Gutai

Gutai (具体, août 1954 - mars 1972), en forme longue Gutai bijutsu kyokai (具体美術協会) (Association de l'art concret), est un mouvement artistique d'avant-garde japonais.

Le terme vient de gu, « instrument » et tai, « corps », son adverbe gutaiteki, « concret », « incarnation », qui s'oppose donc à l'abstrait, c'est-à-dire à l'art abstrait.

Un mouvement d'importance mondiale

Gutai est l'un des plus importants mouvements fondateurs de l'art contemporain mondial et des pratiques d'art action[1].

Révélé en France et en Europe par Michel Tapié, son influence sur l'art nord-américain et européen reste sous-estimée notamment sur l'art de la performance et sur le mouvement Fluxus et peut être sur Yves Klein lors de son séjour au Japon du à . Yves Klein entretient en effet des contacts avec la scène artistique japonaise, puisqu'il organise des expositions de ses parents lors de son séjour : Marie Raymond expose avec Fred Klein à l’Institut franco-japonais de Tōkyō (du 20 au ), puis seule au Musée d’Art Moderne de Kamakura, et à nouveau avec Fred Klein en novembre au Musée d'Art Bridgestone à Tokyo.

Le fondateur

Jirō Yoshihara, né en 1905 à Ōsaka, peut être considéré comme le fondateur et le théoricien du mouvement. Il commence à exposer à partir de 1930 et intègre l'association d'artistes japonais NIKA en 1934. Il expose à Paris au Salon de mai en 1952 et 1958 et à New York à l'International Carnegie en 1961.

Celui-ci en a eu la vocation lorsque, un jour, il regardait les calligraphies du moine zen Nantenbō peu avant 1954. Il raconte :

« J’ai été vivement surpris et aussitôt conquis par ces calligraphies grandioses, cernées des éclaboussures noires, jaillies du pinceau ! Ce qui m’a saisi alors, c’était moins l’intérêt de ces œuvres en tant que calligraphie, que le fait d’y découvrir quelque chose, disons, de l’ordre de la création, de la forme de peinture que nous cherchons, de l’ordre de ce que les artistes tentent de trouver, et ce qui les fait souffrir […] Qu’on l’exprime au moyen de signes écrits ou de la peinture revient au même, ça ne change rien au fond […] C’est ce que j’ai réalisé d’un seul coup, quand j’ai eu ces œuvres sous les yeux. »

Cependant, il déclare :

« Je suis un maître qui n'a rien à vous apprendre, mais je vais créer un climat optimum pour la création. »

Il est pourtant déjà un artiste reconnu de cinquante ans alors que tous les autres ont entre vingt et trente-cinq ans.

Ce mouvement se manifeste en 1954 non pas à Tōkyō mais dans le Kansai, région pourtant réputée plus traditionaliste. Néanmoins, dès 1953 se tient la première exposition du Groupe de Discussion d'Art Contemporain, dans l'atelier de Yoshihara du quartier de Shibuya à Tokyo, avec certains de ses étudiants dont Shōzō Shimamoto, qui constitue les prémices du mouvement Gutai. Dans son manifeste de l'art Gutai de , Yoshihara précise en effet que les principes de ce mouvement ont en réalité été initiés trois ans plus tôt[2].

Le texte fondateur

Le Manifeste de l'art Gutai est le texte fondateur rédigé par Jirō Yoshihara, dans la revue Geijutsu shincho (Nouvelles Tendances artistiques), publié à Tōkyō, en .

Extraits

  • « En ce qui concerne l'art contemporain, nous respectons Pollock et Mathieu car leurs œuvres sont des cris poussés par la matière, pigments et vernis. Leur travail consiste à se confondre avec elle selon un procédé particulier qui correspond à leurs dispositions personnelles. Plus exactement, ils se mettent au service de la matière en une formidable symbiose. »
  • « Ce qui est intéressant, c'est la beauté contemporaine que nous percevons dans les altérations causées par les désastres et les outrages du temps sur les objets d'art et les monuments du passé [...] Lorsque nous nous laissons séduire par les ruines, le dialogue engagé par les fissures et les craquelures pourrait bien être la forme de revanche qu'ait pris la matière pour recouvrer son état premier. »
  • « L'art Gutaï ne transforme pas, ne détourne pas la matière ; il lui donne vie. Il participe à la réconciliation de l'esprit humain et de la matière, qui ne lui est ni assimilée ni soumise et qui, une fois révélée en tant que telle se mettra à parler et même à crier. L'esprit la vivifie pleinement et, réciproquement, l'introduction de la matière dans le domaine spirituel contribue à l'élévation de celui-ci. »

Les caractéristiques du mouvement

Importance du matériau ; œuvres in situ ; rôle dévolu au corps de l'artiste ; performances et gestualité picturale sont (re)découverts par le mouvement Gutai. C'est souvent, mais pas toujours, un art éphémère qui ne laisse de traces que par la photographie.

C'est la liberté et la créativité après la chape de plomb du régime militaire puis du traumatisme de la défaite de 1945.

