La Vie mode d'emploi

La Vie mode d'emploi est un « roman »[1] de Georges Perec publié en 1978 et ayant obtenu le prix Médicis la même année. C'est une œuvre considérable dont la rédaction s'étend sur une dizaine d'années, avec ses 600 pages (sans compter les annexes), ses six parties plus un épilogue, ses 99 chapitres et ses 2 000 personnages[2].

La Vie mode d'emploi
Auteur Georges Perec
Pays France
Genre roman
Éditeur éditions Hachette
Date de parution 1978
Nombre de pages 657
ISBN 978-2-01-235557-6

La genèse de l’œuvre : la recherche de l'exhaustivité

Une maison de poupée, telle que celle qui aurait donné à Georges Perec l'idée d'une description détaillée des pièces d'un immeuble ouvert en coupe frontale[3],[4]. Madame Moreau en possède une dans son « fumoir bibliothèque » (Chapitre XXIII).

L'auteur est sans doute hanté très tôt par le projet, puisque comme Bartlebooth, le personnage principal, cette « idée lui vint alors qu'il avait vingt ans » et on pense que les premières traces du roman remontent à 1967 tandis que les contraintes qui façonnent l'ouvrage sont évoquées dès 1969. Une toute première ébauche voit le jour en 1972[5], et en 1974, le projet du roman est publié dans Espèces d'espaces[6]. Dans ce projet, Georges Perec décrit en détail un dessin qui constitue l'une de ces sources d'inspiration : No vacancy de Saul Steinberg, qui représente un immeuble dont la façade a été enlevée pour montrer l'intérieur des pièces[7],[8]. La rédaction définitive de l'œuvre occupe vingt mois de la vie de l'auteur, d' à [9]. Le texte définitif est ainsi daté : « Paris, 1969-1978 »[10].

Roman, ou mieux encore « romans » tel que le mentionne le sous-titre du livre, La Vie mode d'emploi a pour but de « […] saisir […] décrire […] épuiser, non la totalité du monde — projet que son seul énoncé suffit à ruiner — mais un fragment constitué de celui-ci : face à l'inextricable incohérence du monde, il s'agira d'accomplir jusqu'au bout un programme, restreint sans doute, mais entier, intact, irréductible[11]. » Ce but est à la fois semblable et parallèle à celui de son héros principal. Si l'idée même de « personnage principal », de « héros », semble étrangère à l'œuvre, Percival Bartlebooth, par son projet même, apparaît comme la figure centrale de La Vie mode d'emploi, lui dont la vie entière est décrite dans le roman puisqu'il s'achève vers 20 heures, le à l'heure exacte du décès de Bartlebooth[12],[13].

L'œuvre de Georges Perec est tout entière soutenue par ce désir d'exhaustivité décrit aussi par un autre avatar de l'écrivain, le peintre Valène, qui rêve de faire « tenir toute la maison dans sa toile »[14].

Semblable enfin à l'ambition de Bartlebooth, le projet semble s'organiser selon « trois principes directeurs » (chapitre XXVI):

  • Le premier est « d'ordre moral : il ne s'agirait pas d'un exploit ou d'un record[15] […] ce serait simplement, discrètement, un projet, difficile certes, mais non irréalisable, maîtrisé d'un bout à l'autre et qui, en retour, gouvernerait, dans tous ses détails, la vie de celui qui s'y consacrerait. »
  • Le second est « d'ordre logique : excluant tout recours au hasard, l'entreprise ferait fonctionner le temps et l'espace comme des coordonnées abstraites où viendraient s'inscrire avec une récurrence inéluctable des événements identiques se produisant inexorablement dans leur lieu, à leur date. » Ce second principe fait implicitement référence au jeu de la contrainte et à son cahier des charges.
  • Le troisième et dernier principe relève de l'esthétique : « inutile, sa gratuité étant l'unique garantie de sa rigueur, le projet se détruirait lui-même au fur et à mesure qu'il s'accomplirait ; sa perfection serait circulaire : une succession d'événements qui, en s'enchaînant, s'annuleraient » à l'identique du cycle créatif de Bartlebooth dont la finalité est la destruction de l'œuvre sur les lieux mêmes où elle a été créée.

