Oulipo

L'Ouvroir de littérature potentielle, généralement désigné par son acronyme Oulipo (ou OuLiPo), est un groupe de littérature inventive et innovante qui naît au XXe siècle. Il a pour but de découvrir de nouvelles potentialités du langage et de moderniser l’expression à travers des jeux d’écriture. Le groupe est célèbre pour ses défis mathématiques imposés à la langue, obligeant à des astuces créatives. L’Oulipo est fondée sur le principe que la contrainte provoque et incite à la recherche de solutions originales. Il faut déjouer les habitudes pour atteindre la nouveauté. Ainsi, les membres fondateurs se plaisaient à se décrire comme des « rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir[1]. »

L'OuLiPo se définit d'abord par ce qu'il n'est pas, selon une citation célèbre, bien que discutable, de Raymond Queneau[2] :

Premier d'une longue série d'ouvroirs rassemblés sous le terme Ouxpo  prononcé « Ou-X-Po », le X étant remplacé par une syllabe articulable telle que mu pour OuMuPo (musique), Dro pour OuDroPo (droit) ou Ba pour OuBaPo (bande-dessinée) , l'Oulipo est une association fondée en 1960 par le mathématicien François Le Lionnais et l'écrivain et poète Raymond Queneau. L'Ouvroir fut d'abord baptisé Sélitex (Séminaire de Littérature Expérimentale), puis Olipo, et trouva son nom définitif le , grâce à l'un de ses membres, Albert-Marie Schmidt.

Les membres de l'Oulipo se réunissent une fois par mois pour réfléchir autour des notions de « contrainte », de « littérature potentielle », et produire de nouvelles structures destinées à encourager la création. La réunion est parfois l'occasion d'accueillir un « invité d'honneur ».

L'Oulipo anime aussi parfois, sans les organiser, des ateliers d'écriture[3].

Historique

Présentation

Le groupe comprend des écrivains, dont les plus célèbres sont Raymond Queneau, Italo Calvino ou Georges Perec, mais aussi des personnalités ayant une double compétence comme les compositeurs de mathématique et de poésie Jacques Roubaud et Olivier Salon, ou encore de (presque) purs mathématiciens comme Claude Berge (développeur de la théorie des graphes). Considérant que les contraintes formelles sont un puissant stimulant pour l'imagination, l'Oulipo s'est fixé à ses débuts plusieurs directions de travail :

  • un travail synthétique (synthoulipisme), qui consiste en l'invention et l'expérimentation de contraintes littéraires nouvelles, avec éventuellement un exemple de texte pour chaque proposition ;
  • un travail analytique (anoulipisme), qui consiste en la recherche de ceux qui sont appelés, avec humour, les « plagiaires par anticipation », soit un recensement de tous les écrivains qui ont travaillé avec des contraintes, de façon plus ou moins consciente, avant la création de l'Oulipo.

Les recherches en synthoulipisme constituent la face la plus connue du grand public et surtout la plus spectaculaire. Sont célèbres aujourd'hui par exemple la méthode S plus n (à partir de la « méthode S + 7 » mise au point par Jean Lescure dès 1961), la littérature combinatoire, qui permit à Raymond Queneau d'écrire Cent mille milliards de poèmes, mais aussi des poèmes booléens basés sur l'algèbre de Boole ou des « poèmes à métamorphoses pour rubans de Möbius ».

Les recherches en anoulipisme se poursuivent néanmoins, et l'on peut lire certains résultats de ces recherches dans les deux premiers ouvrages collectifs du groupe La Littérature potentielle (Gallimard, coll. Idées, 1973) et l'Atlas de littérature potentielle (Gallimard, coll. Idées, 1981), comme une « Histoire du lipogramme » par Georges Perec (auteur du plus long lipogramme jamais écrit, La Disparition).

