Péché originel antigénique

Le péché originel antigénique, également connu sous le nom d'« effet Hoskins »[1] (à ne pas confondre avec la notion développée par JP Revillard en 2003 dans « Histoire des sciences médicales » de « péché originel de l'anaphylaxie »[2]), fait référence à la propension du système immunitaire du corps humain à utiliser préférentiellement la mémoire immunologique, basée sur une infection antérieure, et activée lors d'une nouvelle rencontre avec l'agent infectieux, ou lors d'une rencontre avec une version légèrement différente de cet antigène (entité étrangère, tels que virus ou bactéries).
Ceci laisse paradoxalement le système immunitaire parfois « piégé » par la première réponse qu'il a faite à chaque antigène, en le rendant incapable de construire des réponses immunitaires potentiellement plus efficaces lors d'infections subséquentes par un antigène légèrement différent. En 2005 et 2008 respectivement, deux articles mettent en doute la réalité de ce phénomène dans le cas de la vaccination antigrippale[3],[4], mais en utilisant un vaccin à virus inactivé ; l'utilisation d'un virus vivant semble par contre induire un phénomène de Péché originel antigénique[5].

Histoire de la médecine

Ce phénomène a été découvert en 1960 par Thomas Francis, Jr. et décrit dans un article intitulé « On the Doctrine of Original Antigenic Sin »[6],[7], ainsi nommé par analogie avec la parabole théologique biblique du péché originel. D'autres auteurs avaient déjà soupçonné ce petit défaut de l'immunité[8],[9] ou le confirmeront [10].

Il a ensuite été décrit en relation avec le virus de la grippe, la dengue, le virus de l'immunodéficience humaine (VIH) et plusieurs autres virus[11],[12].
Ainsi à propos de la grippe, selon Thomas Francis, qui a initialement décrit l'idée[6], et cité par Richard Krause[7] : « Les anticorps acquis dans l'enfance sont en grande partie une réponse à l'antigène dominant du virus provoquant la première infection grippale de type A de la vie. [...] L'empreinte établie par l'infection virale d'origine régit la réponse en anticorps par la suite. C'est ce que nous avons appelé la doctrine du péché originel antigénique »[13]. Plus récemment d'autres articles ont fait état de préoccupations quant à cet angle mort du système immunitaire.

Pour la dengue, Jean-François Leorat en 2011 notait que parfois l'immunité cellulaire se déréglait lors d'infection : des Lymphocytes T auxiliaires Ly T CD4+ et Ly CD8+ sont rapidement activés en début d'infection[14] ; ils le sont par les cellules dendritiques pour contrer précocement le virus, mais ils vont dans ce cas fausser la réponse immunitaire en montrant « une faible affinité pour le sérotype infectant, et une plus forte affinité pour un autre sérotype, imitant ce qu'on appelle le "péché originel antigénique" »[15],[16]. On constate une expansion sélective de ces Lymphocytes T à mémoire qui supplantent les Lymphocytes naïfs. « Ils libèrent plus de cytokine proinflammatoire, meurent par apoptose » et la réponse immunitaire est globalement affaiblie, et la charge virale augmente[17],[16].

Ce problème n'est pas propre à l'Homme, il a été retrouvé chez la souris, le furet ou le lapin de laboratoire[18],[19],[20],[21].

Dans les cellules B

Une cellule de lymphocyte B à mémoire (l'une des formes de lymphocyte B, d'affinité élevée, spécifique d'un virus A, est préférentiellement activée face à une nouvelle souche (virus A1) introduite dans le corps ; elle produit rapidement des anticorps, mais qui se lient inefficacement aux virus de la souche A1.
La présence de ces anticorps inhibe en outre l'activation d'une cellule B naïve qui pourrait produire des anticorps plus efficaces contre le virus A1.
Ceci entraîne une diminution de la réponse immunitaire contre le virus A1 et augmente la gravité potentielle de l'infection.

Lors d'une infection primaire, des cellules B à mémoire (à longue durée de vie) sont générées. Elles restent dans le corps et le protègent contre les infections ultérieures. Ces cellules B à mémoire répondent à des épitopes spécifiques à la surface des protéines du virus, afin de produire des anticorps spécifiques de l'antigène. En cas de nouvelle(s) infection(s) par le même pathogène, elles raccourcissent le temps nécessaire pour éliminer les infections ultérieures, car elles peuvent répondre à l'infection beaucoup plus rapidement que les cellules B. Mais elles ne peuvent répondre à de nouveaux antigènes proches du premier.

