République démocratique d'Arménie
La République d'Arménie, officieusement nommée Première République arménienne, est née des convulsions qui ont agité la Transcaucasie à la fin de la Première Guerre mondiale. L'effondrement de l'Empire russe en 1917 laisse un vide politique dans une région composée d'une mosaïque de groupes ethnico-religieux, qui peinent à s'entendre. Abandonnés par leurs voisins face à la menace turque, les Arméniens proclament la république d'Arménie. Après la défaite des Puissances centrales en 1918, les Arméniens fondent de grands espoirs sur la conférence de paix de Paris (1919), pour obtenir le rétablissement de la Grande-Arménie historique. Leurs attentes sont rapidement déçues. Abandonnée par les puissances alliées, face à l'hostilité de ses voisins, la république d'Arménie mène pendant deux ans une existence précaire et succombera à la collusion de la Turquie kémaliste et de la Russie bolchévique.
Pour les articles homonymes, voir République d'Arménie et Première République.
(hy) Հայաստանի Հանրապետություն
(Hayastani Hanrapetut'yun)
1918–1920
Drapeau de l'Arménie |
Armoiries de l'Arménie |
Statut | République |
---|---|
Capitale | Erevan |
Langue(s) | Arménien |
Monnaie | Rouble arménien |
Population | Environ 3 000 000 (estimations de 1918) |
---|
Indépendance | |
Soviétisation |
Entités précédentes :
Entités suivantes :
Prémices
En 1915, l'Empire ottoman s'engage dans la Première Guerre mondiale aux côtés des Puissances centrales. En 1916, l'armée russe s'enfonce profondément en Arménie turque. Les Russes recueillent les réfugiés du génocide arménien. La Révolution russe de février 1917 place les populations de Transcaucasie devant le problème de la gestion de l'après-tsarisme, problème d'autant plus difficile que ces populations sont inextricablement enchevêtrées. Pour ne donner qu’un exemple, les deux « plus grandes villes arméniennes » sont Tiflis, l'actuelle Tbilissi, future capitale de la Géorgie, et Bakou, future capitale de l'Azerbaïdjan. Les trois principaux groupes, avec chacun un parti majoritaire, sont respectivement les Géorgiens avec le parti Menchevik, les Arméniens avec le parti Dashnak et les musulmans avec le parti Müsavat.
À Moscou, le gouvernement provisoire de Kerenski crée un Comité spécial de Transcaucasie (Ozakom), dont l'autorité sur place est très faible. Il prend en outre une « Décision du Gouvernement provisoire au sujet de l'Arménie turque » (), qui permet aux réfugiés arméniens de rentrer chez eux. Ces derniers tiennent à Erevan un congrès qui désigne un « Conseil des Arméniens occidentaux ». De leur côté, les Arméniens orientaux se réunissent en Congrès national arménien à Tiflis. La décision la plus importante de ce congrès est de créer un Conseil national (« Azkayin Khorhoud »), représentatif des différences tendances politiques, à l'exception des bolcheviks.
La révolution d'Octobre, qui porte les bolcheviks au pouvoir en Russie, change à nouveau la donne en Transcaucasie. Tous désapprouvent le coup d'État, à l'exception du soviet de Bakou, dominé par le communiste arménien Stepan Chahoumian. Les peuples de Transcaucasie réagissent par la constitution d'un « Commissariat transcaucasien » (), suivi par un parlement transcaucasien, le Seïm (), qui proclame l'indépendance de la république démocratique fédérative de Transcaucasie. Le sort de la Transcaucasie dépend pourtant de la fortune des armes. Les bolcheviks ont beau publier un « Décret sur l'Arménie turque » qui prévoit à la fois le retrait des troupes russes et l'auto-détermination des Arméniens occidentaux, ce document ne pèse d'aucun poids lorsque la Russie est obligée de signer le traité de Brest-Litovsk (), dont une des clauses prévoit la rétrocession de tous les territoires gagnés sur les Ottomans lors du traité de Berlin (1878). L'anarchie qui règne au sein de l'armée russe a atteint le front caucasien, qui s'est effondré.
La 3e armée ottomane réorganisée reprend l'offensive et bouscule partout les troupes transcaucasiennes (en fait surtout arméniennes). Les réfugiés qui avaient regagné leurs foyers en Arménie turque reprennent le chemin de l'exil, définitivement cette fois.
