Pilarisation

La pilarisation (du néerlandais « verzuiling ») fait référence à un système dans lequel l'organisation sociale, politique et philosophique s'articule essentiellement selon une opposition religieuse (laïcisme, protestantisme, catholicisme) et une opposition politique (libéralisme politique, socialisme). Un tel système existe en Belgique et aux Pays-Bas, où cette organisation trouve son origine. Les sociétés d’Irlande du Nord, d’Autriche, de Malte ou d’Israël connaissent également des systèmes proches.

Les piliers ne sont pas clairement définis ni fixés, chacun s'organisant selon ses usages  en matière de mariage par exemple  mais adhérant par-dessus ces particularismes aux valeurs communes de la Nation. Cette organisation est aujourd'hui moins active que dans le passé, mais a laissé ses traces.

En Belgique

Historiquement, la Belgique (comme les Pays-Bas) est un pays où les grandes questions de société ont généralement été réglées par des compromis, explicites ou non, entre des groupes issus des tendances philosophiques présentes dans le pays, contrairement à un pays comme la France. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, deux tendances philosophiques issues des conflits qui ont opposé dès le Moyen Âge noblesse / catholiques et bourgeoisie / laïques, ont animé la vie sociale et politique du pays. Le mouvement socialiste s’est différencié à partir des années 1880 et de la question sociale. Se sont alors constitués des ensembles d’associations, sociologiquement dénommées piliers, pour répondre aux aspirations non plus de l’élite du début du siècle mais de l’ensemble de la population : partis politiques, syndicats, mutualités, associations sans but lucratif, mouvements de jeunesse, associations culturelles, hôpitaux, écoles puis universités, média… L’importance de ces mouvements et leur proximité du pouvoir politique leur a notamment permis de gagner au cours de l’histoire une intégration au sein des structures étatiques (exemple : les syndicats en Belgique peuvent distribuer les allocations de chômage, le secteur maladie de la sécurité sociale est laissé aux mutualités…).

Il était ainsi possible pour un citoyen d’évoluer quasi exclusivement au sein du milieu social et institutionnel lié à l’un des piliers, et ce indépendamment de son niveau social.

Trois grands piliers peuvent être identifiés, issus des grandes questions sociales et politiques qui ont animé l’histoire de la Belgique :

À titre d’exemple, il a historiquement existé en Belgique six universités, distinguées par trois natures différentes et deux régimes linguistiques : catholiques (UCL francophone et KUL flamande), proches du libre examen (ULB francophone et VUB flamande) et universités d’état (ULg francophone et RUG flamande). D’autres institutions ont été créées, des regroupements ont été opérés depuis les années 1990, et ces distinctions historiques ont désormais une moindre importance.

Quelques exemples typiques de pilarisation dans le contexte belge :

  Catholiques néerlandophones Catholiques francophones Socialistes néerlandophones Socialistes francophones Libéraux néerlandophones Libéraux francophones
Partis politiques avant 1945 Parti catholique Parti ouvrier belge Parti de la Liberté et du Progrès
Partis politiques entre 1945 et 1970 Parti Social Chrétien Parti Socialiste Belge Parti de la Liberté et du Progrès
Partis politiques entre 1970 et 1995 CVP PSC SP PS PVV PRL
Partis politiques après 1995 CD&V cdH, CDF SP.a PS VLD MR
Centre d'études CEPESS Institut Emile Vandervelde Centre Jean Gol
Associations de travailleurs ACV CSC ABVV FGTB ACLVB CGSLB
Mutualité Mutualités Chrétiennes Solidaris Mutualité Libérale
Presse quotidienne De StandaardLa Libre BelgiqueDe MorgenLe Peuple, Le Matin (disparus)Het Laatste Nieuws, De TijdLe Soir
Presse littéraire Dietsche Warande en Belfort Éditions Desclée de Brouwer Nieuw Vlaams Tijdschrift, Nieuw Wereldtijdschrift (disparus) Éditions Labor De Vlaamse Gids (disparu) ?
Associations culturelles DavidsfondsMouvement ouvrier chrétienVermeylenfondsPrésence&Action CulturellesWillemsfondssans
Mouvements de jeunesse Scouts en Gidsen Vlaanderen, Chiro, KSA, KLJ, KAJ Scouts Catholiques, Patro, CJC Rode Valken Faucons Rouges
Associations sportives Sporta
Classes moyennes UNIZO UCM VSZ GTI LVZ
Association