Parmi les « plagiaires par anticipation » les plus importants, on trouve par exemple les Grands rhétoriqueurs du début de la Renaissance (fin du XVe siècle). Ils ont en effet expérimenté beaucoup des possibilités de la langue : jeux de mots, techniques lettristes et contraintes oulipiennes avant la lettre, par exemple des poèmes mots-croisés pouvant se lire dans tous les sens... Paul Valéry, plagiant l'Oulipo par anticipation[4], avait ainsi manipulé l'une des Pensées de Pascal : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraye » a donné naissance à cette traduction antonymique : « Le vacarme intermittent de ces petits coins me rassure. » Les premiers travaux de littérature potentielle ont été publiés par le Collège de ’Pataphysique, dont l'Oulipo est une sous-commission.

Martin Gardner a présenté Oulipo dans sa colonne des « Mathematical Games » de février 1977 dans Scientific American.

Fondation

Au moment où la Seconde Guerre mondiale éclate, François Le Lionnais a lu tous les romans que Raymond Queneau a publiés à cette date. Ils se rencontrent lors de la préparation de l'édition des Grands Courants de la pensée mathématique qui paraîtra pour la première fois en 1948. C'est à son retour de déportation qu'ils commencent à se rencontrer régulièrement : leurs discussions sont riches en digressions, de la conjecture de Goldbach à Sei Shonagon.

En 1960, Raymond Queneau demande à François Le Lionnais de postfacer ses Cent mille milliards de poèmes. C'est à cette époque qu'il propose à Raymond Queneau de « créer un atelier ou un séminaire de littérature expérimentale abordant de manière scientifique ce que n'avaient fait que pressentir les troubadours, les rhétoriqueurs, Raymond Roussel, les formalistes russes et quelques autres[5]. »

En , une Décade Queneau est organisée à Cerisy-la-Salle : s'y rencontreront les futurs membres fondateurs de l'OuLiPo (du moins ceux qui ne se connaissent pas encore). Il faudra attendre le mois de novembre pour que le groupe prenne un caractère officiel, lors d'un repas dans un restaurant (Au Vrai Gascon), organisé par François Le Lionnais - ce qui lui vaudra le titre honorifique de Fraisident-Pondateur[6].

Néanmoins, le rôle de Raymond Queneau en tant que cofondateur n'est pas à sous-estimer, François Le Lionnais le reconnaît lui-même en louant sa « richesse d'érudition », sa « finesse d'analyse », et la « pertinence de ses interventions »[5]. En outre, son passé avec le groupe surréaliste, et surtout sa rupture avec lui, semble avoir beaucoup influencé les principales perspectives de l'OuLiPo à ses débuts. En effet, la troisième partie de l'anti-définition de l'Ouvroir (donnée en introduction de cet article), insiste sur le caractère non-aléatoire de la littérature potentielle : cela vient de Queneau. C'est lui qui théorise bien avant la fondation du groupe une opposition fondamentale entre le pur hasard et le hasard né de la contrainte.

« Une autre bien fausse idée qui a également cours actuellement, c'est l'équivalence que l'on établit entre inspiration, exploration du subconscient et libération, entre hasard, automatisme et liberté. Or cette inspiration qui consiste à obéir aveuglément à toute impulsion est en réalité un esclavage. Le classique qui écrit sa tragédie en observant un certain nombre de règles qu'il connaît est plus libre que le poète qui écrit ce qui lui passe par la tête et qui est l'esclave d'autres règles qu'il ignore. »

 Raymond Queneau, Le Voyage en Grèce, p. 39.

C'est que la contradiction, le paradoxe ou bien la tension que l'on pourrait voir entre liberté et contrainte n'est qu'une apparence. C'est au contraire à partir de la contrainte que se développe la liberté de créer : en obligeant à s'affranchir de bon nombre d'automatismes, liés à l'usage courant du langage, la contrainte entraîne de nouvelles formes d'expression, offrant par là une liberté nouvelle de création. Si l'incertitude est constitutive des contraintes, en tant qu'on ne sait pas à l'avance si le problème posé trouvera solution, c'est bien de la contrainte, et non du hasard, que résulte la création.

