Cancel culture

La cancel culture (culture de l'effacement), ou call-out culture (culture de la dénonciation), est une pratique née aux États-Unis consistant à dénoncer publiquement, en vue de leur ostracisation, des individus, groupes ou institutions responsables d'actions, comportements ou propos perçus comme problématiques[1].

Cette pratique, avatar du politiquement correct, qui se rencontre dans le monde physique et sur les médias sociaux, suscite la controverse[2],[3].

Description

Ce terme est apparu en 2017 pour qualifier le phénomène ou la pratique de publiquement et massivement rejeter, boycotter ou désapprouver une personne en raison de ses actes ou paroles réelles ou supposées, qui seraient socialement ou moralement jugées ou perçues comme offensantes ou inacceptables, en particulier sur les réseaux sociaux[4],[5],[6].

La manifestation numérique de la culture de la dénonciation (« call-out ») est représentée par un mouvement comme « #MeToo » qui permet aux femmes de partager et de dénoncer leurs expériences de violences et de harcèlement sexuels[7].

Comme substitut à la pratique de la dénonciation en public (calling out), un individu ou une entité peut être averti en privé (« called in »). L'accusateur parle de vive-voix à l'accusé ou lui envoie un message sur sa conduite ou son comportement[8].

Selon le politologue spécialiste des États-Unis Jean-Éric Branaa, quand une personne soupçonnée ou condamnée pour pédophilie s'installe dans un quartier, il arrive que ses nouveaux voisins, informés de son passé, placardent des affiches dans les rues avec son nom et les faits pour lesquels elle a été condamnée, sans que cela soit considéré comme du harcèlement[9],[10].

Sémantique

L'expression Cancel culture a été traduite diversement par « culture du bannissement »[11],[12],[13],[14], « de l'annulation »[15], « de l’ostracisme » ou « de l’ostracisation »[16],[17], « de la négation »[18], « de l'anéantissement »[12],[19], « de l'effacement »[11],[20], « de la suppression »[21],[22], « du boycott » ou « du boycottage »[11],[14], « de l'humiliation publique », « de l'interpellation », « de la dénonciation »[9],[14],[23],[24],[25]. Elle décrit une forme de boycott dans laquelle la personne critiquée est également expulsée des cercles sociaux ou professionnels  sur les médias sociaux ou dans le monde physique ou les deux. Elle serait « annulée »[26]. L'emploi du verbe anglais cancel dans ce contexte remonte à 2015 au moins, et son utilisation se généralise à partir de 2018[27],[28].

Le verbe cancel, apparu en Angleterre vers la fin du XIVe siècle dans le sens d'annuler un écrit à traits de plume croisés ou parallèles, vient de l'ancien français « canceler ». Le substantif correspondant est « cancellation »[29],[16]. La forme « canceller » (avec deux « l »), présente dans presque tous les dictionnaires généraux des XIXe et XXe siècle, signifie « annuler un document, un écrit par des ratures en forme de croix ou par des lacérations »[30],[16].

Dans la culture populaire

La série télévisée d'animation américaine South Park s'est moquée de la cancel culture avec sa propre campagne #CancelSouthPark en promotion de la vingt-deuxième saison de la série[31],[32]. Le troisième épisode de la saison, The Problem with a Poo, traite de la controverse relative au personnage des Simpson Apu (dont les caractéristiques stéréotypées ont été critiquées dans le documentaire The Problem with Apu[33]) et plus généralement du concept de la cancel culture, de la cancellation de l'actrice Roseanne Barr après ses tweets controversés et des auditions de confirmation du juge de la Cour suprême Brett Kavanaugh[34].

La cancel culture est l'un des principaux sujets de la série dramatique de Dave Chappelle Stick & Stones et du film de comédie stand-up de Bill Burr Paper Tiger[35],[36].

