Métaphysique (Aristote)
La Métaphysique est un ensemble de quatorze livres écrits par Aristote et réunis après sa mort. Le titre Métaphysique n'est pas d'Aristote lui-même, mais a été donné par le bibliothécaire Andronicos de Rhodes, qui a rassemblé et organisé les livres.
Pour les articles homonymes, voir Métaphysique (homonymie).
La Métaphysique constitue un des sommets de la philosophie de l’Antiquité et eut une influence fondamentale sur toute la métaphysique et la philosophie postérieures. Aristote y développe notamment une science de l'être en tant qu'être, une ontologie et une théologie. Tandis que dans le Théétète[1] le propre de l'activité du philosophe est de s'étonner, et c'est là son principe et son origine, et que dans le Critias[2], Platon écrit que les hommes ont commencé à composer des mythologies et à s'intéresser au passé par des recherches, Aristote écrit dans le Livre A[3] que c'est par l'activité de l'étonnement que l'homme s'est mis à philosopher, de la même manière de tout temps.
La première publication de la Métaphysique
Les traités qui forment la Métaphysique, composés d'éléments hétérogènes, semblent n'avoir été constitués qu'après la mort du philosophe[4], comme l'indique l'opinion traditionnelle [Note 1]. Cette hypothèse est confortée par le témoignage d'Asclépios de Tralles[5] : « Le présent ouvrage n'a pas l'unité des autres écrits d'Aristote, et manque d'ordre et d'enchaînement. Il laisse à désirer sous le rapport de la continuité du discours ; on y trouve des passages empruntés à des traités sur d'autres matières ; souvent la même chose y est redite plusieurs fois. On allègue avec raison, pour justifier l'auteur, qu'après avoir écrit ce livre, il l'envoya à Eudème de Rhodes, son disciple, et que celui-ci ne crut pas qu'il fût à propos de livrer au public, dans l'état où elle était, une œuvre si importante ; cependant Eudème vint à mourir, et le livre souffrit en plusieurs endroits. Ceux qui vinrent ensuite, n'osant y ajouter de leur chef, puisèrent pour combler les lacunes, dans d'autres ouvrages, et raccordèrent le tout du mieux qu'ils purent. » Ainsi, les philosophes qui se sont occupés de l’édition des écrits posthumes d'Aristote ne disposèrent que d'un matériau incomplet et disparate. Le texte ne fut donc publié qu'après la mort d'Eudème, et il est vraisemblable que ce dernier l'avait corrigé, peut-être avec l'aide de ses condisciples selon Alexandre d'Aphrodise[6]. Ce point est un argument très fort en faveur de l'authenticité de la Métaphysique, et il montre en outre que ce texte était connu des disciples d'Aristote. La plupart des philologues déclarent cependant que le livre α et une partie du livre Κ ne sont pas de la main d'Aristote[7],[8]. Il n'y a pas de référence à la Métaphysique entre le temps de Théophraste et le siècle d'Auguste ; Cicéron ne parle jamais de cet ouvrage. Après le temps d'Andronicos de Rhodes, nous trouvons quelques commentateurs, dont Nicolas de Damas, le plus connu. Ce dernier semble avoir composé un traité sous le titre de Θεωρία τοῦ Ἀριστοτέλους μετὰ τὰ φυσικά / Theoria tou Aristotelous meta ta phusika, dont le titre fait apparaître cette expression qui allait devenir le nom du texte d'Aristote : Meta ta phusika. On a attribué ce titre à Andronicos de Rhodes, mais on le trouve dans un fragment de Théophraste sur la philosophie première ; il a donc peut-être été inventé par un disciple immédiat d'Aristote. Enfin, Diogène Laërce ne mentionne pas la Métaphysique dans son catalogue.
Le terme de métaphysique n'est jamais employé dans les quatorze livres publiés sous ce titre. Aristote emploie le terme de « philosophie première », science des causes premières, des premiers principes et de la finalité de tout ce-qui-est en tant qu'il est.