Résumé

L'ensemble du roman est la description d'un tableau qui représenterait un immeuble en coupe et ses occupants à un moment précis. Ce tableau est un projet de Serge Valène, peintre et habitant de l'immeuble. Chacun des 99 chapitres décrit une des pièces en façade de l'immeuble (décoration, meubles, objets, œuvres picturales) et les personnages s'y trouvant le peu avant 20 heures ; dans la plupart des chapitres sont insérées les histoires des occupants, actuels ou passés, et de personnages qui leur sont liés. Le lecteur découvre alors « une longue cohorte de personnages, avec leur histoire, leur passé, leurs légendes », comédie humaine où les destins entrecroisés se répondent, à l'image de la curieuse création de l'ébéniste Grifalconi, « fantastique arborescence [...] réseau impalpable de galeries pulvérulentes[16] ». Les récits sont provoqués par les œuvres picturales (gravure populaire, tableau de maître, affiche publicitaire) ou les textes présents dans l'immeuble (légende d'image, titre ou sommaire de livre, partition de musique) et accueillent des extraits de nombreux types de textes (faits divers, description scientifique, recette de cuisine, liste, catalogue).

Plan de l'immeuble décrit dans le roman : en capitales, les occupants actuels ; en italique, les anciens occupants ; en minuscules, les parties communes (en espagnol).

L'immeuble est un bâtiment haussmannien typiquement parisien situé dans le 17e arrondissement de Paris, au numéro 11 de la rue (imaginaire) Simon-Crubellier, qui coupe obliquement le rectangle compris entre les rues (réelles) Médéric, Jadin, de Chazelles et Léon-Jost. Sur dix niveaux, il est constitué d'un sous-sol (caves, chaufferie, machinerie de l'ascenseur), d'un rez-de-chaussée (deux entrées, loge de la concierge, magasin, un logement), d'une cage d'escalier, de six étages d'appartements et de deux étages de chambres de bonnes.

Le fil de l'intrigue est le « projet unique[17] » de Bartlebooth, richissime habitant de l'immeuble. Pendant dix ans, de 1925 à 1935, Bartlebooth prend des leçons quotidiennes d'aquarelle auprès de Valène. Pendant 20 ans, de 1935 à 1955, il voyage autour du monde et peint une aquarelle marine par quinzaine, soit 500 tableaux en tout. Chaque aquarelle est envoyée à Gaspard Winckler, fabricant de jouet de l'immeuble, qui la découpe en un puzzle. Pendant les 20 dernières années, de 1955 à 1975, Bartlebooth reconstitue un puzzle par quinzaine : les pièces ainsi reconstituées sont recollées ensemble par Morellet, autre habitant de l'immeuble ; l'aquarelle est renvoyée dans le port où elle a été peinte 20 ans auparavant et plongée dans une solution qui dissout l'encre. Il n'en reste alors qu'une feuille de papier blanche. Le projet n'est pas mené à son terme et l'intrigue débouche sur une tragédie et la mort des protagonistes principaux.

De cette tentative d'inventaire et d'épuisement d'une portion de réel, surgissent des figures propres à l'imaginaire perecquien[18] : escrocs et faussaires, aventuriers, savants faustiens, génies méconnus ou incompris, invalides et miraculés, milliardaires ruinés, inventeurs, négociants, humbles domestiques anonymes.

La lettre W détermine la tragédie et le climax de l'intrigue, faisant apparemment référence à l'île W dans un autre roman de Perec W ou le Souvenir d'enfance. Le W fait aussi référence au troisième personnage symbolique de l'œuvre, Gaspard Winckler qui a accompagné Bartlebooth dans sa quête et la destruction programmée de ses œuvres, cette dernière étant elle aussi une illusion ainsi que le montre le dernier chapitre du roman : « C'est le vingt-trois juin mille neuf-cent-soixante-quinze et il va être huit heures du soir. Assis devant son puzzle, Bartlebooth vient de mourir. Sur le drap de la table, quelque part dans le ciel crépusculaire du quatre cent trente-neuvième puzzle, le trou noir de la seule pièce non encore posée dessine la silhouette presque parfaite d'un X. Mais la pièce que le mort tient entre ses doigts a la forme, depuis longtemps prévisible dans son ironie même, d'un W[19]. »

« Mode d'emploi » pour aborder la lecture du livre

Certains lecteurs peuvent être découragés par une lecture continue du livre, du début à la fin, comme il convient pour un roman ordinaire[20],[21]. Paul Emond propose d'autres moyens d'y entrer[22] :