Entre les infections primaires et secondaires, ou après une vaccination, un virus (tout particulièrement les virus à ARN tel que le virus du Sida, de la grippe ou les coronavirus qui mutent très facilement et souvent), peut subir une dérive antigénique, lors de laquelle les protéines de surface virales (les épitopes) sont altérées (par mutation naturelle dues à de mauvaises copies de l'ARN ou dues à des recombinaisons génétiques entre virus plus ou moins proches).
Cette dérive antigénique permet au virus d'échapper au système immunitaire. Lorsque cela se produit, le virus modifié réactive préférentiellement les cellules B de mémoire à haute affinité précédemment activées et stimule la production d'anticorps. Cependant, les anticorps produits par ces cellules B se lient généralement de manière inefficace aux épitopes modifiés. De plus, ces anticorps inhibent l'activation de cellules B naïves (d'affinité plus élevée qui auraient pu sans cela produire des anticorps plus efficaces contre le deuxième virus). Cela conduit à une réponse immunitaire moins efficace, et à des maladies récurrentes, difficiles à contrôler[22].

Le « péché originel antigénique » et les vaccins

Pour les virus concernés, l'effet du « péché originel antigénique » a des implications importantes pour le développement des vaccins[23].

Par exemple, dans le cas de la dengue pour laquelle existent 4 sérotypes, quand un individu a établi une réponse immunitaire contre un sérotype du virus de la dengue, il est peu probable que la vaccination contre un second sérotype soit efficace chez ce même individu. Le vaccin doit être tétravalent, c'est-à-dire que la première dose de vaccin doit induire des réponses immunitaires équilibrées contre les quatre sérotypes du virus[24]. En 2015, une nouvelle classe d'anticorps neutralisants très puissants a été découverte, qui est efficace contre les quatre sérotypes viraux, ce qui laisse espérer le développement d'un vaccin universel contre la dengue[25].

Dans le cas du virus grippal dont un variant différent domine chaque hémisphère chaque année, la spécificité et la qualité de la réponse antigénique face à de nouvelles souches de grippe sont souvent diminuées chez les individus qui sont immunisés à plusieurs reprises (par vaccination ou infections récurrentes)[5].

Le « péché originel antigénique » est un « angle mort du système immunitaire »[5] mais son impact global dans les stratégies vaccinales n'est cependant pas clairement établi ni généralisable. Il semble différer pour chaque vaccin, et pour chaque agent infectieux, mais aussi selon l'emplacement géographique et l'âge de la personne[22]. Ainsi, le vaccin contre la grippe pandémique à H1N1 de 2009 a produit une moindre réponse en anticorps chez les personnes antérieurement vaccinées contre le virus saisonnier A / Brisbane / 59/2007 (H1N1) dans les trois mois précédents[23].

Avec les lymphocytes T cytotoxiques

Un phénomène similaire de « péché originel antigénique » a été décrit dans les lymphocytes T cytotoxiques (LTC)[26].

Lors d'une deuxième infection par une souche différente de virus de la dengue, les LTC « préfèrent » libérer des cytokines plutôt que provoquer la lyse cellulaire. Une production excessive de cytokines (tempête de cytokine) augmente la perméabilité vasculaire et aggrave les dommages aux cellules endothéliales[27].

Plusieurs groupes et laboratoires ont tenté de concevoir des vaccins contre le VIH et l'hépatite C sur la base de l'induction de la réponse des lymphocytes T cytotoxiques (LTC). Une réponse LTC « biaisée » par le « péché originel antigénique » explique en partie l'efficacité limitée de ces vaccins (d'autres explications, complémentaires, peuvent être liées aux qualités intrinsèques du candidat vaccin ou à la facilitation de l'infection par des anticorps lors de la maladie[réf. nécessaire]). Les virus comme le VIH sont extrêmement variables (ils subissent fréquemment des mutations) ; en raison du « péché originel antigénique », l'infection par le VIH induite par des virus qui expriment des épitopes légèrement différents (que ceux d'un vaccin viral) ne serait pas contrôlée par le vaccin. En fait, avec ce type de virus, le vaccin peut parfois aggraver l'infection en « piégeant » la réponse immunitaire dans la première réponse qu'il a faite, inefficace contre un nouveau variant du même virus[11][source insuffisante].

Rôle dans l'évolution

La plupart des pathogènes ont longuement co-évolué avec leurs cibles. Une expérience ayant séquentiellement infecté des souris de laboratoire par deux souches de virus grippal vivants a abouti à des réponses Ab presque exclusives à la première souche virale, laissant penser que le péché antigénique originel pourrait jouer un rôle dans les stratégies utilisée par les virus grippaux variants pour subvertir le système immunitaire de leur hôte.