Les ouvrages regroupés sous le titre de Métaphysique par Andronikos de Rhodes (le premier éditeur des œuvres d'Aristote, qui a choisi ce nom parce qu'il avait placé ces livres après la Physique) sont au nombre de quatorze. Les 14 livres de la Métaphysique sont désignés par une lettre grecque, à laquelle on fait correspondre traditionnellement un numéro d'ordre, soit respectivement :
I, A (Alpha) ;
II, α (Petit alpha) ;
III, B (Bêta) ;
IV, Γ (Gamma) ;
V, Δ (Delta) ;
VI, E (Epsilon) ;
VII, Z (Zêta) ;
VIII, H (Êta) ;
IX, Θ (Thêta) ;
X, I (Iota) ;
XI, K (Kappa) ;
XII, Λ (Lambda) ;
XIII, M (Mu) ;
XIV, N (Nu).
Cet ordre des livres établi par les premiers éditeurs n'est qu'un compromis, comme l'a montré Werner Jaeger : « L'appendice du livre introductif, dit livre α, ne vient à la suite du livre Α que parce qu'ils ne savaient pas où ils pourraient bien le mettre, si ce n'est à cet endroit. C'est un reliquat de notes prises lors d'un cours par Pasiclès, neveu d'Eudème de Rhodes, qui fut disciple d'Aristote. Les livres A, B, Γ, vont ensemble ; le livre Δ était encore considéré comme un ouvrage indépendant à l'époque alexandrine, ce que nous apprend une tradition bibliographique bien établie. Le livre E est un court passage de transition conduisant à l'ensemble Z-H-Θ. Ces trois livres constituent un tout, mais leur liaison aux livres antérieurs semble problématique. Le livre I, qui examine les questions de l'être et de l'unité, est totalement indépendant ; et à partir de ce livre, toute liaison interne ou externe disparaît. Le livre K est simplement une autre version de B-Γ-E, à quoi s'ajoutent quelques extraits de la Physique, sans aucune relation à leur contexte. De la même manière, un passage de la Physique a été inséré dans le livre Δ. Le livre Λ est une leçon isolée, qui donne une vue générale de l'ensemble du système métaphysique, complète en elle-même, et ne manifestant aucune trace de liaison avec le reste. Les derniers livres, M et N, n'ont aucune relation avec ce qui précède, cela avait été remarqué dès l'Antiquité, ce qui avait conduit à les insérer, dans de nombreux manuscrits, avant les livres K et Λ, bien que la succession de pensées n'en soit pas pour autant plus plausible. Plus que tous les autres livres, ils sont liés aux deux premiers[9]. »
Analyse de l’œuvre
Livre A : quelle est la nature de la sagesse ?
Ce livre commence par une description de la genèse des connaissances humaines et en donne également une hiérarchie. Aristote se demande quelle est la science la plus haute et comment on peut la définir.
Tous les hommes désirent savoir
Pour Aristote, l'homme possède un désir naturel de connaissance :
- « Tous les hommes désirent par nature savoir (en grec ancien, τὸ εἰδέναι) ; l'amour des sensations en est le signe. En effet, celles-ci, en dehors de leur utilité, sont aimées pour elles-mêmes et plus que les autres, celles qui nous viennent par les yeux. Car ce n'est pas seulement pour agir mais aussi quand nous sommes sur le point de ne pas agir, que nous choisissons de voir, à l'encontre, pour ainsi dire de tout le reste. La cause en est que parmi les sensations la vue nous fait au plus haut point connaître et rend manifeste une foule de différences[10]. »
Par nature, tous les animaux sont doués de sensation ; mais la sensation ne suffit pas encore à produire une connaissance : en effet, remarque Aristote, la sensation engendre ou non la mémoire. Or les animaux doués de mémoire sont les plus intelligents et les plus aptes à apprendre. Cependant l'homme « vit d'art et de raisonnement ». Pour apprendre, il faut sentir, se souvenir mais l'homme a la capacité de tirer de ces simples images l'expérience et à partir d'une multitude de notions expérimentales se dégage un seul jugement universel à tous les cas semblables : c'est ce qui constitue l'art : « La science et l'art surviennent pour les hommes par l'intermédiaire de l'expérience »[11]. L'art suppose donc : l'aptitude à reconnaître des cas semblables et la capacité à appliquer à ces cas une règle universelle.