féminine

FEMMA Vie Féminine Zij-kant Femmes Prévoyantes Socialistes Liberale Vrouwen
Solidarité internationale Caritas FOS Socialistische Solidariteit Solidarité Socialiste
Écoles Écoles catholiques (KOV) Écoles catholiques (SEGEC) Écoles publiques Écoles publiques et parfois écoles libres non confessionnelles Écoles publiques et écoles libres non confessionnelles Écoles publiques et écoles libres non confessionnelles
Universités Katholieke Universiteit Leuven Université catholique de Louvain et Université de Namur Université de Gand Université libre de Bruxelles et Université de Liège Vrije Universiteit Brussel Université libre de Bruxelles
Banques KBC CBC

Selon les questions politiques posées, ces trois tendances politiques se sont par ailleurs régulièrement constituées en deux blocs, variant selon les problématiques : centre-gauche face à la droite, centre droit face à la gauche, laïques face aux religieux. Les majorités et oppositions politiques en Belgique restent souvent animées selon ces distinctions. Le gouvernement fédéral 1999-2004 par exemple, dit « arc-en-ciel », comprenait une majorité laïque libérale-socialiste-écologiste, avec les sociaux-chrétiens centristes dans l’opposition. L’action politique de ce gouvernement a peu porté sur des questions gauche-droite, mais a par exemple vu l’adoption du mariage homosexuel, inimaginable à l’époque dans une majorité qui aurait compris un parti politique social-chrétien.

Les coalitions gouvernementales en Belgique sont généralement qualifiées selon les piliers qui les composent, et les couleurs associées à leur confession politique :

  • Coalition arc-en-ciel (libéraux, socialistes et écologistes, laïques)
  • Coalition rouge-romaine (socialistes et sociaux-chrétiens, de gauche)
  • Coalition violette (libéraux et socialistes, laïques)
  • Coalition orange-bleue (libéraux et sociaux-chrétiens)
  • Coalition lilas, papillon ou coalition arménienne (libéraux, socialistes et sociaux-chrétiens)
  • Coalition jamaïcaine (libéraux, sociaux-chrétiens, écologistes)
  • Coalition turquoise (libéraux, écologistes)
Coalitions gouvernementales belges
Nom Chrétiens Libéraux Socialistes Ecologistes Exemple
CD&V cdH Open VLD MR sp.a PS Groen Ecolo
Arc en ciel  Oui  Oui  Oui  Oui  Oui  Oui Verhofstad I
Rouge-Romaine  Oui  Oui  Oui  Oui Dehaene II
Violette  Oui  Oui  Oui  Oui
Orange-Bleue  Oui  Oui  Oui  Oui Maertens VII
Lilas  Oui  Oui  Oui  Oui  Oui  Oui Di Rupo
Jamaïcaine  Oui  Oui  Oui  Oui  Oui  Oui
Turquoise  Oui  Oui  Oui  Oui
Vivaldi  Oui  Oui  Oui  Oui  Oui  Oui  Oui De Croo

Cette forme d’organisation sous forme de « piliers » s’est cependant fortement atténuée à la suite du phénomène de « dépilarisation » et de dépolitisation de la société. Les syndicats et les mutualités restent cependant largement organisés en fonction de ces « piliers ».

Les tendances philosophiques apparues en Belgique fin du XXe siècle (écologisme, islam) n’ont pas généré de piliers significatifs. Le parti nationaliste flamand Vlaams Belang a en revanche développé certains traits de pilarisation (tissu associatif dont mouvements de jeunesse).

Par ailleurs, l’abandon par les démocrates chrétiens de la référence chrétienne pour l’appellation du Centre démocrate humaniste a directement contribué à la création d’un nouveau parti gardant cette référence, les Chrétiens démocrates francophones. La référence nouvelle à l’humanisme est par ailleurs quelque peu incongrue dans le contexte de la pilarisation, renvoyant a priori au pilier libéral laïque.

La question des langues en Belgique peut aussi être envisagée sous l’angle de la pilarisation, en particulier à Bruxelles-Capitale, où les deux communautés néerlandophone et francophone sont géographiquement mélangées.

