Congrégation de Saint-Pierre

La congrégation de Saint-Pierre, fondée en 1828 par les frères de La Mennais à Malestroit (Morbihan), est une congrégation religieuse éphémère vouée à l'étude des sciences théologiques qui a surtout permis de constituer un foyer de rencontre, pour un grand nombre de clercs et d'intellectuels, autour de questions relatives au christianisme dans sa définition et son adaptation aux changements du monde.

Congrégation de Saint-Pierre
Repères historiques
Fondation 1828
Fondateur(s) Jean-Marie de La Mennais
Félicité de La Mennais
Lieu de fondation Malestroit (Morbihan)
Fiche d'identité
Église Catholique
Localisation France

Principes fondateurs

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La congrégation de Saint-Pierre a eu une existence brève mais prolifique entre et . Elle est l’œuvre d'un groupe de clercs, fédérés par les frères de La Mennais, Jean-Marie et Félicité qui en en est le supérieur général. Elle a permis une rencontre pour un nombre important de jeunes qui ont appris à employer leurs meilleurs talents au service de la foi. L'idée de la congrégation est le résultat d'une réflexion menée depuis plusieurs années auparavant par les deux frères de La Mennais.

Lors d’un séjour à Paris, de janvier à , Jean-Marie de la Mennais a pu passer du temps au séminaire de Saint-Sulpice  alors dirigé par M. Garnier et dont le supérieur du séminaire est M. Émery  tandis que Félicité, assiste à des cours au Collège de France et à des conférences de l'abbé Frayssinous. Après le séjour parisien, les deux frères entament une période d’études et d’écrits à la Chênaie pendant un an et demi, rassemblant une quantité de documents qui va nourrir leurs travaux à venir[1].

Le sentiment alors partagé par les deux frères, c'est que la religion est menacée dans son indépendance par le pouvoir politique et civil et que la foi ainsi que la pratique religieuse peut s'en trouver diminuées. Saint-Sulpice est considérée par les deux frères comme un modèle de lieu d’étude des sciences ecclésiastiques. Les jésuites sont considérés comme une organisation efficace, devant servir de modèle. Leur objectif commun est ambitieux, il s'agit de réfléchir à la formation du clergé, organiser un renouveau des études et créer des congrégations délivrant une instruction approfondie. L'importance d'une instruction de haut niveau est leur fil de route. À cela s'ajoute l'idée que les bienfaits de l’éducation ne doivent pas être limités par l’arbitraire de la fortune. Ils réfléchissent ensemble à la manière de créer des institutions appropriées aux besoins du temps. La formation spirituelle et intellectuelle du clergé est alors un moyen de servir l’Église et de contribuer à son renouveau[1].

Importance des missions d'évangélisation

La Révolution de 1789 a bouleversé la place de la religion en France.

Le Concordat avec le Saint-Siège, signé à Paris le signale la réouverture des églises, la restauration du culte, la liberté et la protection accordées à l’Église. Le , Bonaparte, premier consul, est proclamé empereur des Français.

Au début du XIXe siècle, des équipes de missionnaires-prédicateurs se sont multipliés en France, avec la conviction de devoir restaurer la foi et la place de la religion.

En , un groupe de prêtres missionnaires est fondé à Rennes par Mgr Mannay, évêque de Rennes. La société réside dans une partie de la maison et la chapelle des carmes déchaux, rue de Fougères à Rennes mais il n’y a pas de liens formels entre eux. C'est une société libre de prêtres consacrés aux missions et aux exercices spirituels du diocèse. Les curés conservent leurs charges de curés en même temps. Parmi les membres fondateurs on trouve: l’abbé Jean-François Corvaisier (curé de Tinténiac), l’abbé Pierre Louis François Coëdro (curé de Montauban-de-Bretagne), l’abbé Beaulieu (curé de Saint-Sulpice à Fougères), l’abbé Hoguet (chanoine honoraire), M. Gouyon (récemment ordonné prêtre depuis le ) puis l’abbé Hérisson (curé de Saint-Hilaire-des-Landes) qui rejoint le groupe en 1825[2].

Congrégation de Saint-Méen

En 1822, du fait de l’état délabré des bâtiments qui abritent le petit séminaire de Rennes, l’établissement doit déménager. L’évêque de Rennes, Mgr Mannay se voit offrir la possibilité de fonder un petit séminaire à Saint-Méen-le-Grand, dans les bâtiments de l’ancienne abbaye du même nom. L’abbé Tanguy Dubreil, alors prêtre et principal du collège de Fougères, est nommé supérieur du nouveau petit séminaire de Saint-Méen. À la suite de problèmes financiers, l’abbé Bouteloup, économe de la maison, conseille au supérieur de chercher des collègues qui acceptent de travailler sans rétribution. En échange, l’école se charge de leur entretien. Ils sont quatre à accepter. Progressivement, le projet de devenir une association religieuse se fait sentir comme une nécessité.

L’abbé Jean-Marie de La Mennais et l’abbé Dubreil, supérieur du petit séminaire de Saint-Méen, se rencontrent en 1825. Jean-Marie de La Mennais, est alors supérieur général des Frères de l'instruction chrétienne et connait bien le nouvel évêque de Rennes, Mgr de Lesquen par ses responsabilités précédentes. Ainsi, il appuie leur projet de se constituer en association religieuse. L’évêque lui demande de rédiger les statuts et règles de la nouvelle congrégation et de la diriger en tant que premier supérieur général.

Les quatre prêtres associés à la création de cette congrégation, à la suite d'un écrit de l’évêque, sont : Joseph Tanguy, Debreuil, Jean-Baptiste Bouteloup, Alexandre-Victoire-Fidèle Nogues.

La Congrégation des prêtres de Saint-Méen, créée en 1825, a constitué une base qui a évolué, trois ans plus tard pour devenir la Congrégation de Saint-Pierre[3].

Fusion des missionnaires de Rennes et des prêtres de Saint-Méen

L’évêque, Mgr de Lesquen, fait la demande d'une fusion entre les deux institutions. L’abbé Coëdro, en tant que représentant des missionnaires de Rennes, est admis à participer à la retraite « constituante » en 1825 au cours de laquelle sont décidés les nouveaux statuts. Le but principal de la congrégation, c’est d'être une société de prêtres, dédiée à l’éducation de la jeunesse dans les petits séminaires.

Jean-Marie de La Mennais est confirmé dans sa charge de supérieur général. il se choisit M. Coëdro comme premier assistant et supérieur des missionnaires, M. Dubreil comme deuxième assistant et supérieur du petit séminaire de Saint-Méen. L’abbé Bouteloup conserve son poste d’économe.

Ils forment une société universelle de biens mais avec un seul vœu : celui d’obéissance. En cela, la congrégation se distingue des ordres religieux. C'est un institut ayant un fonctionnement centralisé, tout à fait semblable à celui des autres congrégations du XIXe siècle : une très grande importance accordée à l’autorité du supérieur général qui est responsable jusque dans le détail de l’ensemble de la vie quotidienne des religieux qui lui sont confiés.