Gutai tire ses origines de l'abstraction, du surréalisme, du mouvement Dada. Il inspire la performance et le happening post-dadaistes et de façon plus lointaine le mouvement français Supports/Surfaces. Il a été une révolution au Japon, comme le Dadaïsme en Europe.

« Gutaï est un groupe d'individus qui s'empare de toutes les techniques et matières possibles, sans se limiter aux deux et aux trois dimensions ils emploient du liquide du solide, du gaz ou encore du son, de l'électricité. » (citation de Motonaga)

Formellement, Gutai naît au début de 1955 sous l'impulsion de Yoshihara qui publie dans une revue le Manifeste Gutai en 1956. Des expositions de groupe sont organisées.

Michel Tapié, théoricien et critique d’art, rencontre alors Gutaï en 1958. Celui-ci réclame alors des peintures sur toile plus facilement transportables et exposables en Europe. Cela a suscité beaucoup de critiques dénonçant la perte d’originalité des débuts du mouvement.

Cependant, le groupe a commencé à devenir plus connu dans le monde depuis cette rencontre. Cela s’explique par le fait que les œuvres du Gutaï avaient besoin de photos, de vidéos, de témoins pour voir les actes des artistes car leurs œuvres étaient indéfinissables, c’est-à-dire ni vraiment des peintures, ni vraiment des sculptures. Or, avec la peinture, on peut tout de même observer les traces des actes des auteurs. De plus, les tableaux sont plus facilement transportables et exposables.

Dans les années 1960 le mouvement continue mais se disperse en 1972, à la mort de Yoshihara. Une minorité seulement des membres de Gutai continuera alors une activité artistique.

Les actes créateurs

En général, les œuvres exécutées sur toile sont de très grand format. Sur la plupart d'entre elles, entailler, déchirer, mettre en pièces, brûler, projeter, lancer… sont ses mots d’ordre.

Cependant, ces œuvres sont généralement immédiatement détruites. Ainsi, la destruction revient très souvent, ce qui montre la violence dégagée dans ses œuvres. D’ailleurs, il ne reste que très peu de traces des originaux. Par contre, on retrouve beaucoup de traces vidéo et photographiques.

Gutaï se permet une grande liberté d’utilisation des matières brutes comme la boue, le papier kraft, les pierres ramassées sur les berges des rivières, l’eau colorée, des rideaux peints en fluorescent, des boîtes en fer blanc… renforcées par des couleurs primaires très voyantes. À l’époque, cette liberté n’a jamais été aussi grande au Japon. En effet, cette liberté totale est offerte par :

  • Le lieu : forêt, ruines, scènes, hangars…
  • Les moyens d’expression : peinture, musique, danse, sculpture, théâtre…
  • Les matériaux : feu, papier, fumée, boue, flèches, vinyle, ballons gonflables, trous dans le sol, cailloux, eau…
  • La demande d’utilisation de tous les sens : vue, ouïe, odorat, toucher et goût.

Les matériaux et la technique utilisés par les artistes sont très importants pour Gutaï. Les œuvres sont souvent présentées en direct : les artistes exécutent sur place leur œuvre devant les spectateurs. Le groupe demande également la participation du public. Ce qui montre bien la présence de l’artiste dans ses œuvres.

En ce qui concerne leur nomination, les œuvres sont presque toutes nommées Œuvre ou n’ont pas de titre. Cependant, les œuvres avec titre sont nommées platement par leur description, comme Clous et bois, Panneau fibre, Ligne, Bidons, Sculptures… Cela s’explique par le fait que Yoshihara, le chef du groupe, a interdit aux membres de donner un titre à leurs œuvres pour éviter tout recours au surréalisme : « Quant aux travaux qui combinent différents matériaux, il ne faut cependant pas les confondre avec les objets surréalistes car les premiers évitent de mettre l'accent sur le titre et le sens de l'œuvre. » De plus, lors de la septième exposition des Indépendants de Yomiuri à Tōkyō en , toutes les œuvres du Gutaï étaient signées Gutaï.

Manifestations et expositions

  • Juillet 1955 : Première manifestation du groupe Gutaï en plein air intitulée Exposition d’art moderne en plein air : défi au soleil de mi-été. C’était pour le groupe une première expérience
  •  : Première exposition au Centre Ohara
  •  : Reportage du magazine Life, deuxième manifestation en plein air et deuxième exposition
  •  : Gutaï monte pour la première fois sur scène. Shimamoto compose la musique qui accompagnera les scènes. C’est depuis cette représentation que l’art Gutaï est critiqué comme étant une imitation de l’expressionnisme abstrait. Il continue cependant ses représentations sur scène en et en
  • À partir de 1958 : Expositions conventionnelles dans le Kansai, à Paris, à New York et à Turin
  • 1962 : Création de la Pinacothèque Gutaï à Ōsaka

Les artistes et leur travail

Liste non exhaustive des principaux artistes, âgés entre 20 et 35 ans, ayant fondé ou rejoint le mouvement Gutai, à partir de , avec, pour les plus importants, un lien donnant une courte biographie :