  • Si la méthode de construction de l'ouvrage est rigoureuse, elle ne correspond pas à une logique narrative, pas plus qu'à un ordre chronologique. Il est donc possible de ne pas suivre la séquence choisie par l'auteur, et d'ouvrir le livre au hasard en commençant par n'importe lequel des chapitres (à l'exception du dernier), de la même manière que l'on peut commencer un puzzle par n'importe quelle pièce. Julien Roumette remarque cependant que les chapitres évoquant l'histoire principale, celle de Bartlebooth, sont concentrés principalement au début et à la fin, de façon à stimuler la tension narrative lorsqu'elle est la plus essentielle pour accrocher le lecteur[23].
    «[...]ce n’est pas le sujet du tableau ni la technique du peintre qui fait la difficulté du puzzle, mais la subtilité de la découpe, et une découpe aléatoire produira nécessairement une difficulté aléatoire, oscillant entre une facilité extrême pour les bords, les détails, les taches de lumière, les objets bien cernés, les traits, les transitions, et une difficulté fastidieuse pour le reste  : le ciel sans nuages, le sable, la prairie, les labours, les zones d’ombre, etc.»[24]
  • Il est possible de suivre l'histoire des principaux personnages. Cette approche peut être grandement facilitée en se référant au plan de l'immeuble indiquant le nom des occupants de chaque pièce et le numéro du chapitre correspondant[25].
  • On peut choisir parmi les différentes histoires racontées par l'auteur en se référant à l'index figurant à la fin du volume (« Rappel de quelques-unes des histoires racontées dans cet ouvrage »[26]).

Mariano D'Ambrosio incite le lecteur à prendre plaisir à suivre les péripéties romanesques, tout en gardant à l'esprit le jeu de construction auquel s'est livré l'auteur pour organiser l'ensemble, un peu à la manière dont James Sherwood trompe son ennui en se laissant entraîner dans une recherche de preuves de l'authenticité du « Saint Vase », habilement orchestrée par des escrocs dont il n'est pas vraiment la dupe (chapitre XXII)[27].

Contraintes et liberté

Dédié à la mémoire de Raymond Queneau, le livre se distingue par la manière même dont son auteur l'a construit : chaque chapitre traite d'une pièce ou d'un endroit précis de l'immeuble et le décrit de façon méthodique, presque clinique, avec une jubilation de cruciverbiste, « quelque chose comme un souvenir pétrifié, comme un de ces tableaux de Magritte où l'on ne sait pas très bien si c'est la pierre qui est devenue vivante ou si c'est la vie qui s'est momifiée, quelque chose comme une image fixée une fois pour toutes, indélébile[16] ».

Comme l'indique la citation de Paul Klee placée en tête du préambule, ici, « l'œil suit les chemins qui lui ont été ménagés dans l'œuvre ». Chaque objet, chaque souvenir attaché à une pièce, chaque personnage considéré à cette même seconde, comme en un instantané (le livre est d'ailleurs en grande partie écrit au présent de l'indicatif), créent autant d'histoires parallèles qui finissent par s'assembler en un puzzle géant. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : d'un puzzle, comme en témoignent le préambule, repris à l'identique à la hauteur du chapitre XLIV, ainsi que l'activité de deux de ses principaux personnages.

Plan de l'immeuble et polygraphie du cavalier ; en rouge, les numéros des chapitres.

L'écriture oulipienne de la Vie mode d'emploi

La « contrainte littéraire volontaire » est ici utilisée en tant que moteur de créativité[28]. Les différentes contraintes sont assez bien connues, car exposées dans un cahier des charges contenant les fiches de travail de Perec[29].

Pour concevoir le roman, Perec a considéré une coupe de l'immeuble, comme si on le regardait sans façade, en voyant directement l'intérieur des pièces. Ce dessin, il l'a quadrillé de 100 carrés (10 par 10)[30]. « On remarquera cependant que le livre n'a pas 100 chapitres, mais 99. La petite fille de la page 295[31] et de la page 394 en est seule responsable »[32]. Dans ce damier, un modèle de circulation forme une nouvelle contrainte. Le passage d'une pièce / chapitre à l'autre obéit en effet à une règle précise, la polygraphie du cavalier ou algorithme du cavalier[33],[34],[35],[36],[37] :