Il y avait également des frères dans la congrégation mais avec un statut inférieur à celui des prêtres. Ils ont un rôle d’assistance dans l’administration des choses temporelles de l’institut. Par leur dévouement, ils libèrent les prêtres de la société des tâches purement matérielles et leur permettent ainsi de se donner tout entiers à leur ministère sacerdotal. Les frères ne peuvent pas manger avec les prêtres. Ainsi la qualité de vie de ces frères dépend avant tout de l'état d’esprit du supérieur local.

La nouvelle de la fondation de la Congrégation de Saint-Méen est vite connue dans le diocèse de Rennes. Plusieurs membres du clergé se présentent au noviciat pour s’essayer à la vie religieuse. En 1826, ils sont 15 membres : huit missionnaires et sept prêtres. L'abbé Tanguy Dubreil, supérieur du petit séminaire de Saint-Méen est également chargé par Mgr de Lesquen de la paroisse de Saint-Méen[4].

Collaboration entre La Mennais et Gerbet : le projet d'une société d'ecclésiastiques

C'est dans les années 1810 par connaissances interposées, que l'abbé Lamennais et l'abbé Philippe Gerbet font connaissance et c'est cette amitié qui initie l'association de Félicité à la congrégation de Saint-Méen dont Jean-Marie de La Mennais est le supérieur général.

En 1818, l'abbé Antoine de Salinis, un ami commun aux deux, rencontré à Saint-Sulpice, présente Philippe Gerbet à l'abbé de Lamennais, alors célèbre à la suite de la parution de son ouvrage Essai sur l'indifférence en matière de religion qui fut un succès de librairie. L'abbé de Salinis et l'abbé Gerbet deviennent prêtres en 1822 et sont nommés aumôniers au Lycée Henri-IV. Lors de ses séjours à Paris, Félicité leur rend visite très régulièrement et participe également aux réunions de jeunes gens d'élite qui se tiennent à cette époque dans le salon de l'abbé de Salinis. Ce sont des réunions au cours desquelles les participants discutent et font la critique de livres nouveaux, discutent de sciences, d'histoire, de philosophie, de littérature, avec comme objet principal, la défense de la religion. C'est un groupe de jeunes étudiants croyants[1].

Félicité leur expose ses projets d'avenir, à savoir : la création d'une société (communauté) d'ecclésiastiques qui aurait pour vocation d'étudier et d'écrire, pour répondre aux besoins d'adapter les textes à la société actuelle. Il fait alors des allers-retours réguliers entre La Chênaie, son lieu de travail où il compose ses écrits et Paris où il se rend surtout pour régler des affaires en lien avec la vente de ses livres en librairie, ainsi que pour rendre visite à ses collaborateurs[5].

L'abbé Gerbet, très motivé par le projet de l'abbé Lamennais, quitte son poste d'aumônier et l'accompagne à la Chênaie, dans la perspective de mettre en œuvre ce projet conjointement. L'abbé de Salinis, en revanche, ne les accompagne pas. Ils arrivent à la Chênaie en , après être passés par Versailles, l'Orne et Rennes.

L'idée de départ, pour fonder cette réunion ou communauté d’ecclésiastiques, c'est de regrouper quatre à cinq personnes qui pourraient se livrer à l'étude, la composition et rédaction d'ouvrages, afin de les vendre et de dégager ainsi un revenu permettant d'accroître le groupe de travail et ses moyens. Le démarrage, nécessite cependant la recherche de dons. Dans les écrits parlant de cette démarche et notamment dans la lettre adressée par l'abbé Gerbet, on relève : « comme il parait que c’est le nom de communauté religieuse qui détermine [le donateur] plus facilement à faire des dons, vous lui présenterez cet établissement comme une communauté d’ecclésiastiques qui se forme pour répondre aux plus grands besoins de la religion ». Le mot congrégation n'est pas employé. C'est pourquoi, dans sa thèse, André Dargis émet l'hypothèse que le projet initial est une forme de communauté sans vœux qui accueillerait indifféremment laïques et ecclésiastiques, pour étudier, en ayant pour point commun la défense de la religion, avec l'idée de maintenir une certaine liberté, compatible avec les exigences de la vie en commun et la coordination des travaux individuels[1].

Félicité, par sa recherche de fonds a laissé des témoignages épistolaires de la description de ce projet. Il a l'ambition de fonder un ordre religieux moderne. Il écrit également au Pape Léon XII pour lui communiquer son projet auquel il obtient une réponse positive et encourageante.

Cependant la recherche de fonds s'avère difficile et infructueuse[5]. Pourtant, le besoin d'agir se fait pressant : en , le roi signe deux ordonnances afin de fermer les collèges de jésuites. L'abbé Gerbet, par son intégration dans le réseau parisien, en tant que journaliste au Mémorial catholique et en tant qu'ancien aumônier du lycée Henri IV, est bien au courant de cela et en informe en détail Félicité de La Mennais. Ces troubles politiques préoccupent Félicité de la Mennais qui y voit la nécessité d'agir promptement. Il passe donc par dessus l'hésitation qui le faisait refuser de participer à une congrégation et accepte le principe de devenir supérieur général de la Congrégation de Saint-Méen.

Jean-Marie de La Mennais en garde le gouvernement effectif, tandis que Félicité de La Mennais souhaite surtout prendre la direction intellectuelle des études. C'est René François Rohrbacher  qui est à la fois l'ami de Félicité de la Mennais et le premier de ses collègues à prendre part en tant que novice, à la congrégation de Saint-Méen   qui dirige les études philosophiques et théologiques des jeunes ecclésiastiques de cette congrégation[6].

Le nom de "Congrégation de Saint-Pierre" est choisi en .

Parallèlement, l'abbé Gerbet propose de créer une association de charité, en vue de mobiliser et d'organiser les lecteurs du Mémorial catholique, dans toutes les régions de France, pour réunir des fonds[5]. En 1830, au moment de la fondation du journal L’Avenir, l'association sera réorganisée et élargie pour devenir l'Agence pour la défense de la liberté religieuse.

Une organisation complexe avec quatre localités et une fondation

Les constitutions et règles des religieux de Saint-Pierre sont rédigées pendant le mois d’ et présentées aux membres de la congrégation de Saint-Méen. Ensuite c'est lors de la retraite annuelle des religieux de la congrégation de Saint-Méen, à Rennes, dans la maison des missionnaires, en que les statuts et règles des prêtres de Saint Méen cèdent la place aux constitutions et règles des religieux de Saint-Pierre. Félicité de La Mennais est nommé supérieur général à l'unanimité. Tous comptent sur la notoriété et l’amitié pontificale de Félicité pour obtenir l’approbation apostolique de la constitution de l’ordre de Saint Pierre[1].