Aux Pays-Bas

Sous une autre forme, la pilarisation existe aussi aux Pays-Bas depuis la moitié du XIXe siècle, même si le terme verzuiling est de création plus récente. La société est séparée en divers groupes de population qui développent leurs activités socio-culturelles et politiques chacun de leur côté ; chaque citoyen relève d'un des groupes pour l'ensemble des aspects de sa vie. La création de ces groupes est liée à l'émancipation de différentes communautés sous-développées autour d'un aspect socio-culturel commun. La communauté catholique, qui n'a accès ni au pouvoir politique ni à la fonction publique, est l'un des premiers piliers créés[1].

À la fin du XIXe siècle, le pasteur Abraham Kuyper crée l'église orthodoxe protestante, s'émancipant de l'église réformée néerlandaise ; la nouvelle église rassemble les classes sociales défavorisées, alors que l'officielle comprend les classes moyennes et les bourgeois libéraux. Kuyper instaure donc un nouveau pilier, qui comprend notamment un parti politique anti-révolutionnaire, un syndicat, un journal, des écoles et une université libre à Amsterdam. Une première lutte s'engage entre les libéraux et une coalition catholico-protestante lors de la guerre scolaire, débouchant en 1917 sur une liberté d'éducation institutionnalisant l'enseignement des écoles confessionnelles[1].

Au début du XXIe siècle, la pilarisation de la société néerlandaise a quasiment disparu, excepté dans les domaines de l'éducation et de la diffusion audio-visuelle[1]. Les principaux partis catholiques et protestants se sont regroupés pour former un parti chrétien-démocrate uni, le CDA.

La table suivante présente les principales institutions classées par pilier :

  Protestants Catholiques Sociaux-démocrates Libéraux
Partis politiques avant 1945 ARP (Parti anti-révolutionnaire) (gereformeerd) ;
CHU (Union chrétienne historique) (hervormd)
RKSP (Parti d’État catholique-romain) SDAP (Parti social-démocrate des travailleurs) VDB (Alliance démocratique de libre pensée) (libéraux progressistes) ;
LSP (Parti d’État libéral) (libéraux conservateurs)
Partis politiques après 1945 ARP et CHU KVP (Parti catholique du peuple) PvdA (Parti du Travail) VVD (Parti populaire pour la liberté et la démocratie)
Médias publics radio-télévisés avant 2014 NCRV (Association néerlandaise chrétienne de radiophonie) ;
VPRO (Organisation libérale-protestante de diffusion radiophonique)
KRO (Organisation catholique de diffusion radiophonique)
VARA (Association des travailleurs radio-amateurs)
AVRO (Organisation générale unitaire de diffusion radiophonique)
Médias publics radio-télévisés après 2014 VPRO KRO-NCRV BNNVARA AVROTROS
Syndicats de travailleurs CNV (Syndicat chrétien national) NKV (Syndicat catholique néerlandais) NVV (Alliance néerlandaise des syndicats) ANWV (Syndicats généraux néerlandais de travailleurs)
Associations d’employeurs PCW NKW aucun VNO
Journaux Trouw (Fidélité)de Volkskrant (Le Journal du Peuple)Het Vrije Volk (Le Peuple Libre)NRC Handelsblad
Écoles Écoles protestantes Écoles catholiques romaines Écoles libres, écoles publiques Écoles publiques
Universités Universités libres Universités catholiques Universités d’État Universités d’État
Hôpitaux Croix verte/orange Croix blanche/jaune Croix verte Croix verte
Loisirs (exemples) Football du samedi Football du dimanche Danse folklorique Écoles de danse

Autres pays

Bien que la notion ait été conceptualisée en Belgique et Pays-Bas, le phénomène se rencontre également dans l'organisation sociale et politique d'autres pays ou entités politiques, notamment :

Voir aussi

Sources

  • Christophe de Voogd, Histoire des Pays-Bas des origines à nos jours, Fayard, Paris, 2004

Articles connexes

Liens externes

Références

  1. Walter J.M. Kickert, « Histoire de la gouvernance publique aux Pays-Bas », Revue française d'administration publique, vol. 1, nos 105-106, , p. 167-182 (DOI 10.3917/rfap.105.0167, lire en ligne)
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