  • Jirō Yoshihara, le fondateur : utilise des calligraphies réduites à un seul trait ; crée des ensembles de sortes de sculptures en métal induit de ciment ; monte des installations.
  • Hisao Dōmoto
  • Norio Imai (ja)
  • Imanaka
  • Akira Kanayama :
    • invente un jouet téléguidé qui, rempli de couleur, trace un réseau de lignes ; présente des ballons géants de vinyle gonflés ou dégonflés. Par ce moyen, il enferme l’air dans les ballons et les présente comme sculpture; expose aussi des traces de pas de chaussures sur 150 mètres.
  • Seiko Kanno (en)
  • Shōji Kikunami
  • Toshiko Kinoshita
  • Sadamasa Motonaga :
    • accroche des sacs plastiques remplis d’eau colorée sur des branches de pins et aussi une toile de 100 mètres de long à des arbres allant dans tous les sens ; exploite également la fumée en créant des formes rondes à l’aide d’une machine.
  • Shūji Mukai (ja) :
    • remplit un espace d’alphabets imaginaires.
  • Tsuyoshi Maekawa
  • Takesada Matsutani
  • Saburō Murakami :
    • place à l'entrée d'une exposition des écrans de papier qui seront déchirés, dès le vernissage, par le passage du premier visiteur ; arrache des lambeaux de feuilles d’asphalte sur le sol en courant ; expose également un cube de verre.
  • Yūko Nasaka
  • Kimiko Ohara
  • Itoko Ono
  • Seiichi Sato :
    • s’enferme lui-même dans un sac suspendu à un arbre en tant que sculpture vivante.
  • Takeshi Shibata
  • Shōzō Shimamoto :
    • lacère le tableau ; utilise un canon qui projette de la peinture émaillée ; présente une tôle bleue en zinc avec des trous ; projette aussi des bouteilles de couleur sur une toile ; entaille également du papier journal avec un couteau.
  • Kazuo Shiraga :
    • s'élance dans le vide, tenu par une corde ; projette de la peinture ; entaille de toutes ses forces un assemblage conique de perches rouges en bois avec une hache ; simule également une lutte dans la boue, ce qui implique le mélange entre le pinceau humain et l'œuvre ; transperce une grande toile avec des flèches de couleur ; peint avec ses ongles et se sert aussi de ses pieds comme pinceau (car les pieds représentent toute la force et l’impact du corps humain) sur une grande toile, ce qui fait qu'il rentre complètement dans le tableau. Son travail est plutôt physique.
  • Fujiko Shiraga :
    • se sert de papiers froissés pour ses créations.
  • Yasuo Sumi :
    • peint à l’aide d’un vibrateur électrique.
  • Atsuko Tanaka :
    • développe le sens de l'ouïe (installation de sonnettes), de la vue (ampoules qui clignotent) et du toucher (costume orné d'ampoules clignotant et suivant le sens de circulation du sang humain) ; expose aussi de très grands tissus roses à 30 cm du sol, des draps non tendus peints en monochrome et des feuilles de métal colorées ; compose également une répétition du chiffre 6.
  • Soichi Tominaga
  • Yōzō Ukita
  • Tsuruko Yamazaki :
    • crée des tableaux collés avec des miroirs et du métal ; fabrique des sortes de moustiquaires avec du vinyle rouge ; récupère des bidons d’huile.
  • Minoru Yoshida
  • Toshio Yoshida :
    • utilise le feu pour marquer la surface picturale ; plante des piquets de bois alignés dans le sol sur 60 mètres ; peint avec un arrosoir.
  • Michio Yoshihara :
    • utilise du goudron et de la poussière pour ses œuvres ; creuse aussi des trous dans le sol qu’il éclaire par une lumière électrique.

Jirō Yoshihara, Kazuo Shiraga, Sadamasa Motonaga et Akira Kanayama utilisent le geste, rappel de la spontanéité de l'écriture.

Toutes ces pratiques montrent la diversité et l'originalité des modes de création. En effet, comme le dit lui-même Yoshihara :

« faire ce que personne n'avait encore entrepris » ou « notre démarche naît au contraire de l'aboutissement des recherches de nouvelles possibilités », Gutaï a pour ambition d'éliminer l'imitation et la copie.

Notes et références

  1. Richard Martel, L'art dans l'action l'action dans l'art, Québec, Inter Éditeur, , 148 p. (ISBN 978-2-920500-94-5), p. 49,50
  2. Manifeste de l'art Gutai, exposition Gutai: Splendid Playground, 15 février – 8 mai 2013, Musée Guggenheim, New-York.

Annexes

Liens externes

Bibliographie

  • Gutai, catalogue d'exposition, Paris, galerie nationale du Jeu de Paume, Paris, 2000
  • Atsuo Yamamoto, Ming Tiampo, Florence de Mèredieu, Gutai, Moments de destruction, Moments de beauté, Moments of destruction/Moments of beauty, Paris, Blusson, 2002, (ISBN 978-2907784146)
  • « Gutai : la symbiose avec la matière », Florence de Mèredieu in Histoire matérielle et immatérielle de l'art moderne et contemporain, Paris, Bordas, 1994. Editions augmentées : Larousse, 2004 ; 2017.
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