Proclamation de l'indépendance
Cette déroute militaire a pour effet l'éclatement de la Transcaucasie. Les Géorgiens espèrent se placer sous la protection des Allemands, tandis que les Azéris ne cachent plus leur sympathie pour les Turcs. Le , la Géorgie proclame son indépendance, suivie le 28 mai par l'Azerbaïdjan. L'armée turque avance sur Erevan et le destin des Arméniens semble scellé. C'est pourtant d'Erevan que viendra le salut. Aram Manoukian a organisé la défense de la province et galvanisé les soldats arméniens. À la fin de , les Arméniens arrêtent l'avance turque, à Karakilisa, Bach Abaran et surtout à la bataille de Sardarapat, qui va entrer dans la légende arménienne.
Les Arméniens, contraints et forcés, proclament alors leur indépendance le . Face à cette résistance inattendue, les Turcs signent avec les Arméniens le traité de Batoum (), qui ne laisse à ces derniers qu'un territoire minuscule. Le Conseil national arménien de Tiflis constitue alors un gouvernement, dans lequel tous les postes sont occupés par des Dashnaks (sauf les Affaires militaires) et qui est présidé par Hovannès Katchaznouni. Le nouveau gouvernement doit rapidement quitter Tiflis, devenue capitale de la Géorgie, pour Erevan, qui était jusque-là une localité secondaire. L'Arménie se dote d'un drapeau tricolore : rouge, bleu et orange, qui rappelle les armes des Lusignan, la dernière dynastie du royaume arménien de Cilicie.
La fortune change à nouveau de camp le . L'Empire ottoman, à bout de force, signe avec les Alliés l'armistice de Moudros. La république d'Arménie n'en doit pas moins faire face à une situation effroyable. Il faut s'occuper de centaines de milliers de réfugiés ; le désordre règne partout et près de 20 % de la population — parmi eux Aram Manoukian, l'organisateur de la résistance arménienne — est victime du typhus. L'aide humanitaire américaine, d'ordre privé (Near East Relief) ou public (American Relief Administration) contribue à atténuer l'ampleur de la catastrophe.
La fin de la Première Guerre mondiale ne signifie pourtant pas la fin des combats en Transcaucasie, où les différents groupes ethniques restent enchevêtrés. Une courte guerre oppose les Arméniens aux Géorgiens à propos de la région du Lorri. Ce conflit aura pourtant pour effet de dresser les Géorgiens contre les Arméniens qui quittent la Géorgie en masse. Conformément à l'armistice de Moudros, les Arméniens obtiennent, non sans difficultés, la restitution de la province de Kars, où ils se heurtent à l'hostilité des musulmans locaux. Les frontières avec l'Azerbaïdjan sont elles aussi loin d'être fixées : le Nakhitchevan, le Zanguezour et le Haut-Karabagh font l'objet d'âpres contestations. À la suite d'un arbitrage des Britanniques, dont les troupes sont présentes en Transcaucasie, l'administration du Nakhitchevan est attribuée à l'Arménie, mais face à l'opposition des musulmans, majoritaires dans la région, l'administration arménienne doit l'abandonner.
Par ailleurs, le Zanguezour et le Haut-Karabagh, pourtant à majorité arménienne, sont attribués à l'Azerbaïdjan. Le gouvernement azerbaïdjanais y nomme comme gouverneur le docteur Khosrov bey Sultanov (en). Les Arméniens du Zanguezour s'opposent avec succès à toute ingérence des Azerbaïdjanais. Dans le Haut-Karabagh, l'intransigeance de Sultanov débouche sur des massacres d'Arméniens en juin 1920. Les Arméniens du Haut-Karabagh, découragés, finissent par se laisser convaincre d'accepter le contrôle de l'Azerbaïdjan, du moins provisoirement et dans le cadre d'une entité autonome.
Les législatives de juin 1919 donnent une majorité écrasante à la Fédération révolutionnaire arménienne.
Les Arméniens à la conférence de la paix à Paris (1919)
Bien que les Alliés ne reconnaissent pas officiellement la jeune république, les Arméniens sont représentés à la conférence de la paix par deux délégations : la Délégation nationale arménienne, qui est dirigée par Boghos Nubar Pacha, représentant les Arméniens de la diaspora, l'autre étant la Délégation de la République arménienne, menée par Avetis Aharonian. Les deux délégations finissent par se mettre d'accord pour présenter aux Alliés en février 1919 un Mémorandum de l'Arménie intégrale, un document maximaliste qui réclame la création d'un État arménien s'étendant du Caucase à la Cilicie, le paiement par les Turcs d'indemnités pour le génocide de 1915, ainsi que la protection de l'Arménie par une puissance mandataire, de préférence les États-Unis.
