La Disparition (roman)

La Disparition est un roman en lipogramme écrit par Georges Perec en 1968 et publié en 1969. Son originalité est que, sur ses 300 pages (variable selon les éditions), il ne comporte pas une seule fois la lettre e[1], pourtant la plus utilisée d'une manière générale dans la langue française.

Pour les articles homonymes, voir Disparition (homonymie).

La Disparition
Auteur Georges Perec
Pays France
Genre Roman en lipogramme
Éditeur Éditions Gallimard
Date de parution 1969

Résumé

Partant de sa contrainte lipogrammatique, le roman décrit la disparition successive d'Anton Voyl et de ses amis, dans un récit parodiant roman noir, thriller et fantastique. Les protagonistes de La Disparition se heurtent sans cesse aux limitations provenant du symbole manquant, et finissent par mourir dès qu'ils s'approchent trop de la vérité, selon l'équation « e disparu = eux disparus »[2].

Genèse et thèmes du roman

Membre de l'Oulipo, Georges Perec considérait que les contraintes formelles sont un puissant stimulant pour l'imagination. Il a donc choisi dans ce roman l'utilisation du lipogramme pour écrire une œuvre originale, dans laquelle la forme est fortement liée au fond. En effet, la disparition de cette lettre e est au cœur du roman, dans son intrigue même ainsi que dans son interrogation métaphysique, à travers la disparition du personnage principal, au nom lui-même évocateur : Anton Voyl. Le lecteur suit les péripéties des amis d'Anton qui sont à sa recherche, dans une trame proche de celle du roman policier.

Les thèmes de la disparition et du manque sont extrêmement liés à la vie personnelle de Georges Perec : son père meurt au combat en 1940 et sa mère est déportée à Auschwitz début 1943. Le livre débute d'ailleurs par la description d'un climat de violence et d'assassinats généralisés qui évoque très clairement la guerre, et la déportation des juifs y est expressément nommée ; en outre, la trame du roman est une vengeance clanique comportant l'assassinat systématique de certains membres d'une même famille. En écrivant ce roman, Perec parle donc du drame majeur de sa propre existence.

Selon Boris Cyrulnik, ce sont ces e manquants qui symbolisent la disparition de ses parents.

Cette même technique littéraire fut utilisée en anglais par Ernest Vincent Wright (en) dans son roman Gadsby publié en 1939 et qui fut écrit sans e. Ce roman n'a pas été traduit en français. En revanche, La Disparition a été traduit en anglais par Gilbert Adair, sous le titre A Void, en allemand par Eugen Helmlé sous le titre Anton Voyls Fortgang (1986), en italien par Piero Falchetta sous le titre La scomparsa (1995), en espagnol sous le titre El secuestro (1997)[2],[3], en turc par Cemal Yardımcı sous le titre Kayboluş (2006), en suédois par Sture Pyk sous le titre Försvinna (2000), en russe par Valery Kislov sous le titre Исчезание [Ischezanie] (2005), en néerlandais par Guido van de Wiel sous le titre ’t Manco (2009), en roumain par Serban Foarta sous le titre Dispariția, editura Art (2010), en japonais par Shuichiro Shiotsuka sous le titre 煙滅 [En-metsu], éditions Suiseisha (2010), en catalan par Adrià Pujol Cruells sous le titre L'eclipsi (2017)[3].