Jean-Marie de La Mennais, en tant que vicaire général, peut également participer à la gestion. L’abbé Coëdro, supérieur de la communauté des missionnaires de Rennes est aussi le deuxième conseiller du supérieur général.

La congrégation, initialement composée d'une vingtaine de membres, est localisée en plusieurs lieux :

  • à Malestroit[7] où sont accueilli les novices ;
  • les missionnaires qui sont situés à Rennes;
  • le petit séminaire localisé à Saint-Méen pour la formation des prêtres;
  • la Chênaie où se retrouve une importante communauté autour de Félicité de La Mennais.

Il faut également ajouter une fondation pendant un an au collège de Juilly et une maison d'étude à Paris.

Implantation des établissements de la congrégation de Saint-Pierre.

Noviciat de Malestroit

Portrait de Jean-Marie de La Mennais en 1827.

Vers la fin de l’été 1828, les Frères de la Mennais achètent les bâtiments d’un ancien couvent des sœurs Ursulines, à Malestroit. C'est là que le noviciat est mis en place, sous forme de séminaire. Les tout premiers occupants sont tous des clercs du diocèse de Rennes mais, progressivement, le noviciat recrute de nouveaux candidats[8].

L'équipe est composée de quatre abbés. Dès le départ, la direction de Malestroit est confiée à l’abbé Simon Blanc qui occupe les fonctions de supérieur de sa communauté. Ancien professeur à Besançon, il fait à Malestroit des conférences sur la philosophie ; il a rédigé un manuel d’histoire ecclésiastique. L’abbé Rohrbacher est directeur des études et professeur de théologie, spécialiste du sens commun. L’abbé Persehais, économe de l’établissement est remplacé par l’abbé Bouteloup huit mois plus tard quand l’abbé Persahais est nommé vicaire à la paroisse de Saint-Méen. L’abbé Bornet est maître des novices, chargé des cours de littérature.

René François Rohrbacher.

Jean-Marie de La Mennais assure la surveillance du noviciat et l'admission des novices mais il est également souvent sur les routes, visitant les frères de l'instruction chrétienne disséminés un peu partout, assumant des responsabilités en tant que supérieur général.

Le règlement est peu différent de celui d'autres noviciats de cette période. Après le lever à 5 h, la journée commence par une méditation d’une demi-heure suivie de la messe. Ensuite, le temps est consacré aux études théologiques ou philosophiques, lecture d’ouvrages assignés, ainsi qu’une conférence de l’abbé Rohrbacher, jusqu’à 11 h. Puis le repas est accompagné d’une lecture de l’histoire ecclésiastique et suivi d'une heure de détente (travail au jardin, jeu de quilles ou promenade). À 14 h, chacun dit en particulier le chapelet suivi d'un travail en chambre jusqu’à 19 h afin d'étudier les langues et la littérature, ecclésiastique ou profane (Dante, Shakespeare). Chacun doit ainsi composer pendant la semaine, un travail en latin, en tâchant d’imiter les modèles de l’Antiquité. La journée de travail s'achève à 19 h 30, heure du souper.

Les méthodes d’enseignement des professeurs de Malestroit rompent avec les habitudes du fait que les enseignants font peu usage des manuels. Les étudiants, guidés par leurs professeurs dont notamment le père Rohrbacher, rédigent eux-mêmes leur traité de théologie.

Un originalité du séminaire, tient dans la place accordée aux langues étrangères dans les études. Parmi les langues proposées, certaines sont obligatoires : l'hébreu, le grec et le latin, les autres sont facultatives, parmi lesquelles : le sanskrit, l'arabe, le persan, le chaldéen, le chinois, l'allemand, l'anglais, l'italien. Certains novices étudient en même temps cinq ou six langues[9].

Le témoignage de M. de Hercé, donne un aperçu de l'ouverture d'esprit qui règne dans la maison d'études. Il parle d'une composition qu'il a écrite sur l'existence de Dieu, conformément aux témoignages de divers peuples, faisant une étude comparative de Platon et Confucius, qui est bien accueillie par les autres novices : « en dehors de la doctrine philosophique du sens commun et des doctrines théologiques relatives à la puissance du Pape, chacun pouvait exprimer librement son opinion pourvu qu’elle n’ait rien de contraire aux dogmes définis par l’Église. On encourageait même dans leurs efforts, ceux d’entre nous qui cherchaient à concilier avec la foi certaines opinions, singulières en apparence, en prouvant qu’elles avaient été soutenues par quelque docteur recommandable sans que l’Église l’en ait blâmé »[10].

Le journal quotidien est livré à Malestroit, ainsi que quatre journaux périodiques, à savoir le Mémorial catholique, Le Correspondant, l'Ami de la religion et le Globe. La lecture des journaux fait partie intégrante du travail demandé aux novices, d'après les témoignages du père Persehais [11]. Chaque étudiant doit consacrer trois quarts d’heure par jour et, comme pour toute autre lecture, prendre des notes ou faire des analyses. Pendant ces années, le Mémorial catholique  qui a pour principaux rédacteurs La Mennais, Gerbet, de Salinis et O’Mahoni  est en quelques sortes le journal officiel de la congrégation de Saint-Pierre. Les étudiants de Malestroit rédigent des articles pour les journaux, ce qui leur permet, avec le produit des articles, d’acheter des ouvrages.

Communauté de la Chênaie

Portrait de l'abbé Félicité de La Mennais par Paulin Guérin.

Le travail de Félicité de La Mennais, au sein de la congrégation, est considérable, bien que diversifié. Il se charge d'enseigner des langues étrangères (italien, anglais, hébreu), la philosophie, la théologie. Il assure la direction pédagogique des études, du fait qu'il possède une vaste culture, il a lui même étudié aussi bien le Moyen Âge, que la législation primitive d’Orient et les idées antiques. En tant qu'abbé c'est aussi lui qui confesse, s’occupe des malades, du soin matériel de la maison mais il s'occupe aussi du recrutement des nouveaux candidats, tout en maintenant une correspondance avec des notables et des intellectuels de son temps, à propos de politique générale, des recherches de dons, des affaires professionnelles, etc.

Il est secondé par l'abbé Gerbet en qui il a confiance et amitié et qui est un allié important dans la mise en place de cette réalisation.

Les journées sont surtout composées de temps d'étude personnel en théologie. Il s’agit de se concentrer sur l’étude des Pères de l'Église, des Saintes Écritures et de l’histoire ecclésiastique. Afin de mettre les jeunes prêtres en état d’agir efficacement sur la société, par un enseignement religieux en rapport avec l’état contemporain des esprits, Félicité de La Mennais insiste pour qu’ils s’exercent à écrire. Il conseille aux étudiants de ne jamais lire que la plume à la main et de ne jamais quitter un livre sans analyser ce qui a été lu, partant du principe qu’il faut s’entrainer à faire difficilement les choses faciles. Lui-même, retouchait toutes ses phrases cinq à six fois pour les rendre harmonieuses. Il attend des étudiants, une rigueur importante à ce sujet.