De l'expérience et de l'art, quel est le plus parfait ? Dans la vie pratique, l'expérience paraît supérieure à l'art, car elle est connaissance du particulier, de l'individuel: les sensations, fondement de la connaissance du particulier, ne sont pas la science et ne nous apprennent pas le pourquoi (διότι). L'art, lui, connaît l'universel et dépasse les choses individuelles, c'est à l'art qu'appartiennent le savoir et la faculté de comprendre : les hommes de l'art savent le pourquoi et la cause. Les plus sages sont sages non par l'habileté pratique, mais par la théorie (λόγος) et la connaissance des causes. C'est ce qui explique la supériorité de l'architecte sur le manœuvre.
Le signe de ce savoir, c'est qu'il peut être enseigné ; or, les hommes d'art peuvent enseigner. Cependant parmi les arts certains sont relatifs aux nécessités de la vie et d'autres proviennent du « loisir » qui est la connaissance recherchée pour elle-même, comme dans les mathématiques. Et par celles-ci apparaît la connaissance la plus haute, la sagesse, qui a pour objet les premières causes et les premiers principes de ce-qui-est ; aussi les sciences théorétiques sont-elles supérieures aux sciences pratiques.
De quelles causes et de quels principes la sagesse est-elle la science ?
Pour le découvrir, Aristote cherche d'abord les jugements portés sur le philosophe :
- Il possède la totalité du savoir, son savoir est universel ;
- il a la connaissance des choses difficiles, son savoir est pénétrant ;
- il a une connaissance précise des causes, son savoir est de qualité ;
- il sait mieux enseigner que les autres, son savoir est fécond ;
- sa seule fin est la sagesse pour elle-même supérieure aux autres sciences ;
- la sagesse étant première elle donne des lois et commande les autres sciences, son savoir est noble[12].
Ainsi la connaissance de toutes choses appartient à celui qui possède la science de l'universel, la sagesse. Mais c'est extrêmement difficile, car ces connaissances sont les plus éloignées des sens. Et ces connaissances des principes et causes sont amenées à considérer « ce en vue de quoi », le bien suprême cause finale de ce-qui-est :
- « La plus dominante des sciences et celle qui commande le plus à ce qui est subordonné est celle qui connait en vue de quoi chaque chose est accomplie; cela c'est le bien de chacun, et d'une manière générale, c'est le meilleur dans la nature entière. La sagesse doit donc être une connaissance théorétique des premiers principes et des premières causes ; et en effet, le bien, le "ce en vue de quoi" est l'une des causes »[13].
La philosophie doit donc être la science théorétique des premiers principes et des premières causes, et la fin est l'une de ces causes. Enfin, Aristote se demande d'où vient la philosophie. Il répond que c'est l'admiration et l'étonnement qui poussa les premiers penseurs aux spéculations philosophiques, quand ils virent leur ignorance et qu'ils voulurent y échapper. Car si l'on commence par l'étonnement, on finit par le repos du savoir. Cette science est aussi la seule qui soit libre, car elle est à elle-même sa propre fin.
Mais c'est une science difficile : la philosophie n'est-elle pas plus qu'humaine ? La nature humaine est souvent esclave et le dieu seul ou principalement peut être philosophe. Cette science est moins nécessaire que les autres, mais elle est la science des dieux.
Recherche de la cause chez les premiers philosophes
Nous connaissons une chose seulement quand nous pensons connaître sa première cause. Or, le mot cause a quatre sens (cf. Causalité aristotélicienne)[14] :
- la substance (οὐσία) formelle ou quiddité (τὸ τί ἦν εἶναι) : sa nature, son essence, sa forme ;
- la matière ou substrat (le sujet) ;
- le principe du mouvement ;
- le « ce en vue de quoi », ou le bien (la fin du mouvement).
Pour les premiers philosophes, il y a une nature première, une ou multiple, d'où le reste est engendré, mais elle demeure toujours. Ses éléments sont variables ; par exemple, l'eau, d'où viennent toutes choses, pour Thalès de Milet, et qui est donc leur principe. Autres principes : l'air, le feu, etc. ou encore des principes en nombre infini qui s'unissent et se séparent. Mais tout cela est insuffisant : pourquoi cela arrive-t-il et quelle en est la cause ? Le substrat en tant que substrat n'est pas la cause de ses propres changements : d'où vient alors le commencement du mouvement, quel est son principe ?
Les éléments sont ces principes du mouvement.