Cette pratique de l'« anti-hasard » est un héritage de Queneau qui est devenu un véritable leitmotiv oulipien, et qui est constitutif de toute tentative définitionnelle du concept de « littérature potentielle » :

« Car les membres de l'OULIPO n'ont jamais caché leur horreur de l'aléatoire, des cartomanciennes de salon et du ptit-bonheur-la-chance de bastringue  [sic] : « l'OULIPO, c'est l'anti-hasard », affirma un jour sans rire l'oulipien Claude Berge, ce qui ne laisse subsister aucun doute sur l'aversion qu'on a pour le cornet à dés.

C'est qu'il ne faut pas se méprendre : la potentialité est incertaine, mais pas hasardeuse. On sait parfaitement ce qui peut se produire, mais on ignore si cela se produira[7]. »

 Oulipo (Jean Lescure), Atlas de littérature potentielle, p. 25.

Contraintes

Exemples célèbres

Outre le « S+7 » déjà cité, le lipogramme, du grec λείπειν, leipein enlever, laisser ») : « Un texte dans lequel l’auteur s’impose de ne jamais employer une lettre, parfois plusieurs. Se trouvent ainsi proscrits les mots qui contiennent cette lettre ou ces lettres. Par exemple : le roman de Georges Perec La Disparition est entièrement écrit sans la lettre e[8]. »

Autres exemples

Le filigrane : « Dans un dictionnaire de référence, sélectionner un certain nombre de locutions contenant un mot donné. Effacer le mot dans chaque locution. Construire un court poème avec ce qui reste. »
Exemple :

« Avancer en limite : le retour de la marée.
l’âge
Grande trotteuse, petite aimantée, le chas à tricoter.
l’aiguille[9] »

Organisation

Réunions

L'Oulipo se réunit une fois par mois en privé (les « runions »), et un jeudi par mois dans un lieu public. D'abord, en 1996 à la Halle Saint Pierre, puis à l'Amphi24, à Jussieu, au Forum des images, enfin, depuis 2005, en raison de travaux au Forum des images, dans le grand auditorium de la bibliothèque François-Mitterrand.

Membres fondateurs

Devenir membre

On devient membre de l'Oulipo par cooptation. Un nouveau membre doit être élu à l'unanimité, à la condition de ne jamais avoir demandé à faire partie de l'Oulipo. Chaque « coopté » est évidemment libre de refuser d'y entrer (son refus est dès lors définitif), mais une fois élu, il ne peut en démissionner qu'en se suicidant devant huissier[12].

Les membres restent oulipiens même après leur décès : ils sont alors, selon la formule consacrée, « excusés pour cause de décès ».

Présidents

Livres

Publications collectives de l'Oulipo

Pour plus d'informations, on pourra se reporter aux principaux ouvrages en français :

D'autres livres oulipiens

Voir la Catégorie:Œuvre oulipienne et aussi, plus précisément :

Notes et références

  1. On prête cette définition à Raymond Queneau ; cf. Oulipo, Abrégé de littérature potentielle, p. 6.
  2. Oulipo, La Littérature potentielle, p. 8.
  3. Comme celui, estival, des Récréations de Bourges organisé par Les mille univers, auquel participent chaque année près de cent stagiaires.
  4. Oulipo, Abrégé de littérature potentielle, p. 29.
  5. Oulipo, Atlas de littérature potentielle, p. 39.
  6. Oulipo, La Littérature potentielle, « Petite histoire de l'OuLiPo » par Jean Lescure.
  7. Ce type de déclarations vise directement le mouvement surréaliste, modèle inversé des principes oulipiens.
  8. Voir sur oulipo.net/contraintes.
  9. « Fiche du « filigrane » », sur oulipo.net (consulté le ).
  10. Alias Emmanuel Peillet, Sandomir, et Jean-Hugues Sainmont.
  11. « Oulipiens », sur Oulipo.net.
  12. Documentaire Oulipo mode d'emploi de Jean-Claude Guidicelli et Frédéric Forte, 2010.
  13. Ce livre, publié en 2015, est un tombeau poétique oulipien qui rend hommage à Georges Perec. À son propos, Florence Trocmé, rédactrice en chef de Poezibao, revue électronique «dédié(e) à la poésie (moderne et contemporaine et publiée)» , écrit : « Dans le livre de Laurent Grison, je retiens notamment ce quatrain, à la toute fin : « le noir est parole / dans la boutique obscure / le recollement des ombres / est un travail de voyant ». Un Tombeau c’est un peu un recollement des ombres, des spectres, des réminiscences, une collecte des traces, des empreintes pour permettre peut-être cela (je cite le dernier vers du livre) : « ls choss rprndront vi ». Le travail de Perec, le travail des écrivains : un travail de voyant », in Poezibao, 2015.