La bibliothèque de la propriété des Frères de La Mennais à La Chénaie comporte quelques 12 000 ouvrages. Il y a aussi bien des ouvrages classiques qu'un dictionnaire de sanskrit et d'autres ouvrages rares.

D'après un témoignage d’Éloi Jourdain, qui a participé à la communauté de la Chênaie : « il n’y a pas de règlement strict. À part les repas et les conférences faites par Félicité de La Mennais et l’abbé Gerbet qui constituent des moments d'écoute obligatoire. Sinon, chacun travaille comme il le souhaite, se lève et se couche quand il le veut, avec des temps de récréations, des promenades. L'arrivée chaque matin des lettres et des journaux donne le ton de la journée, selon les nouvelles. Beaucoup de temps est consacré à l’étude où chacun peut choisir parmi ses affinités intellectuelles : littérature, philosophie, langues. Seules deux doctrines ne peuvent pas être critiquées : l'ultramontanisme et l'infaillibilité pontificale. Tout le reste, est sujet d'échange, dans le respect des règles de l'Église »[12].

Concernant l'aspect spirituel : il est suggéré plutôt qu’imposé, pour respecter la liberté de chacun. C’est Félicité de La Mennais qui dit la messe, célèbre l’Eucharistie. Il y a des temps de confessions, des chants et des cantiques. La colonie de la Chênaie vit retirée du monde extérieur. Ils se sont coupés de tout, séparés par des forêts de chênes et de pins, entrecoupées de champs de blé noir. Il y a des passages réguliers de Jean-Marie de La Mennais mais toujours très brefs.

Charles de Montalembert.

Parmi les personnes qui sont passés à la Chênaie de 1828 à 1833, on peut citer :

  • Henri Lacordaire ;
  • Charles de Montalembert, ami de Félicité Lamennais, rédacteur principal du journal L'Avenir ;
  • Maurice de Guérin ;
  • Eugène et Léon Boré ;
  • Caron d’Amiens ;
  • Pierre-Simon Blanc
  • René François Rohrbacher ;
  • Théodore Combalot ;
  • Jean-Marie Doney ;
  • Thomas Gousset ;
  • Mathurin Houet ;
  • Élie de Kertanguy qui fut secrétaire de Félicité de La Mennais et épousa Augustine, une nièce La Mennais ;
  • Hervé de La Provostaye ;
  • Éloi Jourdain, connu plus tard comme homme de lettres sous le nom de Charles Sainte-Foi[13] ;
  • Edmond de Cazalès ;
  • François du Breil de Marzan ;
  • Hippolyte de La Morvonnais
  • l’abbé Paweł Kamiński[14], prêtre polonais recontré à Saint-Sulpice ;
  • Cyprien Robert ;
  • Ange Blaize de Maisonneuve ;
  • Jules Morel qui s'opposa au catholicisme libéral après la condamnation de Paroles de croyant ;
  • Mgr Jean Dubois ; en 1830, Mgr Dubois, évêque de New York, vient en France chercher des prêtres désireux de le seconder dans son diocèse. Probablement sur indication de l’abbé Bruté de Rémur  qui avait déjà correspondu avec les frères de La Mennais  le prélat s’adresse à Félicité, en tant que supérieur général, pour lui demander l’aide de ses religieux, notamment pour la fondation d’une université catholique américaine. L’idée plait à Félicité qui se met à la recherche des hommes qu’on lui réclame. Il pense à l’abbé Jules Morel qui donne son accord favorable. Lacordaire, ancien compagnon de Saint-Sulpice, est également tenu informé du projet. Ce dernier n'avait jamais souhaité se rendre à la Chênaie malgré les invitations et n'était pas convaincu des doctrines mennaisiennes. Cependant, après avoir hésité, il confirme, en , son intention de se joindre au groupe en partance vers les États-Unis[15]. La révolution de juillet 1830 motive Félicité à se lancer dans la publication d'un journal. Le projet de départ pour New York est finalement annulé en 1831, les projets de l'évêque manquant de clarté.

Collège de Juilly (septembre 1830 à septembre 1831)

Le collège de Juilly a une renommée ancienne. C'était un centre intellectuel, dirigé par les prêtres de la congrégation de l'Oratoire jusqu'à la Révolution française mais les prêtres de l'Oratoire ont eu des difficultés à reconstituer et conserver le collège. En , il est cédé aux abbés Casimir de Scorbiac, Antoine de Salinis et Caire[16].

Salinis, qui entretient une amitié proche avec La Mennais, l’informe de toutes les démarches jusqu’à l'ouverture du collège, le , lui envoyant également le prospectus faisant la publicité de l'établissement. La Mennais lui transmet tout son soutien et diffuse l'information en Bretagne.

Les événements de juillet 1830, fragilisent l'établissement et les directeurs cherchent à transmettre le collège à une congrégation enseignante. Par l'attachement qu'ils portent à Félicité de La Mennais et les liens d’amitiés qui les unissent déjà à plusieurs des religieux de Saint-Pierre, c'est vers cette congrégation qu'ils se tournent. Gerbet et La Mennais sont intéressés par l’œuvre de Juilly et acceptent d'en prendre la direction.

C’est à partir de que les membres de la Chênaie se fixent à Juilly[17]. Certains membres de la congrégation participent de manière active à la vie du collège mais la plupart d'entre eux continuent les études telles qu’ils les menaient en Bretagne. Parmi les membres de la congrégation qui enseignent, l'abbé Mathurin Houet enseigne la philosophie et reste jusqu’en 1832, L'abbé Bornet s’occupe de la classe de seconde jusqu’en 1832, l'abbé Alexandre Hamelin exerce les fonctions de préfet de discipline et M. Jacotin est professeur de quatrième et de mathématiques élémentaires jusqu’en 1835[1].

MM. de Scorbiac et de Salinis quittent la direction du collège étant en désaccord avec certains écrits du journal l'Avenir. En , Félicité de La Mennais quitte la direction du collège. Seuls trois ou quatre religieux de Saint-Pierre y restent encore un an. Les autres quittent le collège de Juilly et vont s’installer à Paris, avec Félicité, pour y fonder une maison d'étude au plus proche des infrastructures d'études de la capitale (bibliothèques, conférences publiques).