Mais cela n'engendre pas la nature des choses : d'où vient l'ordre, le beau dans les choses ? Pas du hasard : Anaxagore affirma qu'il y avait une Intelligence (noûs en grec) dans la nature, cause de l'ordre et de l'arrangement universel. C'est Hésiode qui le premier, à ce qu'il semble, trouva des causes du mouvement et de l'ordre (l'Amour, comme Parménide). Mais comme le mal et le laid l'emportent dans la nature, on trouve l'Amour et la Haine chez Empédocle, peut-être même le Bien et le Mal comme principes. Quant à Leucippe et Démocrite, ils affirment que les différences de l'être viennent de la configuration, de l'arrangement et de la tournure des atomes.
Les pythagoriciens se consacrèrent aux mathématiques. Pour eux, les principes des mathématiques étaient les principes de tous les êtres. Le nombre et la matière constituent des modifications des états des êtres ; mais le nombre est lui-même constitué d'éléments contraires (limite, illimité, etc.) : les contraires sont les principes des êtres.
Les Idées : Les choses sensibles sont dans un flux perpétuel et ne peuvent être l'objet de science. Platon reprit les recherches de Socrate sur l'universel et la définition, mais pensa qu'il existait des réalités d'un autre ordre que les êtres sensibles.
Livre B : les apories
Le livre B a été écrit à la même époque que le livre A, dans les années qui ont suivi immédiatement le décès de Platon, mort en 348-347 av. J.-C. Aristote, qui utilise la première personne du pluriel « nous », indique par là qu’il est lui-même un platonicien[15]. Le livre développe les problèmes liés à la nouvelle science de la métaphysique qu’Aristote propose à grands traits, celle qu’il appelle « la science que nous recherchons » : ce livre des problèmes part directement de la question fondamentale de Platon, c’est-à-dire la réalité du monde suprasensible. La tâche de la métaphysique est formulée en termes platoniciens : les réalités transcendantes, dont nous croyons qu’elles existent séparées des phénomènes sensibles, comme les Idées ou les objets de la pensée mathématique, existent-elles vraiment ? Et si elles n’existent pas, pouvons-nous affirmer, en plus et au-dessus des choses sensibles (en grec, αἰσθητὴ οὐσία), l’existence d’un autre genre de réalité suprasensible quelconque ? La toute première phrase va droit à la question centrale de la transcendance et les problèmes qui suivent se développent à partir de là comme le tronc et les branches d’un arbre à partir de ses racines[16]. Dans ce livre, Aristote analyse une série d'apories qui prennent la forme de questions :
- l'étude des causes appartient-elle à une seule science ?
- la science des premiers principes de la substance est-elle aussi la science des principes généraux de la démonstration ?
- y a-t-il une seule science pour toutes les substances ?
- n'y a-t-il que des substances sensibles ?
- quelle est la science des attributs essentiels des substances ?
- les principes et les éléments sont-ils les genres ou les parties intrinsèques ?
- ou les genres les plus rapprochés des individus ou les plus élevés ?
- en dehors de la matière, y a-t-il quelque chose qui soit cause en soi ?
- les principes sont-ils limités numériquement ou spécifiquement ?
- les principes des êtres corruptibles et incorruptibles sont-ils les mêmes ?
- l'Un et l'Être sont-ils des universels ou semblables à des objets individuels ?
- sont-ils en puissance ou en acte ?
- les êtres mathématiques sont-ils des substances, et sont-ils séparés ou immanents ?
Livre Γ
On divise généralement ce livre en deux parties.
1. Aristote cherche donc la science qui étudie l'Être en tant qu'être et ses attributs essentiels. Les autres sciences découpent une certaine partie de l'être et en étudiant l'attribut essentiel. Mais ce qui est cherché, ce sont les principes premiers et les causes les plus élevées.
2. Il y a plusieurs acceptions de l'être, mais par rapport à un principe unique, à une nature unique : il y a donc une seule science pour étudier les êtres en tant qu'êtres.
Pour chaque genre, il n'y a qu'une seule science. L'être d'une chose ne se sépare pas de son unité et inversement. L'Un n'est rien d'autre en dehors de l'Être : autant il y a d'espèces de l'Un, autant il y a d'espèces de l'Être. Une même science étudiera donc l'identique et le semblable, par exemple les espèces de l'Un et leurs opposés.