Critiques

La culture de la dénonciation peut être perçue comme une forme d'auto-justice, condamnant de facto des individus sans procédure légale et sans motif autre que l'appréciation générale d'un groupe. Plusieurs auteurs estiment qu'elle s'apparente à du cyberharcèlement, d'autres à du lynchage[37], risquant d’annihiler tout débat. Ainsi, le , dans une tribune parue dans le Harper's[38] et traduite dans Le Monde, 153 artistes, intellectuels et personnalités dénoncent la culture de l'annulation et les obstacles à la libre circulation des idées[39],[40], et condamnent l'« intolérance à l’égard des opinions divergentes »[41],[42],[43],[44]. La comparaison avec une forme de censure se pose[45],[46]. À l'inverse, l'essayiste et historienne Laure Murat estime que la cancel culture engendre des excès, mais provient d'un grand sentiment d'injustice[47]. La sociologue Nathalie Heinich quant à elle, la critique et la trouve inadaptée en France[48]. L'éditorialiste américain Lance Morrow la compare au maccarthysme[49]. Laetitia Strauch-Bonart estime que cette « vague effrayante de censure a atteint l'Amérique et sévit également en France »[50].

Selon certaines analyses, le concept de cancel culture est mal nommé et n’existerait pas réellement, car il ne s'apparenterait pas à une culture et les effets négatifs de la dénonciation publique ne sont pas toujours définitifs et absolus[2],[3]. Ainsi, des personnalités comme Louis C.K. ou Harvey Weinstein, dénoncées publiquement, continueraient à avoir un certain succès auprès d'au moins une partie de leurs fans dans la vie publique[2]. Cependant, il y a eu des cas de suicides liés a la cancel culture[51].

Exemples

Prémices historiques

Le bannissement de Spinoza de sa communauté juive amstellodamoise au XVIIe siècle — en raison de sa croyance en un dieu dont les caractéristiques sont celles de la Nature — est donné par le philosophe David Rutledge comme exemple de « cancel culture » avant la lettre[52].

Aux États-Unis

Le 23 juillet 2020, Mike Adams, professeur de criminologie, se donne la mort, en partie à la suite d'une campagne de harcèlement propre à la cancel culture, après une intervention provocatrice[53].

En France

En France, la pratique existe, bien qu’elle soit moins importante qu’aux États-Unis[54]. Dans la presse, elle est régulièrement associée à une pratique américaine, et est parfois rejetée en tant que phénomène d'« américanisation » de la société[55]. Dès les années 1980, le politically correct développé dans les universités américaines est mal vu en France, où l’on défend un universalisme républicain opposé à l’identitarisme anglo-saxon ; mais une telle opposition fait débat. Justifiée pour certains chercheurs, elle est considérée par d’autres comme une forme d’anti-américanisme[55].

Le terme de « cancel culture » est peu utilisé hors des milieux militants : selon un sondage Ifop de 2021, 11 % des Français sont capables d’expliquer ce dont il s’agit, principalement les 18-35 ans et les classes éduquées[56].

La cancel culture fait particulièrement débat dans le milieu culturel, auquel il est reproché de véhiculer des stéréotypes et de maintenir une forme de domination[54].

Royaume-Uni

Au Royaume-Uni, J. K. Rowling est une cible emblématique de la cancel culture[57]. En , J. K. Rowling avait affiché son soutien à Maya Forstater, une chercheuse britannique ayant été licenciée après avoir affirmé que personne ne pouvait « changer son sexe biologique ». Selon Rowling, la scientifique aurait été injustement licenciée pour avoir simplement déclaré que « le sexe [était] réel ». À la suite de son soutien public, l'auteure est à son tour accusée de « transphobie » par certains fans et médias[58]. Par la suite, J. K. Rowling fait partie des 150 personnalités publiques, dont notamment Salman Rushdie, Margaret Atwood, Gloria Steinem, Malcolm Gladwell et Noam Chomsky, qui, en 2020, signent une lettre dénonçant la cancel culture[57].