Le journal l'Avenir : exposé des doctrines de la Congrégation de Saint-Pierre

De profonds bouleversements des idées sont occasionnés au cours de la Révolution de Juillet 1830 sur les questions politiques et la liberté, des débats auxquels les religieux de la congrégation de Saint-Pierre participent, notamment lorsque Félicité de La Mennais devient le principal animateur du journal l'Avenir en lien avec M. Harel de Tancrel[18] et Philippe Gerbet. Ce journal permet de diffuser les doctrines et des réflexions en lien avec les problématiques de la congrégation : la défense mutuelle contre toute atteinte aux droits de chacun, liberté religieuse et liberté d’éducation, séparation totale de l’Église et de l’État. Le premier numéro sort de presse le . Les auteurs étaient très engagés sur ces questions, comme le montre par exemple l'extrait de cette lettre, rédigée par Félicité de La Mennais en  :

« en ce qui tient à la religion, nous sommes persuadés qu’elle ne peut se sauver et vivre que par la liberté et que sa liberté dépend de sa séparation avec l’État. Nous demandons, en conséquence, cette séparation complète. Sans la liberté d’enseignement, que deviendra la Foi ? Et si le gouvernement continue de nommer les évêques, que deviendra le clergé ? Que deviendra l’Église ? Déjà l’on parle d’horribles marchés proposés et négociés car tout se vend et l’épiscopat sera vendu dans les bureaux comme tout le reste »[19].

Le , Félicité de La Mennais s’adresse au cardinal Weld au nom de tous les rédacteurs de l'Avenir et lui demande de présenter au pape Grégoire XVI la déclaration des doctrines qui étaient les leurs[20]. La demande formulée est la suivante : « de redresser les doctrines si elles étaient involontairement tombées dans quelques erreurs, auquel cas ils s’empresseraient de donner à leur rétractation toute la publicité possible car ils n’ont rien tant à cœur que de se montrer les enfants les plus dociles comme les plus dévoués du Père commun »[21].

Ils attendent la décision souveraine du pape mais la demande ne reçoit pas de réponse.

En mars, une campagne de calomnie est dirigée contre les écrits de Félicité de La Mennais accusé d’avoir écrit dans une lettre qu’il fallait écraser l’épiscopat. Il découvre que l’auteur de cette calomnie est un prêtre, il en parle dans sa correspondance[22].

Un autre événement provoque des remous. En , Varsovie est le témoin de l’éclatement d’une révolution contre le tsar Nicolas Ier de Russie. Le journal l'Avenir se fait alors le porte-parole de la cause des Polonais insurgés. Les auteurs organisent une souscription et écrivent des articles demandant l’intervention militaire française en Pologne[23]. Lorsque les polonais durent capituler en , il s’ensuit une répression violente de la part des Russes. Puis en , le pape Grégoire XVI adresse un bref aux évêques catholiques de Pologne dans lequel il blâme ceux qui ont dirigé la rébellion et il les exhorte tous à se soumettre à l’autorité légitime c’est-à-dire au tsar[24]. Les frères de la Mennais ont également aidé le comte de Plater qui cherchait avec d’autres émigrés polonais à fonder des écoles en France pour leur compatriotes[25].

Ainsi, l'ensemble de ces attitudes sont perçues comme une expression officielle de la solidarité avec l’insurrection polonaise désavouée par le pape.

De nombreuses critiques sont émises à l’égard du journal et de ses doctrines. Des conflits d'idées émergent entre les rédacteurs de l'Avenir et les évêques de France.

L'encyclique Mirari vos : désapprobation des doctrines par le pape

En , Félicité de La Mennais et ses collaborateurs prennent la décision de suspendre la publication de l'Avenir. Lacordaire propose de se rendre à Rome à la rencontre du pape Grégoire XVI « pour justifier nos intentions, lui soumettre nos pensées et donner dans cette démarche éclatante une preuve de sincérité et d’orthodoxie »[26]. Félicité de La Mennais et Lacordaire ont au préalable, une entrevue avec Mgr de Quélen. Ce dernier fait part de son point de vue, retranscrit dans un rapport qu'il adresse au cardinal Bernetti[27] :

« si vous vous étiez contenté de soutenir les vrais intérêts de la religion, de défendre le dogme, la discipline, les prêtres, de réclamer contre les injustices et les outrages dont le catholicisme est victime, vous auriez eu pour vous tous les évêques et les hommes de bien mais vous vous êtes mis en tête de ruiner le système actuel d’administration ecclésiastique, pour lui en substituer un autre qui n’est ni défendable ni utile et vous avez mêlé aux questions religieuses d’absurdes principes politiques ; vous avez pris le langage des journaux démagogues, vous avez loué et prêché la révolution et vous vous plaignez que les évêques, le clergé et les bons catholiques vous blâment. Si vous aviez eu le dessin d’aller à Rome sans bruit, pour vous éclairer sur la valeur de vos doctrines, la chose serait simple et sans inconvénient mais vous avez annoncé votre voyage et son but solennellement et vous voilà dans une position déplorable. Vous ne pouvez espérer que le pape vous approuve, soit parce qu’il n’y est point personnellement disposé, soit qu’il sait que l’épiscopat en France vous est contraire et qu’il doit plus d’égard à l’épiscopat qu’à vos personnes. »

La Mennais, Montalembert et Lacordaire, partent pour Rome afin de sommer le pape de dire clairement s’il les approuve ou non, car d'après les écrits de La Mennais « il n’était plus possible de supporter la frénétique opposition de la plupart des évêques »[28]. Le pape reçoit leur demande et leur soumet l'idée de retourner en France le temps que les questions délicates et difficiles soient traitées[29]. Lacordaire respecte cette demande et rentre en France. La Mennais et Montalembert restent et séjournent durant sept mois à Rome.

Lacordaire part s’installer à Munich où il y rencontre La Mennais et Montalembert qui s’y sont arrêtés pendant leur voyage de retour vers la France. C’est à cette occasion, en août 1832, que tous les trois apprennent que Grégoire XVI vient de publier l'encyclique Mirari vos, datée du , qui est défavorable aux doctrines de l'Avenir[30].

Démission de Félicité Lamennais

Rentré à Paris, Félicité de La Mennais rédige une déclaration de soumission à l’encyclique, déclaration qui est également signée par tous les rédacteurs de lAvenir[31]. Le journal lAvenir, après 13 mois de parution, cesse d'être publié. Cependant les débats continuent à l'intérieur de la congrégation, au sujet du contenu de l'encyclique et de ce qu'elle remet en cause.

La Mennais dit ne voir dans l’encyclique qu’un acte de gouvernement posé par le pape sous la pression des grandes puissances européennes et en vue des intérêts les moins surnaturels de l’Église[32]. L’encyclique Mirari vos ne serait, selon lui, qu’un décret disciplinaire visant à couper court à la discussion inopportune de questions délicates. Et d'après les mots même de Lacordaire :

« nous ne regardons point la lettre encyclique comme une décision dogmatique. Elle manque de tous les caractères que les théologiens assignent pour distinguer ce qui émane de l’Église comme règle de foi. C’est un motu proprio du saint père, c’est-à-dire un acte personnel, par lequel il a déclaré qu’il apportait, dans le gouvernement du monde chrétien, une autre pensée que celle qui nous dirigeait dans l’Avenir[33]. »

Cependant, en , Lacordaire quitte la Chênaie où il était retourné en . Il justifie son départ en raison de divergences de points de vue, notamment sur la question de la République comme mode de gouvernement. Il part avec des regrets exprimés à l'égard du supérieur général de la congrégation, Félicité de La Mennais[34].

