Manifeste des intellectuels français pour la défense de l'Occident et la paix en Europe

Le Manifeste des intellectuels français pour la défense de l'Occident et la paix en Europe est un manifeste rédigé par Henri Massis et destiné à soutenir l'invasion de l'Éthiopie par l'Italie fasciste. Il fut publié dans les quotidiens Le Temps, Le Journal des débats et L'Action française du [1], accompagné des signatures de plus de soixante-quatre intellectuels. Il reçut finalement plusieurs centaines de signatures de soutien, ce qui en fit l'une des pétitions les plus mobilisatrices de l'entre-deux guerres[2], et fut l'occasion de fédérer, selon l'historien Jean-Pierre Azéma, un « néo-pacifisme de droite[3] ».

Contexte

Le , les troupes de l'Italie fasciste de Benito Mussolini envahissent l’Éthiopie, État africain indépendant, membre de la SDN, malgré l'opposition des Britanniques, qui avaient signé avec la France et l'Italie les accords de Stresa pour contrer les ambitions expansionnistes de l'Allemagne nazie. Cette invasion compromet donc le traité signé entre les trois nations[4].

Contenu du manifeste

Les signataires du manifeste s'inquiètent de ce que l'agression italienne contre l'Éthiopie n'entraîne des « sanctions propres à déchaîner une guerre sans précédent. » Or, expliquent-ils, « nous, intellectuels français, tenons à déclarer, devant l’opinion tout entière, que nous ne voulons ni de ces sanctions, ni de cette guerre[5] ». De plus, ajoutaient-ils, l'Italie avait été l'alliée de la France durant la Première Guerre mondiale et les sanctions ne s'attaquaient qu'à « un amalgame de tribus incultes », alors que la conscience de la supériorité de l'Occident (et de sa légitimité à coloniser les pays « arriérés », peuplés de « tribus sauvages ») est commune à l'Italie, à la France et à l'Angleterre, ce dernier pays prétendant s'opposer à la colonisation de l’Éthiopie bien que son propre « empire colonial occupe un cinquième du globe. »[6]

Le Manifeste

Le texte a été publié en page 2 du journal Le Temps, du 4 octobre 1935 :

« À l’heure où l’on menace l’Italie de sanctions propres à déchaîner une guerre sans précédent, nous, intellectuels français, tenons à déclarer devant l’opinion tout entière, que nous ne voulons ni de ces sanctions ni de cette guerre.

Ce refus ne nous est pas seulement dicté par notre gratitude à l’endroit d’une nation qui a contribué à la défense de notre sol envahi : c’est notre propre vocation qui nous l’impose.

Lorsque les actes des hommes à qui le destin des nations est confiée, risquent de mettre en péril l’avenir de la civilisation, ceux qui consacrent leurs travaux aux choses de l’intelligence se doivent de faire entendre avec vigueur la réclamation de l’esprit.

On veut lancer les peuples européens contre Rome.

On n’hésite pas à traiter l’Italie en coupable à la désigner au monde comme l’ennemi commun - sous prétexte de protéger en Afrique l’indépendance d’un amalgame de tribus incultes, qu’ainsi l’on encourage à appeler les grands États en champ clos.

Par l’offense d’une coalition monstrueuse, les justes intérêts de la communauté occidentale seraient blessés, toute la civilisation serait mise en posture de vaincue. L’envisager est déjà le signe d’un mal mental, où se trahit une véritable démission de l’esprit civilisateur.

L’intelligence - là où elle n’a pas encore abdiqué son autorité - se refuse à être la complice d’une telle catastrophe. Aussi les soussignés croient-ils devoir s’élever contre tant de causes de mort, propres à ruiner définitivement la partie la plus précieuse de notre univers, et qui ne menace pas seulement la vie, les biens matériels et spirituels de milliers d’individus, mais la notion même de l’homme, la légitimité de ses avoirs et de ses titres - toutes choses que l’Occident a tenues jusqu’ici pour supérieur et auquel il a dû sa grandeur historique avec ses vertus créatrices.

Sur cette notion où l’Occident incarne ses idéaux, ses honneurs, son humanité, de grands peuples, comme l’Angleterre, comme la France, se fondent pour justifier une œuvre colonisatrice qui reste une des plus hautes, des plus fécondes expressions de leur vitalité. Et n’est-ce pas leurs propres missions coloniales que ces grandes puissances devraient dès l’abord abdiquer, si elles voulaient, sans imposture, défendre à Rome de poursuivre en des régions africaines où elle s’est acquis depuis longtemps d’incontestables droits, l’accomplissement de desseins qu’elle a loyalement formulés et préparés à découvert ?

Aussi ne voit-on pas sans stupeur un peuple, dont l’empire colonial occupe un cinquième du globe, s’opposer aux justifiables entreprises de la jeune Italie et faire inconsidérément sienne la dangereuse fiction de l’égalité absolue de toutes les nations, - ce qui lui vaut, en l’occurrence, l’appui de toutes les forces révolutionnaires qui se réclament de la même idéologie pour combattre le régime intérieur de l’Italie et livrer du même coup l’Europe aux bouleversements désirés.