Il y aura autant de parties de la philosophie qu'il y a de substances : donc une philosophie première, une philosophie seconde.
La science des opposés est une : le multiple s'oppose à l'Un. Il y aura donc aussi une même science pour l'autre, le dissemblable, l'inégal, etc., et les modes comme la contrariété, l'altérité, etc. Une seule science se doit de donner la raison de ces notions.
La dialectique est préparation critique, la philosophie fait connaître positivement.
3. Qu'en est-il de l'étude des axiomes ? Les axiomes embrassent tous les êtres. Tous les hommes se servent des axiomes, mais dans la mesure qui leur convient. Ils relèvent de l'étude de la connaissance de l'Être en tant qu'Être : ce sont les conditions de la vérité des propositions, donc c'est une propédeutique de la science. Le philosophe doit donc aussi étudier les principes du raisonnement syllogistique.
Le principe le plus certain de tous, le mieux connu est :
- « Il est impossible que le même attribut appartienne et n'appartienne pas en même temps au même sujet et sous le même rapport ». On ne peut le concevoir, le penser véritablement même si on peut l'énoncer ; c'est une loi de la pensée, nommée principe de non contradiction.
Livre Δ
Ce livre est une analyse d'une trentaine de concepts, entre autres celui de principe, en grec, ἀρχή / arkhè ; ce concept désigne :
- le point de départ du mouvement d'une chose ;
- le meilleur point de départ pour chaque chose ;
- l’élément premier et immanent de la génération ;
- la cause primitive et non immanente de la génération, du point de départ naturel du mouvement ou du changement ;
- l'être dont la volonté réfléchie (προαίρεσις / proairesis) meut ce qui se meut et fait changer ce qui change ;
- le point de départ de la connaissance d'une chose est aussi nommé le principe de cette chose.
Toutes les causes sont des principes. Le caractère commun de tous les principes, c'est d'être la source d'où l'être, la génération ou la connaissance dérivent. Parmi ces principes, les uns sont immanents, les autres extérieurs. La matière d'une chose, l'élément, la pensée, le choix, la substance, la cause finale sont des principes.
Livre E
1. Ce livre procède tout d'abord à des distinctions entre les différentes sciences suivant ces critères :
- L'objet de la recherche porte sur les principes et les causes des êtres, mais seulement en tant qu'êtres, non comme objets déterminés.
- Il faut également tenir compte du mode d'être de la quiddité et de sa définition : distinguer ce qui est engagé dans la matière et ce qui est indépendant de la matière sensible.
Aristote distingue alors trois sciences théorétiques : la physique est la science d'un genre déterminé : elle est la science de cette substance qui possède en elle-même le principe de son mouvement et de son repos. C'est une science théorétique de la substance formelle, mais non séparée de la matière. La science mathématique est également une science théorétique, qui étudie ce qui est immobile mais engagé dans la matière. Il y a enfin la connaissance d'un être éternel, immobile et qui existe pour soi de manière séparée (Livre E, 1, 1026 a 13) ; cette connaissance est théorétique et antérieure « aux choses sensibles du monde des phénomènes », à la physique et aux mathématiques. Or, seule une réalité suprasensible et transcendante réunit ces deux propriétés, être immobile et exister réellement d'une manière indépendante (χωριστά). « La tâche de cette science sera de considérer l’être en tant que tel et le concept et les qualités qui lui reviennent en tant qu’être. » On pourrait penser qu’Aristote pense au moteur immobile. Mais il dit dès la phrase suivante que les principes dont il parle sont les causes des choses visibles divines, αἴτια τοῖς φανεροῖς τῶν θείων. « Il est évident que si le divin est présent quelque part, il est présent en de telles choses, et la science la plus élevée doit avoir pour objet le genre le plus élevé, c’est-à-dire ce qui est divin » (Livre E, 1, 1026 a 19). Aristote donne alors à cette science, la métaphysique, le nom de théologie, θεολογική[17].
S'il n'y avait que ce qui est constitué par la nature, la physique serait la science première ; mais la métaphysique étudie la première espèce de l'être, fondement de tous les autres êtres, et il s'agit donc d'une science universelle. Elle étudie l'être en tant qu'être, ὂν ᾗ ὄν, son essence et ses attributs en tant qu'être.