De nombreuses divisions interviennent au sein de l’institut, parmi les prêtres de Saint-Méen et les missionnaires de Rennes.

Mgr de Lesquen exige la démission de Félicité de La Mennais en tant que supérieur général de la congrégation, il lui demande de cesser de la diriger, sans interdire qu'il en soit simple membre.

En , La Mennais annonce qu’il quitte la congrégation de Saint-Pierre, puis il avertit les membres de la communauté de la Chênaie qu’ils doivent quitter les lieux. Ce qu’ils font en . Ils sont alors envoyés à Ploërmel faire leur noviciat dans la maison mère des Frères de l’instruction chrétienne, dirigée par Jean-Marie de La Mennais, d’après les témoignages de Maurice de Guérin, qui fait partie de ceux là[35].

Lamennais est interdit par Mgr de Lesquen, dans le diocèse de Rennes, c’est-à-dire qu’il n’a plus le droit d’y célébrer la messe, d’y prêcher ou d’y confesser[36], et ce, jusqu’à la rédaction d’une nouvelle déclaration de soumission à l’encyclique, ce qu'il fait en .

La Mennais s'exprime ainsi dans une lettre datée du et adressée à la comtesse de Senfft : « Ma résolution irrévocable est de ne jamais dorénavant m’occuper, ni de près ni de loin, des choses de la religion et de l’Église. Ce qui me reste de vie, je le consacrerai à la pure philosophie, à la science humaine, à mon pays, à l’humanité. J’ai voulu montrer que je n’étais conduit ni par l’orgueil ni par la passion. J’ai voulu montrer que je n’étais pas un homme de schisme mais un homme de paix[37] ».

En , Félicité de La Mennais fait paraitre le livre Paroles d’un croyant dans lequel il expose de façon poétique et littéraire, des propos où la religion sert à promouvoir la liberté. D’après sa correspondance, on sait que cet ouvrage n'est pas une réponse intempestive aux événements mais qu’il avait attendu un an après la fin de sa rédaction pour le faire publier. La Mennais en parle ainsi, pour se justifier auprès des nombreuses personnes qui l'incitent à ne pas le faire publier :

« l’écrit en question n’est pas du tout une boutade d’humeur soudaine et passagère, mais le fruit de mûres réflexions. Il y a près d’un an qu’il est achevé. Il n’est point en contradiction avec rien de ce que j’ai écrit au pape et dit à l’archevêque. J’ai, au contraire, toujours déclaré et dernièrement encore dans une lettre à celui-ci que je réservais ma pleine liberté pour tout ce que je croyais intéresser mon  pays et l’humanité et que ma conscience ne me permettait pas de concourir, même par mon silence, au système politique de Rome[38]. »

Désaccord entre Jean-Marie et Félicité de La Mennais à la suite de l'encyclique Singulari Nos

Le livre est un succès de librairie mais à la demande de Jean-Marie de La Mennais, l’ouvrage est interdit de lecture parmi les religieux de la congrégation de Saint-Pierre, notamment au noviciat de Malestroit. Il adresse plusieurs lettres en ce sens aux religieux de Saint-Pierre dès le mois de mai[39]. Mgr de Lesquen, est satisfait de cette démarche et, afin de prévenir tout soupçon chez quiconque à l’égard des dispositions du supérieur des Frères de l’instruction chrétienne, il fait publier une de ces lettres dans la Gazette de Bretagne le , sans l'accord de son auteur ni son consentement[40].

L'encyclique Singulari Nos, parue le , condamne le livre Paroles d’un croyant. Les échanges entre Jean-Marie et Félicité témoignent d’un débat philosophique au sujet de l’interprétation des critiques que contient l’encyclique.

Selon Félicité, il s’agit d’un propos destiné à camoufler des questions importantes concernant la domination des souverains sur les peuples et la réduction de la liberté. Il estime que les questions abordées ne peuvent pas s’arrêter sous le coup d’une encyclique car elles sont d’une importance cruciale. Il s’adresse ainsi, dans une lettre adressée à son frère : « il est possible, ma mémoire subsistant à cause des graves questions qui s’y rattacheront, que ces circonstances de ma vie soient rappelées un jour »[41], ajoutant, qu'il y a « violation du droit et, par conséquent, despotisme, lorsque, de concert avec l’Église, le souverain use de son autorité pour maintenir l’ordre établi et s’opposer à la contestation. Toute action coercitive du pouvoir civil, encouragée par l’Église, serait un attentat à la liberté que l’homme tient de Dieu ». Ainsi, Félicité de La Mennais ne fait aucune déclaration publique ou privée de soumission à l’encyclique. Son attitude s’accompagne du refus de reconnaitre à l’encyclique une valeur dogmatique[42].

Cependant, Jean-Marie de la Mennais ne partage pas entièrement son avis. Sur le plan philosophique, il distingue la puissance qui régit les hommes, de la domination qui les opprime. Il admet que « le pouvoir des princes avait été établi de Dieu, comme un remède aux désordres causés par le péché, [...] ne pouvant retourner à l’état précédant le péché, l’inégalité est rendue nécessaire »[43]. En tant que supérieur général de la congrégation des Frères de Ploërmel, il envisage aussi la pérennité de cette œuvre, qui nécessite une bonne entente avec le clergé local ainsi que l’assentiment des autorité ecclésiastiques car la scolarité à la campagne est alors en grande partie prise en charge par les Frères où, sinon, l'instruction primaire n’était pas prise en charge.

La pensée du sens commun au coeur des débats

Aucun religieux de Saint-Pierre ne fait de difficultés pour accepter la condamnation des Paroles d'un croyant par l’encyclique Singulari Nos mais les avis se crispent autour de la pensée enseignée dans les lieux de formation de l'institut. Un grand nombre de prêtres du diocèse de Rennes sont d’avis que c'est aussi la philosophie du sens commun, en tant que « système catholico-philosophique»[11] enseigné au petit séminaire de Saint-Méen et au noviciat de Malestroit, qui est condamnée purement et simplement par l’encyclique.