C’est à cette alliance désastreuse que Genève prête les redoutables alibis d’un faux universalisme juridique qui met sur le pied de l’égalité le supérieur et l’inférieur, le civilisé et le barbare. Les résultats de cette fureur d’égaliser qui confond tout et tous, nous les avons sous les yeux ; car c’est en son nom que ce formulent des sanctions qui pour mettre obstacle à la conquête civilisatrice d’un des pays les plus arriérés du monde (où le christianisme même est resté sans action), n’hésiteraient pas à déchaîner une guerre universelle, à coaliser toutes les anarchies, tous les désordres contre une nation où se sont affirmées, révélées, organisées, fortifiées, depuis quinze ans quelques-unes des vertus essentielles de la haute humanité.

Ce conflit fratricide qui mettrait la sécurité de notre monde à la merci de quelques tribus sauvages, mobilisés pour d’obscurs intérêts, ce conflit ne serait pas seulement un crime contre la paix, mais un attentat irrémissible contre la civilisation d’Occident, c’est-à-dire contre le seul avenir valable qui, aujourd’hui comme hier, soit ouvert au genre humain. Intellectuels, qui devons protéger la culture avec autant de vigilance que nous profitons davantage de ces bienfaits, nous ne pouvons laisser la civilisation choisir contre elle-même. Pour empêcher un tel suicide nous en appelons à toutes les forces de l’esprit. »

Signataires

C'est l'intellectuel maurrassien Henri Massis qui a recueilli les signatures[7]. Ont signé des Académiciens (Henry Bordeaux, André Chaumeix, Maurice Donnay, Édouard Estaunié, Claude Farrère, Georges Lecomte, Abel Hermant, Louis Madelin, Pierre de Nolhac), parfois proches de l'Action française (André Bellessort, Louis Bertrand, Abel Bonnard), les dirigeants de l'Action française Charles Maurras et Léon Daudet, des intellectuels maurrassiens (Massis, Pierre Gaxotte, Thierry Maulnier, Robert Brasillach, Charles Benoist, René Benjamin, Gonzague Truc, Pierre Varillon, Léon Mirman, Binet-Valmer), les dirigeants du cercle Fustel de Coulanges, lié à l'Action française (le physicien Louis Dunoyer de Segonzac, son président, Henri Boegner, son secrétaire), des intellectuels de la mouvance « nationale » (Bernard Faÿ, Camille Mauclair, Robert Vallery-Radot, Jacques Boulenger), des intellectuels fascisants (Pierre Drieu la Rochelle, Jean Héritier, Jean-Pierre Maxence), des intellectuels catholiques (Gabriel Marcel). Des directeurs de périodiques ou journalistes, comme François Le Grix, directeur de La Revue hebdomadaire - subventionnée par Mussolini - , Maurice Martin du Gard[3], Lucien Corpechot, Henri Martineau. Des intellectuels qui étaient classés à gauche comme Marcel Aymé ou Georges Deherme, ou qui vont être de gauche plus tard (Claude Morgan). Des écrivains moins fermement engagés en politique et souvent oubliés aujourd'hui comme Jean Fayard, Auguste Bailly, Maurice Bedel, René Béhaine, Maurice Constantin-Weyer, Francis de Croisset, Gaston Chérau, Albert Flament, Robert Kemp, Pierre Lafue, Charles Méré, Edmond Pilon, Edouard Schneider. Des médecins maurrassiens (Charles Fiessinger[8], Raymond Bernard[9]).

Se sont ajoutés d'autres Académiciens (Mgr Alfred Baudrillart, Henri de Régnier, Henri Lavedan, Me Henri-Robert), le duc de Lévis-Mirepoix, l'écrivain et journaliste Henri Béraud, Horace de Carbuccia, directeur de Gringoire, le sculpteur maurrassien Maxime Real del Sarte, chef des Camelots du roi, des professeurs de médecine (Pierre Mauriac, maurrassien[10], Théophile Alajouanine, autre maurrassien, Marion, Maurice Chevassu, Jeanneney, Aubertin, Paul Delmas, Lereboullet, Ferdinand Piéchaud, Demelin, Robert Moog), l'historien et numismate Jean Babelon, le critique littéraire René Dumesnil, des journalistes (Lucien Rebatet, Jean de Fabrègues, Gaëtan Sanvoisin, du Journal des débats, Roger Giron), d'autres écrivains (Émile Baumann (écrivain), Jacques-Émile Blanche, John Charpentier, Alphonse de Chateaubriant, André Demaison, François Jean-Desthieux, René Groos, maurrassien, Francis Eon, René Fauchois, Raoul Follereau, Henri Ghéon, Hubert de Lagarde, maurrassien, Pierre Mac Orlan, Maurice Maeterlinck, Xavier de Magallon, maurrassien, Eugène Marsan, Fernand Mazade, Frédéric Plessis, Jean Rivain, André Suarès, Marcelle Tinayre,), Georges Grappe, conservateur au musée Rodin, le pasteur maurrassien Noël Vesper, l'historien Marcel Marion, de l'Institut , le réalisateur Henri Chomette, des scientifiques (le maurrassien Georges Claude, Maurice d'Ocagne, Louis Barbillon, Pierre Grassi), des professeurs de droit (Bartin, J-Ernest Perrot, Henri Potez, René Gonnard), des professeurs de facultés de lettres (Maurice Souriau, Albert Dufourcq), des enseignants du secondaire comme Robert Pimienta, président de la Fédération républicaine de l'Oise, ou le maurrassien Pierre Heinrich du cercle Fustel de Coulanges, des instituteurs « nationaux » comme Émile Bocquillon, des médecins, des éditeurs comme Edouard Champion ou Marcelle Lesage, des ingénieurs, des avocats, etc.[11].