En 2020 également, Le Monde juge que la journaliste britannique Suzanne Moore a été rattrapée par la « cancel culture » : après la publication d'un article d'opinion qui défendait une universitaire jugée « transphobe ». Suzanne Moore avait été visée par une lettre signée par 338 collaborateurs du Guardian, lettre également signée par des personnalités politiques comme Siân Berry, Christine Jardine, Nadia Whittome et Zarah Sultana, des écrivains et des journalistes dont Ash Sarkar et Reni Eddo-Lodge. Soupçonnant les milieux intellectuels de gauche de museler la parole au nom de « politiques d’inclusion », elle prend la décision de quitter le journal[59].

En 2021, le gouvernement britannique annonce des mesures pour « garantir la liberté d’expression » dans les universités et tempérer les effets de la « cancel culture » qui priverait de parole certains universitaires. Le projet de loi a pour but d'éviter que des universitaires ne perdent leur emploi pour avoir exprimé des positions controversées, mais aussi d'empêcher que les pressions étudiantes ne conduisent à l'annulation de certains orateurs invités à des conférences. Ces propositions ont été saluées par un groupe de chercheurs dans le quotidien conservateur The Times. Elles s'attirent néanmoins des accusations d'ingérence dans le fonctionnement des établissements. Parmi les événements qui ont été interrompus ou annulés en raison de l’opinion des intervenants, se trouvaient des conférences de Nigel Farage, de la journaliste de la BBC Jenni Murray ou encore du philosophe Roger Scruton[60].

Bibliographie

Notes et références

  1. (en-US) Ealasaid Munro, « Feminism: A Fourth Wave? », Political Insight, vol. 4, no 2, , p. 22–25 (ISSN 2041-9058 et 2041-9066, DOI 10.1111/2041-9066.12021, lire en ligne, consulté le ).
  2. (en) Sarah Hagi, « Cancel Culture Is Not Real—At Least Not in the Way People Think », sur Time, (consulté le ).
  3. (en) Danielle Butler, « The Misplaced Hysteria About a ‘Cancel Culture’ That Doesn’t Actually Exist », sur Very Smart Brothas, (consulté le ).
  4. « cancel culture », sur dictionary.cambridge.org (consulté le )
  5. (en) « Definition of CANCEL CULTURE », sur www.merriam-webster.com (consulté le )
  6. (en) « Definition of cancel culture | Dictionary.com », sur www.dictionary.com (consulté le )
  7. (en) « What It Means to Get 'Canceled' », sur www.merriam-webster.com (consulté le )
  8. (en) Anita Bright et James Gambrell, « Calling In, Not Calling Out: A Critical Race Framework for Nurturing Cross-Cultural Alliances in Teacher Candidates », Handbook of Research on Promoting Cross-Cultural Competence and Social Justice in Teacher Education, , p. 217–235 (DOI 10.4018/978-1-5225-0897-7.ch011, lire en ligne, consulté le ).
  9. Cécile de Kervasdoué, « Comment la « cancel culture » se développe tardivement en France », sur France Culture, (consulté le ).
  10. « Pourquoi la "cancel culture" n'est pas réellement nouvelle », sur Le HuffPost, (consulté le ).
  11. Public Works and Government Services Canada Government of Canada, « Cancel culture [1 record] - TERMIUM Plus® — Search - TERMIUM Plus® », sur www.btb.termiumplus.gc.ca, (consulté le )
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  13. « Pourquoi il faut boycotter la "cancel culture" », sur LExpress.fr, (consulté le )
  14. « culture du bannissement », Le Grand Dictionnaire terminologique, Office québécois de la langue française (consulté le ).
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  21. https://www.franceculture.fr/emissions/signes-des-temps/politique-identitaire-aux-etats-unis-du-racisme-a-la-cancel-culture
  22. https://www.lesechos.fr/weekend/cinema-series/cancel-culture-les-artistes-sous-surveillance-1257967
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  58. « J.K. Rowling est critiquée pour avoir défendu une personne condamnée pour transphobie », sur 20 Minutes, (consulté le ).
  59. Cécile Ducourtieux, « La Cancel Culture rattrape une journaliste britannique », Le Monde, (lire en ligne, consulté le ).
  60. Au Royaume-Uni, le gouvernement s’attaque à la «cancel culture» dans les universités, lefigaro.fr, 16 février 2021

Voir aussi

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