2. Aristote analyse ensuite les différents sens de l'être :
- l'être par accident ;
- l'être comme vrai ;
- les catégories ;
- l'être en puissance et l'être en acte.
Le premier sens de l'être ne fait pas l'objet d'une science ni d'aucune spéculation : l'accident n'a en effet qu'une existence nominale, car il est voisin du non-être. Il n'y a pas de processus de génération et de corruption pour les êtres par accident.
Parmi les êtres, certains sont nécessaires, d'autres sont le plus souvent. Ce qui n'est ni nécessaire ni le plus souvent, c'est l'accident.
Les accidents ne relèvent d'aucun art, d'aucune puissance déterminée, car les causes de l'accident sont accidentelles. Mais la science a pour objet ce qui est nécessaire ou le plus souvent. Sans cela, on ne peut ni apprendre ni enseigner.
Livre Z
L'être se prend en de multiples sens : ce qu'est la chose, la substance ; un prédicat, entre autres.
Mais l'être, au sens premier, est le ce qu'est la chose, notion qui exprime la substance. Les autres choses ne sont des êtres que parce qu'elles sont quelques déterminations de l'être (quantité, qualité, etc.). Il y a, sous chacune d'elles, un sujet réel et déterminé : la substance et l'individu qui se manifeste dans une catégorie, ce sans quoi les autres catégories n'existent pas. Ainsi, l'être absolument parlant, c'est la substance.
Le sujet individuel (tode ti), c'est ici la substance première des Catégories, c'est ce qui est en puissance à toutes les déterminations. Il est donc radicalement indéterminé. L'ousia, traduit par substance, s'induit à partir des substances premières et secondes. Ce ne peut pas être le sujet comme on l'a vu précédemment, mais c'est le principe selon la forme, et source de toutes les déterminations.
La substance est absolument première, logiquement, dans l'ordre de la connaissance et selon le temps. En effet, seule la substance existe séparée ; logiquement, dans la définition de chaque être est nécessairement contenue celle de sa substance. Enfin, nous croyons connaître le plus parfaitement une chose quand nous connaissons ce qu'elle est, ce qu'est l'homme par exemple, plutôt que ses qualités. Pour Aristote, l'objet éternel de toutes les recherches, présentes et passées, le problème toujours en suspens : qu'est-ce que l'être ? Revient-il à : qu'est-ce que la substance ? C'est de la substance en effet que les uns affirment l'unité, les autres la pluralité (limitée en nombre ou infinie). L'objet unique de notre étude doit être la nature de l'Être pris en ce sens.
Notes et références
Notes
- Pour la thèse opposée, c'est-à-dire une publication des écrits acroamatiques du vivant d'Aristote, voir Aulu-Gelle, Nuits Attiques, XX, V ; Plutarque, Vie d'Alexandre.
Références
- Théétète, 155 d.
- 110 a.
- 982-983.
- Werner Jaeger 1997, p. 167.
- Silvia Fazzo, « Le récit ancien sur l’assemblage de la Métaphysique d’Aristote: sa reception, ses implications, ses origines”, », Aevum, , vol 92., p. 163-177
- Sur la Métaphysique, VII.
- Jaulin, Annick, Aristote. La métaphysique, Presses Universitaires de France, , p. 5 (note 1)
- Myriam Hecquet-Devienne, « L'authenticité De Métaphysique Alpha (Meizon Ou Elatton) D'Aristote, Un Faux Problème ? Une Confirmation Codicologique. », Phronesis, vol. 50, , p. 129–149
- Werner Jaeger 1997, p. 168-169.
- Métaphysique, A, 1, 980 a 21-27.
- Ibid., 981 a 3.
- ibid, 982 a 8-19.
- ibid, 2, 982 b 4-10.
- Ibid, 3, 983 a 26-33, Physique, II, 3, 194 b 16 sq.
- Werner Jaeger 1997, p. 200.
- Werner Jaeger 1997, p. 197-198.
- Werner Jaeger 1997, p. 220.
Éditions du texte
- Christian August Brandis, Aristotelis et Theophrasti Metaphysica, Berlin, 1823. Lire en ligne
- Immanuel Bekker, Aristotelis opera, t. II, p. 980-1093, Berlin, 1831.