Réception de l'œuvre

À la sortie de l'ouvrage, aucune indication du procédé employé n'était fournie. Il revenait au lecteur de comprendre « ce qui avait disparu » et certains critiques n'y sont pas parvenus, notamment René Marill Albérès (en)[4]. Seul le nom de l'auteur restait écrit normalement. De nombreux indices mettaient cependant le lecteur sur la voie :

  • l'inscription, sur la couverture de l'édition originale, d'un énorme « E » ;
  • la définition de la chose disparue, « un rond pas tout à fait clos, fini par un trait horizontal », qui évoque la forme du e minuscule ; la forme du « e » majuscule est par ailleurs suggérée à plusieurs reprises sous la forme d'un trident ou d'une patte de canard ;
  • le nom de famille du héros principal, qui disparaît mystérieusement à la fin du chapitre 4 : Anton Voyl, qui reprend le mot « voyelle » privée de ses « e » . Le héros qui prend la suite s'appelle Amaury Conson, qui reprend le mot « consonne » privé du e final ;
  • le fait que le roman comporte 25 chapitres numérotés de 1 à 4 et de 6 à 26 : il manque le cinquième (« e » est la 5e lettre de l'alphabet français), ce qui est clairement visible dans l'index en fin de volume ;
  • l'évocation, dans le cours du roman, de plusieurs séries de 26 où manque le 5e : Anton Voyl voit dans une bibliothèque 26 livres où manque le tome 5, une course hippique où le cheval no 5 ne prend pas le départ, etc.
  • la présence enfin, dans le livre, de pastiches de plusieurs poèmes classiques, de Baudelaire, Recueillement (dont le premier vers, Sois sage, ô ma douleur, devient Sois soumis, mon chagrin), et attribué à un fils adoptif du commandant Aupick, de Victor Hugo, Booz endormi (devenu Booz assoupi) ainsi que de Voyelles (devenu Vocalisations) d'Arthur Rimbaud.

D'ailleurs, Perec se joue des contraintes avec amusement et multiplie les clins d'œil : « ni une, ni deux » devient « ni six moins cinq, ni dix moins huit » ; « prenant ses cliques et ses claques » devient « ayant pris son clic sans pour autant qu'il omît son clac » et « se mettre sur son trente-et-un » devient « il s'habilla sur son vingt-huit plus trois » . Le post-scriptum d'un message laissé par Anton Voyl : « Portons dix bons whiskys à l'avocat goujat qui fumait au zoo », pastichant un célèbre pangramme (portez ce vieux whisky au juge blond qui fume), est un exemple de ces multiples performances facétieuses. Perec s'amuse de même à écrire quelques paragraphes sous la contrainte supplémentaire d'une disparition de la lettre « a » doublant celle du « e ».

Des études récentes[5] ont montré, quoique très partiellement, à quel point le texte regorge de codages et d'allusions cachées d'une densité souvent inouïe et dont l'abondance en rend un relevé exhaustif quasiment impossible, comme dans la description de chacun des assassinats des six frères de Maximin (Nicias, Optat, Parfait, Quasimodo, Romuald et Sabin) qui, outre qu'ils représentent la disparition symbolique des lettres N, O, P, Q, R, et S, comporte un foisonnement d'évocations de la lettre qui disparaît ; le passage du meurtre de Nicias, par exemple, renferme plus de vingt fois l'allusion, par synonymes ne comportant pas de e, à des mots comportant le son n : Athènes, naine, pas de haine, hyène, Aisne, Zen, alène, à l'aine (plusieurs fois), haleine, peine, gêne, graine, veine, vaine, aubaine, huitaine, fontaine, Maine, semaine.

Postérité

En 2012, pour les 30 ans de la mort de Perec, l'artiste Christophe Verdon a installé une fausse plaque de rue avec l'inscription « place Georges Perec » sans les e (soit « plac G org s P r c »), en référence à La Disparition ; elle a été accrochée au mur du Café de la mairie, place Saint-Sulpice, dans le 6e arrondissement de Paris, car c'est là que Perec a écrit Tentative d'épuisement d'un lieu parisien[6].

Fausse plaque « place Georges Perec ».

De très nombreux écrivains, membres de l'Oulipo comme Georges Perec, ou pas, ont inclus dans certaines de leurs œuvres des hommages à La Disparition. Citons Jacques Jouet (dans un texte intitulé L'Imitation), Pierre Jourde, Hervé Le Tellier ou Jacques Roubaud.