« Il aurait été fastidieux de décrire l'immeuble étage par étage et appartement par appartement. Mais la succession des chapitres ne pouvait pas pour autant être laissée au seul hasard. J'ai donc décidé d'appliquer un principe dérivé d'un vieux problème bien connu des amateurs d'échecs : la polygraphie du cavalier […] ; il s'agit de faire parcourir à un cheval les 64 cases d'un échiquier sans jamais s'arrêter plus d'une fois sur la même case. […] Dans le cas particulier de La Vie mode d'emploi, il fallait trouver une solution pour un échiquier de 10 x 10. J'y suis parvenu par tâtonnements, d'une manière plutôt miraculeuse. La division du livre en six parties provient du même principe : chaque fois que le cheval est passé par les quatre bords du carré, commence une nouvelle partie. »

 Georges Perec, 1979, La polygraphie du cavalier, L'Arc, n° 76

D'autre part, Perec choisit 41 thèmes (style de mobilier, objets, animaux, formes, couleurs, ressort…), qu'il décline chacun en une liste de dix éléments. Les thèmes sont associés par deux. Les dix éléments de chacun des deux thèmes associés sont appariés de toutes les manières possibles : Perec obtient ainsi 100 couples. Ces couples sont placés sur un carré gréco-latin[38]. Il utilise ainsi dans un projet littéraire le bi-carré latin orthogonal d'ordre 10, dont chaque case de la grille de 10 par 10 contient un couple unique de chiffres compris entre 0 et 9. Pour différencier les 21 couples de thèmes, Perec crée 21 carrés bi-latins différents.

Perec établit donc les coordonnées des pièces de l'immeuble (le chapitre 1 commence arbitrairement dans la cage d'escalier en (6,4)). Il reporte ces coordonnées sur les 21 carrés bi-latins. Il crée ainsi une fiche par chapitre, contenant une liste de mots / thèmes à y utiliser.

À cette contrainte, il ajoute : parler d'un événement du jour d'écriture (actualité, anecdote…) ; une grille disant si la liste doit être incluse ou exclue de l'écriture du chapitre. Enfin, Georges Perec applique sur ce schéma la permutation de la sextine des troubadours.

Voilà résumé ce que l'on trouve détaillé dans le Cahier des charges de la Vie mode d'emploi. En pratique, la rédaction des chapitres résulte d'interactions complexes entre ces contraintes et d'autres moins formalisées, tandis que certains éléments prévus sont délibérément omis[39].

L’anodin et le romanesque

Ces contraintes réparties en 21 paires[40], et attribuées aux pièces de l'immeuble selon un ordre pré-défini, peuvent paraître écrasantes. Elles sont dissimulées par l'auteur[41] et donnent lieu à l'élaboration d'un roman riche, fourmillant de détails, d'histoires. C'est une vraie machine à écrire, machine à inventer, à « raconter des histoires », un algorithme littéraire qui justifie pleinement le pluriel du sous-titre ; un puzzle composé d'une infinité de détails, accumulés par l'auteur comme pour un gigantesque catalogue ; une accumulation de petites et de grandes histoires, d'êtres modestes ou riches, vivants ou morts, de comportements nobles, ridicules, banals ou touchants. De la vie, tout simplement.

Parmi ces contraintes, une liste de dix livres doit inspirer la trame romanesque de dix chapitres par livre, chaque livre étant associé par paire à un tableau dans le carré gréco-latin[42] :

Les dix paires de la contrainte « livre/tableau »
Livre Tableau
1 Dix Petits Nègres Les Époux Arnolfini
2 La Disparition Saint Jérôme dans son cabinet de travail d'Antonello de Messine
3 Cristal qui songe Les Ambassadeurs
4 Moby Dick La Chute d'Icare
5 Conversions de Harry Mathews Les Ménines
6 Pierrot mon ami La Tempête de Giorgione
7 Cent ans de solitude Le Banquier et sa femme
8 Hamlet Le songe de Sainte Ursule de Vittore Carpaccio
9 Le Cycle du Graal Le Chariot de foin
10 Ubu Nature morte à l'échiquier de Lubin Baugin