Cette pensée est développée par Félicité La Mennais dans son ouvrage Essai sur l'indifférence en matière de religion. Dans cet ouvrage en quatre volumes, il tente de définir un "sens commun", une raison commune, qui ferait l'unité du genre humain qui permettrait d'atteindre la vérité, de comprendre le rapport fondamental de Dieu à l'homme et de l'homme à Dieu. Ce sens commun peut se résumer par « ce qui a été cru par tous, partout et en tous temps ». Il critique la philosophie qui s'appuie sur la raison individuelle, qui selon lui, débouche sur l'erreur ou sur des vérités mineures, évidentes (« je sais que le soleil va se lever demain matin »). Il pose la question de la connaissance : qu'est ce que connaitre avec certitude ? De là, il aborde une vision de l'histoire du salut et de la Révélation. Selon cette pensée, la Révélation de Dieu est complète dès le commencement (comme une graine qui a en elle le germe pour pousser). Il parle de Révélation primitive, celle qui est reçue et transmise par l'humanité, dans laquelle l'homme en quête spontané de la vérité puise sa certitude, au plan religieux, au plan humain et social. La tradition transmet, à chaque nouvelle génération, l'existence de cette vérité fondamentale. Il détaille que, trois voies existent pour la quête de la vérité : les sens, le sentiment (intuition) et le raisonnement. C'est ainsi qu'il tente de démontrer que l'autorité infaillible du genre humain est supérieure à la raison individuelle. L'acte de création intial, la révélation primitive ou originelle, est close dès le commencement. Il n'y a rien donc de plus à attendre à l'avenir si ce n'est son développpement de génération en génération[44].

Des désaccords au sein de la congrégation quant à la portée de l'encyclique

Selon les prêtres de Saint-Méen et les missionnaires de Rennes, le sens commun étant condamné par l’encyclique, dans son ensemble, ils attendent que les responsables de la congrégation reconnaissent publiquement le fond erroné de cette philosophie et la rejettent de leur programme scolaire. Cette question n'est cependant pas tranchée facilement.

Dans un premier temps, cette philosophie n'est pas retirée des programmes scolaires ce qui éveille des soupçons et augmente encore la défiance du clergé diocésain à l’égard de Jean-Marie de La Mennais.

Jean-Marie de La Mennais fait savoir à l’évêque de Rennes, Mgr de Lesquen, que les ouvrages étudiés au séminaire de Saint-Méen sont ceux recommandés par l’évêque lui-même, ainsi qu’au noviciat de Malestroit[45].

Cependant, lors de la retraite annuelle qui a lieu à Ploërmel en , Jean-Marie de La Mennais fait savoir que l’encyclique n’impose pas d’abandonner la philosophie du sens commun. L’abbé Rohrbacher soutient ce point de vue.

Par contre, l’abbé Coëdro (supérieur des missionnaires) et ses confrères de Rennes (les abbés Lévêque, Dinomais et Lebrec) ressentent la nécessité d’une adhésion publique par la congrégation à ce qui leur parait être, dans la dernière encyclique, une condamnation de la philosophie du sens commun.

Jean-Marie de La Mennais refuse de souscrire à leur demande, il maintient l'idée que la philosophie du sens commun n'est pas condamnée par le souverain pontife à travers son encyclique.

Les confrères de Saint-Méen ne sont pas satisfaits de ce refus[46]. De plus, l’abbé Haran, professeur de philosophie au petit séminaire de Saint-Méen, convaincu que la philosophie du sens commun qu’il avait enseigné pendant plusieurs années est condamnée par le document pontifical, a déjà annoncé à ses élèves qu’il ne l’enseignerait plus[11]

La division perdure quelque temps, avec d’un côté les communautés de Malestroit et Ploërmel et de l’autre, les communautés de Saint-Méen et de Rennes. L’abbé Coëdro informe l’évêque du différend qui les oppose à Jean-Marie de La Mennais. L’évêque exige de tous les religieux de Saint-Pierre, une déclaration de soumission à Singulari Nos.  

Notes et références

  1. André Dargis 1971, p. volume I.
  2. « Les anciennes chapelles de Rennes », voir le paragraphe 54° : Chapelle de l'Immaculée-Conception, rue de Fougères, en Notre-Dame, sur infobretagne.com (consulté le )
  3. F.Philippe Priot, « Jean-Marie de La Mennais et la congrégation de Saint-Pierre : Les premières années (1828-1832) » [PDF], sur lamennais.org (consulté le )
  4. Symphorien-Auguste 1937, p. 5.
  5. Louis Le Guillou 1981.
  6. Yves Le Hir 1949, p. 67.
  7. « Malestroit : étymologie et histoire de Malestroit », sur infobretagne.com (consulté le )
  8. Philippe Friot 2001.
  9. Charles Sainte-Foi 1911, p. 102.
  10. Laveille, « Lamennais et les études ecclésiastiques », Revue du clergé français, no 71, , p.396
  11. Persehais, Essai d'histoire de la Congrégation de Saint-Méen, AFIC N°558-A-1, p.32
  12. Charles Sainte-Foi 1911.
  13. « Charles Sainte-Foi (1805-1861) », sur data.bnf.fr (consulté le )
  14. « Paweł Kamiński (1834-1907) », sur data.bnf.fr (consulté le )
  15. Pierre Baron 1961, p. 227, 228.
  16. Casimir Ladoue 1864, p. 102.
  17. Charles Hamel 1868.
  18. « Nouvelle biographie générale : Harel », sur gallica.bnf.fr (consulté le ), p. 377
  19. E. Forgues, Oeuvres Posthumes de F. Lamennais, Paris, , p. Lettre du 30 mars 1831 rédigée par Félicité de Lamennais
  20. Les articles de l’Avenir, Louvain, , t.II, p.457 – 578
  21. E. Forgues, Œuvres posthumes de F. Lamennais, Paris, , t. II p.197
  22. E. Forgues, Œuvres posthumes de F. Lamennais, Paris, , t. II p.198 à 201
  23. L. Le Guillou, Lamennais, Paris, , p.36
  24. P. Dudon, « Papes et tsars », les Études, , p. 38 à 40
  25. Forgues, Lettres inédites de Lamennais à Montalembert, Paris, , p.102 à 150
  26. Lacordaire, Lettres nouvelles, publiées par Mme V. Ladey et P. de Vyré, Paris,
  27. Dudon, Lamennais et le Saint-Siège, Paris, , rapport de Mgr de Quélen au cardinal Bernetti, p.124 à 126
  28. Laveille, « Lamennais et les études ecclésiastiques », Revue du clergé français n°71, , p.269
  29. Blaize, Œuvres inédites de F. Lamennais, Paris, , T. II, p. 99 (lettre de Félicité de Lamennais à Gerbet, 25 février 1832)
  30. Lecanuet, Montalembert d’après son journal et sa correspondance, Paris, , T.I p. 322
  31. TC de Ladoue, Monseigneur Gerbet, sa vie, ses œuvres et l’école mennaisienne, Paris, , T. I, p.217
  32. Forgues, œuvres posthumes de F. Lamennais, Paris, , t.II, p.246
  33. Crepon, Lettres du RP HD Lacordaire à Théophile Foisset, Paris, , T.I p. 230 et 231 (Lettre de Lacordaire du 19 septembre 1832)
  34. Mme V. Ladey et P. de Vyré, Lacordaire, H.D., Lettres nouvelles, Paris, , p.69 à 71
  35. M. de Guérin, œuvres complètes, Paris, éditions B. D’Harcourt, , t. II p. 97 et 98
  36. circulaire de Mgr l’Evêque de Rennes au Clergé de son diocèse, Rennes, , p.7
  37. E. Forgues, Œuvres posthumes de F. Lamennais, Paris, , t. II p.339
  38. E. Forgues, Œuvres posthumes de F. Lamennais, Paris, , t. II, p.357, lettre à M. Ange Blaize, avril 1834
  39. S. Ropartz, La vie et les œuvres de M. Jean-Marie de la Mennais, Paris, , p. 353
  40. Frère Symphorien Auguste, À travers la correspondance de l’abbé JM de la Mennais, Vannes, , t.II, p.82, Lettre de JMLM à Mlle de Lucinière du 20 juin 1834
  41. Louis Le Guillou, Lamennais, correspondance générale, Armand Colin, , Tome VI 1834-1835, p.118, lettre adressée à Jean le 28 mai 1834
  42. Forgues, œuvres posthumes, t. II p.382, Lettre à Guéranger, le 26 juillet 1834
  43. Frère Philippe Friot, Jean-Marie Robert de la Mennais, correspondance générale, Rennes, PUR, , Tome troisième, 1833-1837, p.121 lettre à Félicité le 11 août 1834
  44. Félicité Lamennais, Essai sur l'indifférence en matière de religion, 1823, 1844, 1845, Volumes I, II, III, IV p. (lire en ligne)
  45. Frère Symphorien Auguste, A travers la correspondance de l’abbé JM de la Mennais, Vannes, , t.II, p.96 lettre de Jean-Marie de La Mennais à Mgr de Lesquen le 15 août 1834
  46. Feildel E., Annales du petit séminaire de Saint-Méen, 558-A-3