Face aux instances des Arméniens occidentaux (c'est-à-dire des vilayets de l'Empire ottoman), le gouvernement arménien proclame l'Acte d'union et d'indépendance des territoires de l'Arménie situés en Transcaucasie et dans l'Empire ottoman (). Cette proclamation, que la république d'Arménie est incapable de mettre en œuvre, restera lettre morte et contribuera à enflammer le nationalisme turc (voir ci-dessous). Par ailleurs, les Alliés, dont l'Allemagne est la principale source de préoccupations, n'arrivent pas à se mettre d'accord sur le sort de l'Empire ottoman. La France et la Grande-Bretagne, épuisées par la guerre, ne disposent pas de moyens militaires pour agir partout dans le monde et le sort de l'Arménie ne fait pas partie de leurs priorités. Seule la Grande-Bretagne a envoyé des troupes en Transcaucasie, pour protéger ses colonies en Asie.
Au cours de l'année 1919, deux commissions d'enquête alliées influenceront le destin de l'Arménie. Au printemps 1919, le Conseil des Quatre (Lloyd George, Clemenceau, Wilson et Orlando) décide d'envoyer au Moyen-Orient une commission afin de se forger une opinion sur la situation dans la région. La commission King-Crane (du nom des deux Américains qui la dirigent), qui ne s'occupe pas spécifiquement de l'Arménie et ne s'y rendra d'ailleurs jamais, rend néanmoins des conclusions favorables à la création d'un État arménien comprenant les vilayets orientaux de l'Empire ottoman mais pas la Cilicie. La Commission Harbord (en)[1] (du nom de son président) est, quant à elle, envoyée au Proche-Orient par le président Wilson au cours de l'été 1919 pour étudier la faisabilité d'un mandat américain en Turquie et en Arménie. Dans ses conclusions la commission se borne à aligner les pour et les contre. Parmi ceux-ci elle relève la charge financière que le mandat représenterait pour les États-Unis. Le rapport de cette commission jouera indiscutablement un rôle négatif lorsque le Sénat américain sera amené à se prononcer sur la question du mandat.
Après la signature du traité de Versailles (), les chefs d'État alliés se séparent sans que la question de l'Empire ottoman soit réglée. Tandis que les tendances isolationnistes se renforcent aux États-Unis — même si le président Wilson est favorable à un mandat américain en Arménie — les Alliés européens poursuivent leurs travaux aux conférences de Londres et de San Remo (février-avril 1920). Ces ajournements seront fatals à la république d'Arménie, dont les ennemis ont l'occasion de relever la tête.
L’Arménie entre la Turquie kémaliste et la Russie bolchévique
Après l'armistice de Moudros, le général turc Mustafa Kemal ne se résigne pas au dépècement de l'Empire ottoman. L'occupation de Smyrne par l'armée grecque () constituera le catalyseur de son action. Largement suivi par les nationalistes turcs, d'abord au congrès d'Erzurum (), ensuite au congrès de Sivas (), son rôle sera consacré lors de la Grande Assemblée nationale d'Ankara (). Il veut créer un « foyer national turc », dont l'Anatolie constituerait la base territoriale. Un tel projet ne peut qu'aboutir à un conflit avec la république d'Arménie. Par ailleurs, les bolcheviks russes, très isolés sur la scène internationale, se rapprochent des kémalistes, qu'ils affectent de considérer comme des adversaires de l'impérialisme.
Soucieux de desserrer cet étau, le gouvernement arménien se trouve face à une tâche difficile : comment se concilier les Russes, en qui il voit un moindre mal comparés aux Turcs, sans s'aliéner complètement les Alliés occidentaux, hostiles au communisme. Ces derniers se bornent à reconnaître de facto la république d'Arménie () et à lui fournir des armes — en petites quantités et de mauvaise qualité. Les Arméniens ne voient d'autre solution que de négocier avec les Russes et de leur envoyer la mission Chant (du nom du poète arménien qui la dirige), qui arrive à Moscou le . Cette mission se déroule dans un contexte délicat. En , une révolte des Arméniens du Haut-Karabagh contre le gouvernement azerbaïdjanais est réprimée avec brutalité et l'armée arménienne se porte au secours des insurgés. Le 28 avril, un coup d'État bolchévique transforme l'Azerbaïdjan en république soviétique. Le nouveau régime appelle immédiatement les Russes au secours. L'Armée rouge entre en Azerbaïdjan et les Arméniens sont sommés d'évacuer le Haut-Karabagh. Au vu de la situation, les communistes arméniens, fort peu nombreux, croient pouvoir tenter un coup d'État le 1er mai : un Revkom (comité révolutionnaire) proclame une république soviétique. Les Dashnaks réagissent énergiquement : le bureau politique du parti occupe désormais tous les postes d'un gouvernement présidé par H. Ohandjanian et écrase l'insurrection, qui n'a pas été suivie par la population. C'est dans ces conditions difficiles que la mission Chant négocie un traité d'amitié avec Tchitcherine, Commissaire du peuple aux Affaires étrangères. Face aux propositions soviétiques, le gouvernement arménien temporise, dans l'espoir que le futur traité de paix lui sera malgré tout plus favorable. Or, le 1er juin, le Sénat américain porte déjà un coup fatal à ce traité avant même qu'il ne soit conclu : il refuse le mandat américain sur l'Arménie. Tandis que les Soviétiques envoient un émissaire, Boris Legran (en), à Erevan, ils poursuivent parallèlement des négociations avec les kémalistes.