Ces sources d'inspiration ne sont bien sûr pas les seules, et de nombreuses autres œuvres y figurent. Jules Verne est un auteur particulièrement apprécié et cité par Perec, par exemple son roman Le Testament d'un excentrique[43] ; une citation de Michel Strogoff est d'ailleurs placée en exergue : « Regarde de tous tes yeux, regarde. » Parmi les livres, on peut citer : L'Aleph[23], Un champion de jeûne de Franz Kafka[44], Contre Sainte-Beuve[45], Les verts champs de moutarde de l’Afghanistan de Harry Mathews[46], Nouvelles Impressions d’Afrique de Raymond Roussel[45],[47], Tristes Tropiques[48], Les Villes invisibles[49] et bien d'autres. Perec cite aussi Gustave Flaubert dans son chapitre III : « Le propriétaire est un certain M. Foureau qui vivrait à Chavignolles, entre Caen et Falaise dans une manière de château et une ferme de trente-huit hectares » ; dans Bouvard et Pécuchet, les deux héros s'installent à Chavignolles (une ville fictive), dont le maire est M. Foureau.

La place de l’auteur

À plus d'un titre, La Vie mode d'emploi est une entreprise autobiographique, lourde des drames qui ont marqué la vie de Perec (son père mort au front en 1940, sa mère déportée à Auschwitz), pleine de souvenirs, parfois anodins, et où « l'amitié, l'histoire et la littérature » comme l'indique l'incipit, affleurent à chaque page[50]. Sur ce point, « Le chapitre LI », de façon toute métaphorique, offre l'expression la plus achevée de la place de Perec au sein de l'architecture de l'œuvre en listant l'ensemble des histoires racontées dans l'ouvrage[23] :

« Il serait lui-même dans le tableau, à la manière des peintres de la Renaissance qui se réservaient toujours une place minuscule […] mais une place apparemment inoffensive, comme si cela avait été fait comme ça, en passant, un peu par hasard […], comme si cela ne devait être qu'une signature pour initiés […]. À peine le peintre mort, cela deviendrait une anecdote qui se transmettrait de génération en génération […] jusqu'à ce que, un jour, on en redécouvre la preuve, grâce à des recoupements de fortune, ou en comparant le tableau avec des esquisses préparatoires retrouvées dans les greniers d'un musée […] et peut-être alors se rendrait-on compte de ce qu'il y avait toujours eu de particulier dans ce petit personnage […] quelque chose qui ressemblerait à de la compréhension, à une certaine douceur, à une joie peut-être teintée de nostalgie. »

 chapitre LI, Valène, chambres de bonne, 9

Ainsi, le cahier des charges contient une rubrique « allusion à un événement quotidien survenu pendant la rédaction du chapitre ». Transparaissent ainsi dans le roman les lectures et les amis de l'auteur, sous la forme de références indirectes ou de « citations, parfois légèrement modifiées », les faits marquants de son existence et les infimes détails de son quotidien, les éléments d'une mythologie personnelle et les emprunts à ses propres œuvres antérieures  le W du souvenir et de la vengeance, la cicatrice, la saga familiale… Autant d'éléments qui permettent d'avancer que La Vie mode d'emploi est bien le livre d'une vie. Et ces marques discrètes, que Bernard Magné a désignées sous l'appellation d'« æncrages »  encrage/ancrage  font de la Vie mode d'emploi un livre intime, et parfois même intimiste[51].

Postérité littéraire et artistique

Traductions

  • La première édition allemande du livre, publiée en à Francfort-sur-le-Main par Zweitausendeins, comportait un puzzle de 97 pièces découpé par Georges Perec et représentant un immeuble.
  • Cette œuvre « à contrainte forte  » pose un dilemme au traducteur qui doit composer avec la restitution fidèle du sens du texte original et le procédé par lequel il a été élaboré[52]. David Bellos, traducteur du texte en anglais, précise que Georges Perec a lui-même fourni les clés de ses contraintes d'écriture à son traducteur allemand, Eugen Helmlé[53]. Si Bernard Magné admire l'habilité avec laquelle le respect de contraintes a été dissimulé dans la traduction allemande comme dans le texte original, il critique en revanche l'« exhibitionnisme » de ces contraintes dans la traduction anglaise[41].

Influences

Cette œuvre a eu un retentissement considérable dans les milieux artistiques et littéraires. De nombreux écrivains ont été influencés par La Vie mode d'emploi, en particulier Martin Winckler qui a choisi son pseudonyme en guise d'hommage. C'est en effet la lecture de ce roman qui l'aurait incité à devenir écrivain[54], et il considère que c'est le chef-d'œuvre de Georges Perec[55].