Bibliographie

 : document utilisé comme source pour la rédaction de cet article.

  • Pierre Baron, La jeunesse de Lacordaire, de Jean-Jacques Rousseau à Lamennais, Paris, Éditions du Cerf, , 246 p. .
  • André Dargis, La Congrégation de Saint-Pierre, Louvain, Université catholique de Louvain, , 651 p. .
  • André Dargis, « Les constitutions et règles des religieux de Saint-Pierre : l'œuvre de Félicité de La Mennais », Revue d'histoire ecclésiastique, vol. 68, nos 3-4, , p. 759-813 .
  • Philippe Friot, Jean-Marie de La Mennais :correspondance générale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, .
  • Charles de Grandmaison, La Congrégation de Saint-Pierre fondée par La Mennais, .
  • Casimir Ladoue, Vie de Mgr de Salinis, Paris, , 598 p. (ISBN 978-2012720657) .
  • Louis Le Guillou, Félicité Lamennais : correspondance générale, Paris, Armand Colin, .
  • Charles Hamel, Histoire de l'abbaye et du collège de Juilly depuis leurs origines jusqu'à nos jours, Paris, Le Livre d'histoire, , 730 p. (ISBN 978-2-75860-331-3) .
  • Yves Le Hir, Un document inédit sur Lamennais et la congrégation de Saint-Pierre, Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest, (lire en ligne), p. 66-75 .
  • Charles Sainte-Foi, Souvenirs de jeunesse, 1828-1835, , 508 p. (ISBN 978-0243934539) .
  • Symphorien-Auguste, À travers la correspondance de l'abbé J.M. de la Mennais, tome II, Vannes, .

Voir aussi

Sources publiées

  • Acta Gregorii XVI, Rome, 1901.
  • Articles de L'Avenir, Louvain, 1830-1831, 7 vol.
  • A.Blaize, œuvres inédites de F.Lamennais, publiées par A.Blaise, Paris, 1856, 2 vol.
  • Censure de 56 propositions extraites de divers écrits de M. de la Mennais et de ses disciples par plusieurs évêques de France, Toulouse, 1835.
  • Circulaire de Mgr l'évêque de Rennes au clergé de son diocèse, Rennes, 1833.
  • Circulaire de Mgr l'évêque de Rennes, du 18 décembre 1833 et  du 13 janvier 1834, dans l'Univers religieux, 22 janvier 1834.
  • Laveille, Jean-Marie de la Mennais, Vannes, 1902
  • M.J. et Louis Le Guillou, La condamnation de la Mennais, Paris, 1982

Travaux

  • F. Philippe Friot, Jean-Marie de la Mennais et la congrégation de Saint-Méen (1825-1828) dans études mennaisiennes N° 16
  • F. Philippe Friot, Jean-Marie de la Mennais et la congrégation de Saint-Pierre: La fin de la congrégation(1832-1834) dans études mennaisiennes N° 23
  • B - D - E, Congrégation des prêtres de Saint-Méen, in H.Heliot, dictionnaire des ordres religieux, 4 volumes, Paris, 1847-1859, in Migné (abbé), encyclopédie théologique ou série de dictionnaires sur toutes les parties de la science religieuse, tomes 20 à 23 ; t. 4 (23), M7-1324-828.
  • L.Blanc, Histoire de dix ans, 1830-1840, Paris, 1841-1844, 5 vol.
  • A.Blaize, essai biographique sur M. Félicité de la Mennais, Paris, 1855.
  • Bruté de Rémur (abbé), Vie de Monseigneur Bruté de Rémur, premier évêque de Vincennes, Rennes, 1887.
  • Les doctrines du journal l'Avenir, dans la Revue du monde catholique, 15 mai 1873.
  • P.Droulers, Action pastorale et problèmes sociaux sous la monarchie de Juillet chez Mgr d'Astros, archevêque de Toulouse, censeur de La Mennais, Paris, 1954.
  • A. du Bois de La Villerabel, Le serviteur de Dieu Jean-Marie de la Mennais, chronique des Frères de I’instruction chrétienne, mars-avril 1900.
  • F.Duine, La Mennais : Sa vie, ses idées, ses ouvrages, d'après les sources imprimées et les documents[Lesquels ?] Paris, 1922.629
  • A. Garnier, Les ordonnances du , d'après des documents inédits tirés des archives du Vatican et des archives nationales, Paris, 1929.
  • W.Gibson, The abbé de La Mennais and the liberal catholic movement in France, London, 1896.
  • Sister M.S.Godecker, Simon Bruté de Rémur, First Bishop of Vincennes, Saint Meinrad, Indiana, 1931.
  • H.Guillemin, La Mennais ultramontain, in La vie intellectuelle, 25 mai 1936.
  • A.I. Guillotin de Corson, Pouillé historique de l'archevêché de Rennes, 6 volumes, Rennes-Paris, 1880-1886
  • P.Harispe, Lamennais : drame de sa vie sacerdotale, Paris, 1924.
  • P.Harispe, Lamennais et Gerbet, Paris, 1909.
  • E.Hatin, Bibliographie historique et critique de la  presse périodique française, Paris, 1965.
  • F.Henri et C.Rulon, La congrégation des Frères de Ploërmel, sa fondation, son évolution, son état actuel, dans la chronique des frères de l'instruction chrétienne, juillet 1959
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