Voir aussi

Ouvrages

  • Pascal Boulage, Aspects de la poétique romanesque de Raymond Queneau (dir. Auguste Anglès), Paris X Nanterre-ENS de Saint-Cloud, 1975.
  • (en) Warren Motte, Oulipo : A primer in potential literature, University of Nebraska Press,
  • Jean-Jacques Thomas, La langue, la poésie : essais sur la poésie française contemporaine : Apollinaire, Bonnefoy, Breton, Dada, Eluard, Faye, Garnier, Goll, Jacob, Leiris, Meschonnic, Oulipo, Roubaud, Lille, Presses Universitaires de Lille, coll. « problématiques »,
  • Christelle Reggiani et Georges Molinié (dir.), La rhétorique de l'invention de Raymond Roussel à l'Oulipo, thèse de doctorat (nouveau régime), Université de soutenance : Paris-Sorbonne,
  • Marc Lapprand, Poétique de l’Oulipo, Amsterdam, Rodopi, coll. « Faux Titre »,
  • Oulipo poétiques : Actes du colloque de Salzbourg, 23- / édités par Peter Kuon ; en collaboration avec Monika Neuhofer et Christian Ollivier, Tübingen : Gunter Narr Verlag, 1999
  • (en) Peter Consenstein, Literary memory, consciousness, and the group Oulipo, Amsterdam, Rodopi,
  • Carole Bisenius-Penin, Le roman oulipien, Paris, l'Harmattan,
  • (en) Alison James, Constraining chance : Georges Perec and the Oulipo, Evanston, Ill. : Northwestern University Press,
  • Anne Blossier-Jacquemot et Florence Dupont (dir.), Les Oulipiens antiques : pour une anthropologie des pratiques d'écriture à contraintes dans l'Antiquité, Université Paris Diderot - Paris 7, Atelier National de Reproduction des Thèses,
  • (fr)/(en) « Oulipo@50/L'Oulipo à 50 ans », sous la direction de Camille Bloomfield, Marc Lapprand, et Jean-Jacques Thomas, Revue Formules - revue des créations formelles, n° 16, Presses universitaires du Nouveau Monde, La Nouvelle Orléans,
  • (fr) Oulipo, collectif sous la direction de Camille Bloomfield et Claire Lesage, Gallimard / Bibliothèque nationale de France, 2014
  • Camille Bloomfield, Raconter l'Oulipo (1960-2000). Histoire et sociologie d'un groupe., Paris, Honoré Champion, , 598 p. (ISBN 978-2-7453-3598-2)

Articles

  • Christophe Reig, « Nomen est [h]omen : variations onomastiques dans Le Voyage d’Hiver de Perec et ses séquelles oulipiennes », in Le Pied de la Lettre – créativité et littérature potentielle, Jean-Jacques Thomas (dir.) et Hermes Salceda (dir.), Presses Universitaires du Nouveau Monde, New Orleans / LOUI, 2010 (pp. 117-132).
  • Christophe Reig, Anne Chamayou (dir.) et Alastair Ducan (dir.), In L’Oulipo sur la scène internationale : ressorts formels et comiques, Perpignan, PUP,
    Actes du Colloque « Le rire européen - échanges et confrontations »
  • Christophe Reig, Henri Béhar (dir.) et Pierre Taminiaux (dir.), Oulipo-litiques : in Poésie et Politique au XXe siècle, Paris, Hermann,
Actes du colloque de juillet 2010, centre culturel international de Cerisy.

Articles connexes

Liens externes

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