Une adaptation théâtrale de René Farabet a été mise en scène par Michael Lonsdale en 1988[56]. En 2017, des lectures publiques ont été données par Thomas Sacksick[57] et, lors d'un événement associatif, 99 lecteurs bénévoles en ont lu chacun un chapitre[58].

De nombreuses autres créations et événements ont été inspirés par le roman :

  • En 2008, la Friche Laiterie a organisé 24 heures de performances présentées en continu et reprenant des fragments du roman (La Friche Mode d'emploi)[59].
  • En 2011, la galerie d'art Meessen De Clercq à Bruxelles a organisé une exposition en hommage au roman[60].
  • Depuis 2016, des ateliers d'expressions écrites et théâtrales sont organisés autour du roman à la maison de la culture de Bobigny, en vue de créer un spectacle original en 2018 (La tour de Babel)[61].
  • Un projet d'écriture réunit de 2016 à 2018 trois écrivains autour du Quartier Le Blosne, dont ils veulent montrer la diversité culturelle en prenant le roman pour modèle (Le Blosne mode d’emploi)[62].
  • En 2017, la médiathèque Françoise-Sagan a présenté une exposition Perec au fil, centrée sur la « traduction » du roman en broderie, et plus généralement, sur le problème de la traduction de textes à contraintes littéraires[63].
  • En 2017, Unifrance a annoncé la production par Arizona films d'un long métrage réalisé par Alejandro Fernandez Almendras, et intitulé La Vie mode d'emploi[64]. Selon Variety, le titre anglais du film est A Work of Love, et il raconte les déboires d'un metteur en scène tchèque qui s'attaque à l'adaptation théâtrale du roman de Perec, compliquée par ses démêlés sentimentaux avec l'actrice principale[65].
  • De à , le Musée urbain Tony-Garnier présente une exposition La vie mode d'emploi sur l'évolution de l'habitat urbain au XXe siècle[66].