- (de) Albert Schwegler, Die Metaphysik des Aristoteles, Tübingen, 1847. Lire en ligne
- Hermann Bonitz, Metaphysica, Bonn, 1848 (2 vol.). (Le premier volume donne l'établissement du texte grec Lire en ligne. Le second volume, Commentarius in Metaphysica Aristotelis, constitue un commentaire du premier Lire en ligne. Un fac-similé de cet ouvrage est aujourd'hui disponible chez Georg Olms.)
- Aristotelis omnia opera graece et latine, Paris, 1948-1974.
- (de) Wilhelm Christ (de), Aritoteles Metaphysik, Leipzig, 1885. (Cette édition est aujourd'hui disponible dans la « Philosophische Bibliothek » chez Felix Meiner, avec un commentaire de Horst Seidl et la traduction de Hermann Bonitz en vis-à-vis.)
- (en) William David Ross, Aristotle Metaphysics, Oxford, 1924 (2 vol.). (Édition comprenant un commentaire très précis.)
- Werner Jaeger, Aristotelis Metaphysica, Oxford, « Oxford Classical Texts », 1963. (Conformément aux règles de la collection, cette édition est précédée d'une préface en latin.)
Traductions françaises
Traductions intégrales
- La Métaphysique d'Aristote, traduite en français pour la première fois, accompagnée d'une introduction, d'éclaircissements historiques et critiques, et de notes philologiques par Alexis Pierron et Charles Zévort, Paris, 1840 (2 vol.).
- La Métaphysique, traduite par Jules Barthélemy-Saint-Hilaire, Paris, 1878-1879 (3 vol.). Cette traduction a été rééditée chez Pocket dans la collection Agora en 1990, dans une version revue par Paul Mathias, avec une introduction et un dossier de Jean-Louis Poirier.
- La Métaphysique, traduction et commentaire par Jules Tricot, Paris, Vrin, coll. Bibliothèque des textes philosophiques 1933 (2 vol.). Une version entièrement revue reparut en 1962. Aujourd'hui, la première version est éditée au format de poche (2 vol.), tandis que la seconde version, dont le commentaire est largement plus développé, reste éditée en grand format (2 vol.)
- Métaphysique, traduite par Bernard Sichère, (2 vol.), Livres A à E, Paris, Pocket, coll. Agora, 2007, (ISBN 978-2266154741), Livres Z à N, Paris, Pocket, coll. Agora, 2010 (ISBN 9782266192903).
- Métaphysique, présentation et traduction par Marie-Paule Duminil et Annick Jaulin, Paris, Flammarion, coll. Garnier-Flammarion, 2008.
- Les Métaphysiques, traduction analytique par André de Muralt, Paris, Les Belles Lettres, coll. Sagesses médiévales, 2010, (ISBN 978-2-251-18104-2). Ne contient que les livres Γ, Ζ, Θ, I et Λ. Prix Victor Delbos 2010
- Métaphysique, texte traduit par Christian Rutten et Annick Stevens, présenté et annoté par Annick Stevens, dans: Aristote, Œuvres, tome I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2014 (ISBN 978-2-07-011359-0).
Livre Alpha
- Victor Cousin, De la métaphysique d'Aristote. Rapport sur le concours ouvert par l'académie des sciences morales et politiques suivi d'un Essai de traduction du premier livre de la Métaphysique, Paris, 1835. La seconde édition de cet ouvrage comportera en outre une traduction du livre Lambda (voir plus bas).
- Aristote : La Métaphysique. Livre premier, traduction et commentaire par Gaston Colle, Louvain, Édition de l'institut supérieur de philosophie, « Aristote : traductions et études », 1912.
- Aristote : Le Livre Alpha de la Métaphysique, traduit du grec ancien et postfacé par Jacques Follon, Paris, Mille et une nuits, « Petite collection », 2002.
Livres petit Alpha et Bêta
- Aristote : La Métaphysique. Livres II et III, traduction et commentaire par Gaston Colle, Louvain, Édition de l'institut supérieur de philosophie, « Aristote : traductions et études », 1922.
Livre Gamma
- Aristote: La Métaphysique. Livre quatrième, traduction et commentaire par Gaston Colle, Louvain, Édition de l'institut supérieur de philosophie, « Aristote : traductions et études », 1931.