Notes et références

  1. (en) Juthathip Mongkolsapaya, Wanwisa Dejnirattisai, Xiao-ning Xu et Sirijitt Vasanawathana, « Original antigenic sin and apoptosis in the pathogenesis of dengue hemorrhagic fever », Nature Medicine, vol. 9, no 7, , p. 921–927 (ISSN 1078-8956 et 1546-170X, DOI 10.1038/nm887, lire en ligne, consulté le )
  2. Revillard J. P (2003) « Immunologie et allergie : le péché originel de l'anaphylaxie » Histoire des sciences médicales, 37(4), 479-488.
  3. Upma Gulati, Kshama Kumari, Wenxin Wu et Wendy A. Keitel, « Amount and avidity of serum antibodies against native glycoproteins and denatured virus after repeated influenza whole-virus vaccination », Vaccine, vol. 23, no 11, , p. 1414–1425 (ISSN 0264-410X, DOI 10.1016/j.vaccine.2004.08.053, lire en ligne, consulté le )
  4. (en) Jens Wrammert, Kenneth Smith, Joe Miller et William A. Langley, « Rapid cloning of high-affinity human monoclonal antibodies against influenza virus », Nature, vol. 453, no 7195, , p. 667–671 (ISSN 0028-0836 et 1476-4687, PMID 18449194, PMCID PMC2515609, DOI 10.1038/nature06890, lire en ligne, consulté le )
  5. (en) Jin Hyang Kim, Ioanna Skountzou, Richard Compans et Joshy Jacob, « Original Antigenic Sin Responses to Influenza Viruses », The Journal of Immunology, vol. 183, no 5, , p. 3294–3301 (ISSN 0022-1767 et 1550-6606, PMID 19648276, PMCID PMC4460008, DOI 10.4049/jimmunol.0900398, lire en ligne, consulté le )
  6. Thomas Francis, « On the Doctrine of Original Antigenic Sin », Proceedings of the American Philosophical Society, vol. 104, no 6, , p. 572–578 (ISSN 0003-049X, lire en ligne, consulté le )
  7. Richard Krause, « The Swine Flu Episode and the Fog of Epidemics1 », Emerging Infectious Diseases, vol. 12, no 1, , p. 40–43 (ISSN 1080-6040 et 1080-6059, PMID 16494715, PMCID PMC3291407, DOI 10.3201/eid1201.051132, lire en ligne, consulté le )
  8. Davenport, F. M., A. V. Hennessy, T. Francis, Jr. 1953. Epidemiologic and immunologic significance of age distribution of antibody to antigenic variants of influenza virus. J. Exp. Med. 98: 641-656.
  9. (en) « INFLUENZA: THE NEWE ACQUAYANTANCE », Annals of Internal Medicine, vol. 39, no 2, , p. 203 (ISSN 0003-4819, DOI 10.7326/0003-4819-39-2-203, lire en ligne, consulté le )
  10. Jensen, K. E., F. M. Davenport, A. V. Hennessy, T. Francis, Jr. 1956. Characterization of influenza antibodies by serum absorption. J. Exp. Med. 104: 199-209.
  11. « Michael Deem's Research », sur mwdeem.rice.edu (consulté le )
  12. Fred M. Davenport et Albert V. Hennessy, « A Serologic récapitulation of past expériences with Influenza A ; Antibody response to monovalent vaccine », Journal of Experimental Medicine, vol. 104, no 1, , p. 85–97 (ISSN 1540-9538 et 0022-1007, DOI 10.1084/jem.104.1.85, lire en ligne, consulté le )
  13. (en) Upma Gulati, Kshama Kumari, Wenxin Wu et Wendy A. Keitel, « Amount and avidity of serum antibodies against native glycoproteins and denatured virus after repeated influenza whole-virus vaccination », Vaccine, vol. 23, no 11, , p. 1414–1425 (DOI 10.1016/j.vaccine.2004.08.053, lire en ligne, consulté le )
  14. Jean-François Leorat (2011) Thèse de doctorat en pharmacie : « La dengue: un vaccin à l'horizon 2015 » Sciences pharmaceutiques. Faculté de pharmacie de Grenoble. <dumas-00614768>
  15. (en) Green S. et Rothman A., « Immunopathological mechanisms in dengue and dengue hemorrhagic fever » Curr Opin Infect Dis, 2006, 19(5):429–436.
  16. (en) Webster DP, Farrar J, Rowland-Jones S, « Progress towards a dengue vaccine » Lancet Infect Dis. 2009, 9(11):678-87.
  17. (en) Anonymous (2009). « Dengue: guidelines for diagnosis, treatment, prevention and control » WHO library Cataloguing-in publication data (Geneva).