Le traité de Sèvres[2] est finalement conclu le . Sur le papier, l'Arménie, qui fait partie des signataires, obtient partiellement satisfaction : par son article 88, le traité stipule que la Turquie reconnaît l'Arménie comme un État libre et indépendant ; par son article 89, la Turquie et l'Arménie acceptent de soumettre au président des États-Unis la question de la frontière qui doit être fixée entre la Turquie et l'Arménie dans les vilayets d'Erzurum, de Trébizonde, de Van et de Bitlis et d'accepter sa décision. C'est ce que l'on appelle communément l'« arbitrage du président Wilson ». Le traité de Sèvres ne fait aucune mention de la Cilicie. Mustafa Kemal ne s'estime pas lié par le traité signé par les autorités ottomanes de Constantinople et refuse de l'entériner.
Entre-temps, des négociations se sont poursuivies à Moscou en juillet entre les bolcheviks et la délégation kémaliste dirigée par le commissaire aux Affaires étrangères Sami Bekir Bey (en). Le 24 août, les deux parties parviennent à un projet d'accord. Le point le plus important est l'annulation de tous les traités antérieurs entre la Turquie et la Russie. Les Russes s'engagent également à ne reconnaître aucun traité international qui n'aurait pas été ratifié par Ankara. Immédiatement après que le projet lui est parvenu, Mustapha Kemal attaque l'Arménie (23 septembre), c'est la guerre arméno-turque. Cette campagne militaire est une déroute pour l'armée arménienne. La forteresse stratégique de Kars tombe sans coup férir le 30 octobre. Par le traité d'Alexandropol (), les Arméniens doivent renoncer aux frontières du traité de Sèvres. Le même jour, les bolcheviks prennent le pouvoir à Erevan.
Épilogue
L'Arménie se retrouve sous le joug de l'Union soviétique, après une courte rébellion en février 1921 contre les bolcheviks. Par la suite, l'Arménie se voit retirer des territoires à cause de deux traités ; les bolcheviks donnent Kars et Ardahan à la Turquie, en échange de Batoumi, cédée à la Géorgie. Le gouvernement soviétique fait des régions du Haut-Karabagh et du Nakhitchevan des régions autonomes appartenant à la RSS d'Azerbaïdjan.
En Cilicie, la situation est tout aussi dramatique : après la victoire de Mustafa Kemal sur les troupes françaises qui les protégeaient (1921), les Arméniens se réfugient en Syrie ou émigrent dans d'autres parties du monde, notamment en France. C'est une nouvelle diaspora.
Notes et références
Voir aussi
Articles connexes
Bibliographie
- Anahide Ter Minassian, 1918-1920 — La République d'Arménie, Bruxelles, éditions Complexe, (réimpr. 2006), 323 p. [détail de l’édition] (ISBN 2-8048-0092-X, lire en ligne).
- (en) Richard G. Hovannisian, Armenia on the Road to Independence, 1918, University of California Press, , 376 p. (ISBN 978-0-520-00574-7)
- (en) Richard G. Hovannisian, The Republic of Armenia, vol. I : The First Year, 1918-1919, University of California Press, coll. « Near Eastern Center, UCLA », , 592 p. (ISBN 978-0-520-01984-3)
- (en) Richard G. Hovannisian, The Armenian People From Ancient to Modern Times, vol. II : Foreign Dominion to Statehood: The Fifteenth Century to the Twentieth Century, Palgrave Macmillan, , 508 p. (ISBN 978-1-4039-6422-9)
Liens externes
- Une recension de la république d’Arménie (1918-1920) d'Anahide Ter Minassian sur histobiblio.com.
- Portail de l’Arménie
- Portail du Caucase
- Portail République