Notes et références

  1. [ou doit-on dire : « sont des romans imbriqués », si on se réfère à son sous-titre au pluriel Romans?] « La Vie mode d’emploi de Georges Perec : une œuvre totale », sur education.francetv.fr, (consulté le )
  2. Alexandre Fillon, « 1978 : La vie mode d'emploi par Georges Perec », sur lexpress.fr, (consulté le )
  3. Danielle Constantin, « Les maisons de poupées de Perec : un catalogue », Les Cahiers de l'Herne, Paris, Éditions de l'Herne « Perec », , p. 260-266 (lire en ligne)
  4. Images d'archives INA, « Georges Perec "La vie mode d'emploi" » [vidéo], sur youtube.com, (consulté le )
  5. Georges Perec, « Quatre figures pour La Vie mode d’emploi », L'Arc, no 76, , p. 50-54
  6. Georges Perec, Espèces d'espaces, Paris, Galilée, , 135 p. (ISBN 2-7186-0014-4), « L'immeuble », p. 57-61
  7. (en) Saul Steinberg, The Art of Living, Harper and Brothers, (lire en ligne)
  8. François Bon, « La vie mode d’emploi… d’une manière un peu lourde et lente », sur tierslivre.net, (consulté le )
  9. Danielle Constantin, « Sur les traces du « scrivain » : les manuscrits de La Vie mode d’emploi », Agora. Revue d’études littéraires, no 4 « Perec-Aujourd'hui », , p. 131-141 (lire en ligne)
  10. Georges Perec, La vie mode d'emploi, Paris, Fayard, , 662 p. (ISBN 978-2-213-67406-3, lire en ligne)
  11. Georges Perec, La Vie mode d'emploi, chapitre XXVI, « Bartlebooth, 1 ».
  12. Paul Emond, « Bartlebooth, « Une certaine idée de la perfection » », sur paulemond.com, (consulté le )
  13. « Donner du sens à ce qu’on peint… ou Bartlebooth, l’exemple à ne pas suivre », sur hautlescours.fr, (consulté le )
  14. [La peinture occupe une place considérable dans l'histoire de nombreux personnages, ainsi que dans la description de la plupart des pièces de l'immeuble.] Paul Emond, « Tant de tableaux… », sur paulemond.com, (consulté le )
  15. Commentaire peut-être suscité par la lecture trop univoque que certains critiques ont pu donner de sa précédente Disparition.
  16. chap. XXVII
  17. chap. XXVI
  18. Shuichiro Shiotsuka, « La fonction du savoir imaginaire dans La Vie mode d’emploi de Georges Perec », Arts et Savoirs n°5, sur aes.revues.org, (consulté le )
  19. Frédéric Chambe, « La Vie mode d'emploi », sur lantidote.hautetfort.com, (consulté le )
  20. Willy Wauquaire, « Avant propos », sur fatrazie.com, (consulté le )
  21. « La grande librairie saison 9 : « La Vie mode d’emploi » ne séduit pas Caryl Férey » [vidéo], sur france.tv, (consulté le )
  22. Paul Emond, « Le personnage dans un coin du tableau », sur paulemond.com, (consulté le )
  23. Julien Roumette, « Quand la fin paralyse le début, ou l’impossibilité de commencer chez Perec, des Choses à La Vie mode d’emploi », sur fabula.org
  24. Georges Perec, La Vie mode d'emploi, Préambule et chapitre XLIV, « Winckler, 2 ».
  25. « le plan de l'immeuble », sur escarbille.free.fr (consulté le )
  26. [Des extraits concernant ces histoires peuvent être consultés sur un site interactif:] « Rappel de quelques-unes des histoires racontées dans cet ouvrage », sur vme-web.fr (consulté le )
  27. Mariano D'Ambrosio, « Lectures mode d’emploi : théories de la lecture et La Vie mode d’emploi de Georges Perec », Mélanges francophones, Galaţi University Press, vol. 6, no 7, , p. 147-157 (lire en ligne)
  28. Clothilde Maudet, « La contrainte dans la vie mode d’emploi de Georges Perec » [PDF], SymCity 2, sur uni-kiel.de, (consulté le )
  29. Cahier des charges de La Vie mode d'emploi, sous la direction de Hans Hartje, Bernard Magné et Jacques Neefs, Paris, CNRS Éditions / Zulma, coll. « Manuscrits », 1993 (ISBN 978-2843042058)
  30. « Georges Perec et les Oulipiens », sur education.francetv.fr, (consulté le )
  31. Georges Perec, La Vie mode d'emploi, « Le chapitre LI, Valène (chambres de bonne, 9) »
    « 100 La petite fille qui mord dans un coin de son petit-beurre Lu »
  32. Georges Perec, « La polygraphie du cavalier », L'Arc, no 76, (lire en ligne)
  33. Daniel Kerjan, « Mode d'emploi de La Vie mode d'emploi », sur pierre.campion2.free.fr, (consulté le )
  34. Didier Müller, « Le blog-notes mathématique du coyote: La vie mode d'emploi », sur apprendre-en-ligne.net, (consulté le )
  35. Arnaud Gazagnes, « Des maths, Georges Perec et La Vie, Mode d’emploi » [PDF], sur apmep.fr (consulté le )
  36. Emmanuel Bec et Laetitia Parmeggiani, Carole Mecchi, « la vie mode d'emploi de Georges Perec » [PDF], sur mathenjeans.free.fr, (consulté le )
  37. Georges Perec, « La "polygraphie" du cavalier », sur classes.bnf.fr/ (consulté le )
  38. Michèle Audin, « Carrés-gréco-latins : mode d'emploi. », L'Ouvert, no 103, , p. 44-46 (lire en ligne [PDF])
  39. Bernard Magné, « De l'écart à la trace : avatars de la contrainte », Études littéraires, vol. 23, nos 1-2 « Georges Perec : écrire / transformer », été-automne 1990, p. 9-26 (DOI 10.7202/500924ar, lire en ligne)
  40. « le tableau des 42 contraintes avec leurs 10 valeurs: Ces contraintes sont en couple », sur escarbille.free.fr (consulté le )
  41. Bernard Magné, « De l’exhibitionnisme dans la traduction. À propos d’une traduction anglaise de La vie mode d’emploi de Geoges Perec », Meta, vol. 38, no 3, , p. 397–402 (DOI 10.7202/003536ar, lire en ligne)
  42. Shuichihiro Shiotsuka, « Dix livres générateurs de La Vie mode d'emploi de Georges Perec : considérations la contrainte d'allusion littéraire » [PDF], sur ieeff.org (consulté le )
  43. Bertrand Guyard, « La Pléiade publie Le Testament d'un excentrique de Jules Verne », sur lefigaro.fr, (consulté le )
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