  18. Jean-Louis Virelizier, Anthony C. Allison et Geoffrey C. Schild, « Antibody response to antigenic déterminants of influenza virus hemagglutinin », Journal of Experimental Medicine, vol. 140, no 6, , p. 1571–1578 (ISSN 1540-9538 et 0022-1007, DOI 10.1084/jem.140.6.1571, lire en ligne, consulté le )
  19. Virelizier, J. L., R. Postlethwaite, G. C. Schild, A. C. Allison. 1974. Antibody responses to antigenic determinants of influenza virus hemagglutinin, I: thymus dependence of antibody formation and thymus independence of immunological memory. J. Exp. Med. 140: 1559-1570.
  20. (en) R. G. Webster, « Original Antigenic Sin in Ferrets: the Response to Sequential Infections with Influenza Viruses », The Journal of Immunology, vol. 97, no 2, , p. 177–183 (ISSN 0022-1767 et 1550-6606, PMID 5921310, lire en ligne, consulté le )
  21. S. Fazekas de St.Groth et R. G. Webster, « DISQUISITIONS ON ORIGINAL ANTIGENIC SIN », Journal of Experimental Medicine, vol. 124, no 3, , p. 347–361 (ISSN 1540-9538 et 0022-1007, DOI 10.1084/jem.124.3.347, lire en ligne, consulté le )
  22. (en) Paul-Henri Lambert, Margaret Liu et Claire-Anne Siegrist, « Can successful vaccines teach us how to induce efficient protective immune responses? », Nature Medicine, vol. 11, no S4, , S54–S62 (ISSN 1078-8956 et 1546-170X, DOI 10.1038/nm1216, lire en ligne, consulté le )
  23. (en) Yoon Seok Choi, Yun Hee Baek, Wonseok Kang et Seung Joo Nam, « Reduced Antibody Responses to the Pandemic (H1N1) 2009 Vaccine after Recent Seasonal Influenza Vaccination », Clinical and Vaccine Immunology, vol. 18, no 9, , p. 1519–1523 (ISSN 1556-6811 et 1556-679X, DOI 10.1128/CVI.05053-11, lire en ligne, consulté le )
  24. (en) C. M. Midgley, M. Bajwa-Joseph, S. Vasanawathana et W. Limpitikul, « An In-Depth Analysis of Original Antigenic Sin in Dengue Virus Infection », Journal of Virology, vol. 85, no 1, , p. 410–421 (ISSN 0022-538X, DOI 10.1128/JVI.01826-10, lire en ligne, consulté le )
  25. (en) Wanwisa Dejnirattisai, Wiyada Wongwiwat, Sunpetchuda Supasa et Xiaokang Zhang, « A new class of highly potent, broadly neutralizing antibodies isolated from viremic patients infected with dengue virus », Nature Immunology, vol. 16, no 2, , p. 170–177 (ISSN 1529-2908 et 1529-2916, DOI 10.1038/ni.3058, lire en ligne, consulté le )
  26. (en) Andrew J. McMichael, « The original sin of killer T cells », Nature, vol. 394, no 6692, , p. 421–422 (ISSN 0028-0836 et 1476-4687, DOI 10.1038/28738, lire en ligne, consulté le )
  27. (en) Juthathip Mongkolsapaya, Thaneeya Duangchinda, Wanwisa Dejnirattisai et Sirijit Vasanawathana, « T Cell Responses in Dengue Hemorrhagic Fever: Are Cross-Reactive T Cells Suboptimal? », The Journal of Immunology, vol. 176, no 6, , p. 3821–3829 (ISSN 0022-1767 et 1550-6606, DOI 10.4049/jimmunol.176.6.3821, lire en ligne, consulté le )

Voir aussi

Bibliographie

  • Deutsch, S. (1975). Études sur la spécificité des anticorps produits par des cellules isolées, en réponse à des stimulations secondaires hétérologues (Doctoral dissertation).
  • (en) Juthathip Mongkolsapaya, Wanwisa Dejnirattisai, Xiao-ning Xu et Sirijitt Vasanawathana, « Original antigenic sin and apoptosis in the pathogenesis of dengue hemorrhagic fever », Nature Medicine, vol. 9, no 7, , p. 921–927 (ISSN 1078-8956 et 1546-170X, DOI 10.1038/nm887, lire en ligne, consulté le )

Articles connexes

  • Portail de la biologie
  • Portail de la médecine
Cet article est issu de Wikipedia. Le texte est sous licence Creative Commons - Attribution - Partage dans les Mêmes. Des conditions supplémentaires peuvent s'appliquer aux fichiers multimédias.