the Recent War, on the Sequestration and Melting Down of Bells by the Central Powers, and on Research into the Tonal Qualities of Bells made Accessible by War-Time Dislogment, Ann Arbor, University of Michigan Press, , 161 p. (lire en ligne).
  • Bernard Richard, « Les cloches de France sous la seconde guerre mondiale », Patrimoine campanaire, no 69, (lire en ligne).

Articles connexes

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