L'Action française fait ensuite état de plus de 850 signatures, dont celles de membres de l'Institut (Jacques Bardoux, Maurice Denis, Henri Duhem, Georges Hüe, Paul Jamot, Henri Le Riche, Georges Leroux, Jules-Alexis Muenier), d'écrivains (Denys Amiel, Paul Chack, Edmond Jaloux, Henry de Monfreid, Pierre Chanlaine, vice-président de l'Association des écrivains combattants, Guy de Pourtalès, Joseph de Pesquidoux), du journaliste Fernand de Brinon, d'Alfred Martineau, professeur au Collège de France, d'autres universitaires et enseignants[12].

Parmi ses signataires, Léon Daudet, Xavier de Magallon, Maxime Real del Sarte et Binet-Valmer participent à un meeting du Front national contre les sanctions le [13].

Réactions

Jules Romains rédigea une virulente « réponse aux intellectuels fascistes », cosignée par Louis Aragon, André Gide, Romain Rolland, André Chamson, Jean Cassou, Jean Guéhenno, Paul Rivet, Marcelle Auclair, André Malraux, Louis Guilloux, Paul Nizan, Paul Vaillant-Couturier, Emmanuel Mounier, Jacques Madaule, Denis de Rougemont, Paul Langevin, Jean Schlumberger, Elie Faure, Pierre Brossolette, Lucien Lévy-Bruhl et d'autres membres du comité de vigilance des intellectuels antifascistes[14], tandis qu'Emmanuel Mounier, François Mauriac et Jacques Maritain répondirent par un « manifeste d'intellectuels catholiques pour la justice et la paix », dénonçant toute guerre de conquête au nom « du Christianisme et de la raison d'être de la civilisation occidentale », manifeste qui fut publié dans la revue Esprit de [15]. Le Populaire dénonce et moque les signataires, se désolant de la présence parmi eux de Maurice Maeterlinck[16].

Notes et références

  1. Le Temps, 4 octobre 1935, "Un manifeste d'intellectuels français pour la défense de l'Occident", p. 2, Journal des débats, 4 octobre 1935, "Un manifeste d'intellectuels français pour l'Occident", L'Action française, 4 octobre 1935, "Un manifeste d'intellectuels français pour l'Occident", p. 1 et 2 ( texte paru sans doute après le Journal des débats puisqu'il comprend des signataires qui n'apparaissent que dans l'édition du 5 octobre du Journal des débats
  2. Jean-François Sirinelli, « Sur la scène et dans la coulisse: les intellectuels français à l'époque du Front populaire », in Matériaux pour l'histoire de notre temps, n°6, 1986, p.12.
  3. Nicolas Beaupré cite lui Roger Martin du Gard dans 1914-1945. Les Grandes guerres, Belin, Histoire de France, 2012, p.405
  4. Guy Pervillé, op. cit., p.47.
  5. Extraits du manifeste reproduits in Guy Pervillé, op. cit., p.45.
  6. Guy Pervillé, op. cit., p.45-46. Les passages entre guillemets sont des citations du manifeste.
  7. Journal des débats, op. cit.
  8. Cf. la page Noël Fiessinger
  9. Pour sa biographie, cf. la section L’Association pour la meilleure sécurité sociale (APMSS) de la page Centre d'études politiques et civiques
  10. Frère de François Mauriac
  11. Journal des débats, "Le manifeste pour la défense de l'Occident", p. 2, L'Action française, 5 octobre 1935, "Le manifeste pour la défense de l'Occident", p. 2, L'Action française, 6 octobre 1935, "Le manifeste des intellectuels français pour l'Occident a recueilli plus de 500 signatures"
  12. L'Action française, 8 octobre 1935, "Le manifeste des intellectuels pour l'Occident"
  13. L'Action française, 7 octobre 1935, p. 2, L'Ami du peuple, 5 octobre 1935
  14. Le Populaire, 5 octobre 1935
  15. Claude Liauzu, Aux origines des Tiers-Mondismes, colonisés et anti-colonialistes (1919-1939), L'Harmattan, 1982, p.95. Le passage entre guillemets est extrait du « Manifeste d'intellectuels catholiques... »
  16. Le Populaire, 5 octobre 1935, p. 1, Ibid., 6 octobre 1935Ibid., 7 octobre 1935
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