- La Décision du sens. Le Livre Gamma de la Métaphysique d'Aristote, introduction, texte, traduction et commentaire par Barbara Cassin et Michel Narcy, Paris, Vrin, « Histoire des doctrines de l'Antiquité classique », 1989.
- Aristote : Métaphysique Gamma: Édition, traduction, études, introduction, texte grec et traduction par Myriam Hecquet-Devienne, onze études réunies par Annick Stevens, Louvain, Édition de l'institut supérieur de philosophie, « Aristote : traductions et études », 2008.
Livre Delta
- Livre des acceptions multiples, traduction et commentaire par Marcel-Jacques Dubois, Saint-Maur, Parole et silence, « Sagesses et cultures », 1998.
- Aristote, Métaphysique Delta, Introduction, traduction et commentaire par Richard Bodéüs et Annick Stevens, Paris, Vrin, 2014 (ISBN 978-2-7116-2496-6).
Livre Lambda
- Victor Cousin, De la métaphysique d'Aristote. Rapport sur le concours ouvert par l'académie des sciences morales et politiques suivi d'un Essai de traduction du premier et du douzième livres de la Métaphysique, Paris, 1838.
- Thomas De Koninck, Aristote, l’intelligence et Dieu, Paris, PUF, coll. « Chaire Étienne Gilson », , 208 p. (ISBN 978-2-13-057038-7).
Livres Mu et Nu
- Michel Crubellier, Les livres M et N de la Métaphysique d'Aristote, Lille, Atelier national de reproduction des thèses, 1998.
Bibliographie
- (en) S. Marc Cohen, « Aristotle's Metaphysics », dans Edward N. Zalta, The Stanford Encyclopedia of Philosophy, Metaphysics Research Lab. Stanford University, (lire en ligne)
- Pierre Destrée, « Théologies et mystiques de la Grèce hellénistique et de la fin de l'Antiquité », École Pratique des Hautes Études, Section des sciences religieuses, Annuaire, t. 108, 1999-2000, p. 263-271 (lire en ligne, consulté le ).
- Lambros Couloubaritsis, « Considérations sur la notion de τὸ τί ἦν εἶναι », L’Antiquité classique, vol. 50, nos 1-2, , p. 148-157 (lire en ligne, consulté le )
- Lambros Couloubaritsis, « Le statut de l’Un dans la Métaphysique », Revue philosophique de Louvain, t. 90 Quatrième série, no 88, , p. 497-522 (lire en ligne, consulté le )
- Bernard Sichère, Aristote au soleil de l’être, Paris, CNRS éditions, , 152 p. (ISBN 978-2-271-09426-1)
- Werner Jaeger (trad. Olivier Sedeyn), Aristote : Fondements pour une histoire de son évolution, L’Éclat, (1re éd. 1923), 512 p., p. 165 à 234 : « chap. VII : La Première Métaphysique » ; chap. VIII : L’évolution de la Métaphysique ».
- « Métaphysique », dans Aristote, Œuvres complètes (trad. Marie-Paule Duminil, Annick Jaulin, Pierre Pellegrin), Éditions Flammarion, , 2923 p. (ISBN 978-2081273160).
- Thomas d'Aquin, Commentaire de la métaphysique d'Aristote.
- Félix Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d'Aristote, T. I, 1837.
- Octave Hamelin, Le système d'Aristote, 1920.
- Paul Moraux, Les listes anciennes des ouvrages d'Aristote, Louvain, 1951.
- Pierre Aubenque, Le problème de l'être chez Aristote, 1re édition, Paris, 1962.
- José Mena Lorité, Pourquoi la métaphysique ? La voie de la Sagesse selon Aristote, Paris, 1977.
- M.-D. Philippe, Introduction à la philosophie d'Aristote, 2e Éd, 1991.
- Annick Jaulin, Aristote. La Métaphysique, Paris, PUF, coll. Philosophie, 1999.
- Annick Stevens, L'ontologie d'Aristote au carrefour du logique et du réel, Paris, Vrin, Bibliothèque d'histoire de la philosophie, 2000.
Articles connexes
- Catégories (Aristote)
- De l'interprétation
- Entéléchie
- Théorie aristotélicienne de la causalité
- Substance (Aristote)
- Jacques de Venise
- Aristote au mont Saint-Michel
- Portail de la philosophie antique
- Portail de la philosophie
- Portail de la Grèce antique