Édition

  • Georges Perec, La Disparition, Paris, Gallimard, coll. « L'Imaginaire », , 319 p. (ISBN 2-07-071523-X)

Traductions

  • (de) Anton Voyls' Fortgang (Eugen Helmlé, 1986)
  • (ca) L'eclipsi (Adrià Pujol Cruells, 2017) qui ne contient pas de « a »
  • (en) A Void (Gilbert Adair (en), 1995) ; Vanish'd! (John Lee) ; A Vanishing (Ian Monk)
  • (es) El secuestro (Marisol Arbués, Mercé Burrel, Marc Parayre, Hermes Salceda, Regina Vega, 1998) qui ne contient pas de « a »
  • (it) La scomparsa (Piero Falchetta, 1995)
  • (ja) En-metsu (煙滅, Shuichiro Shiotsuka, 2010) qui ne contient pas le son « i »
  • (nl) 't Manco (Guido van de Wiel, 2009)
  • (ro) Dispariția (Serban Foarta, 2010)
  • (ru) Istchezanie (Valéry Kislov, 2005) qui ne contient pas de « o »
  • (sv) Försvinna (Sture Pyk, 2000)
  • (tr) Kayboluş (Cemal Yardımcı, 2005)
  • (pt-BR) O Sumiço (Zéfere, 2015) qui ne contient pas de « e »

Antithèse

  • Les Revenentes, (1972). Ce texte de Georges Perec, publié trois ans après La Disparition, est un monovocalisme en e, c'est-à-dire qu'il est écrit en n'utilisant que la lettre « e » comme voyelle.

Bibliographie

  • Ali Magoudi, La Lettre fantôme, Éditions de Minuit, (ISBN 978-2-7073-1575-5)
  • Maxime Decout (dir.) et Yu Maeyama (dir.), La Disparition, 1969-2019 : un demi-siècle de lectures, Cahiers Georges Perec, vol. 13, Bordeaux, Le Castor astral, 2019 (ISBN 979-10-278-0233-3)

Notes et références

  1. Anne-Françoise Bertrand, « La Disparition », le roman écrit sans « e », sur L'Avenir.net (consulté le ).
  2. Parayre 1998.
  3. Ces « traductions » sont des lipogrammes en a, la lettre la plus fréquente en espagnol et en catalan.
  4. Camille Bloomfield, entretien avec John Lee, Vanda Miskic, Valéry Kislov, Marc Parayre, Shuichiro Shiotsuka, « Traduire "La Disparition" de George Perec », sur Academia.edu, Vingt-Huitièmes Assises de la traduction littéraire (Arles 2011), (consulté le ).
  5. Voir Marc Parayre, « La Disparition, en 11 lettres bien sûr », dans De Perec etc., derechef. Textes, lettres et sens, Nantes, éditions Joseph K., 2005, p. 309-325.
  6. « Quartier Saint-Sulpice : 6 curiosités à ne pas manquer », sur Histoire parisienne, .

Voir aussi

Articles connexes

Liens externes

  • Notice dans un dictionnaire ou une encyclopédie généraliste :
  • Yü Maeyama, « Les notes préparatoires à La Disparition de Georges Perec », Le Cabinet d’amateur. Revue d’études perecquiennes, 1994 (?), p. 58 (lire en ligne, consulté le ) (les brouillons de La Disparition)
  • Marc Parayre, « LA DISPARITION : Ah, le livre sans e ! EL SECUESTRO : Euh... un livre sans a ? », Formules, Éditions L'Âge d'Homme, no 2, , p. 61 (ISSN 1275-7713, lire en ligne, consulté le ) (analyse de nombreux passages de La Disparition, et des problèmes de leur traduction en espagnol)
  • Portail de la littérature française
  • Portail des années 1960
Cet article est issu de Wikipedia. Le texte est sous licence Creative Commons - Attribution - Partage dans les Mêmes. Des conditions supplémentaires peuvent s'appliquer aux fichiers multimédias.