Dieu est mort (Friedrich Nietzsche)

« Dieu est mort » (en allemand : Gott ist tot.) est une citation connue de Friedrich Nietzsche. Cette phrase apparaît pour la première fois sous sa plume dans Le Gai Savoir, aux aphorismes 108 (« Luttes nouvelles ») et 125 (« L'insensé »), et une troisième fois dans l'aphorisme 343 (« Notre gaieté »). Cet apophtegme se trouve aussi dans Ainsi parlait Zarathoustra et c'est surtout à cet ouvrage qu'on doit la popularité de l'expression. La citation complète de L'Insensé est la suivante :

« Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c'est nous qui l'avons tué ! Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu'à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau. — Qui nous lavera de ce sang ? Avec quelle eau pourrions-nous nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d'inventer ? La grandeur de cet acte n'est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux simplement — ne fût-ce que pour paraître dignes d'eux ? »

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 Le Gai Savoir, Livre troisième, 125.

Contexte

La théorie nietzschéenne de la mort de Dieu s'inscrit à la fin du XIXe siècle, à la suite de la révolution industrielle, donc après que les humains eurent considérablement transformé leurs milieux de vie (urbanisation massive, prolifération des machines, bureaucratie, etc.). Marqués par les théories de Saint-Simon, Comte et Renan, beaucoup célèbrent "le progrès". Or Nietzsche lui-même critique l'idée de progrès, la qualifiant d'idée fausse :

« L’humanité ne représente nullement une évolution vers le mieux, vers quelque chose de plus fort, de plus élevé au sens où on le croit aujourd’hui. Le progrès n’est qu’une idée moderne, c’est-à-dire une idée fausse. L’Européen d’aujourd’hui reste, en valeur, bien au-dessous de l’Européen de la Renaissance ; le fait de poursuivre son évolution n’a absolument pas comme conséquence nécessaire l’élévation, l’accroissement, le renforcement. »

 L'Antéchrist. Trad. Jean-Jacques Pauvert, 1967, p.79

La formule « Dieu est mort » peut donc être comprise non seulement comme un constat de la déchristianisation, partagé dès le début du siècle (notamment par des ecclésiastiques), mais aussi comme une critique de la religiosité[1].

Signification

Nietzsche reconnaît la crise que la mort de Dieu représente pour les considérations morales établies (dévalorisation des valeurs supérieures).

« En renonçant à la foi chrétienne, on se dépouille du droit à la morale chrétienne. Celle-ci ne va absolument pas de soi (…). Le christianisme est un système, une vision des choses totale et où tout se tient. Si l'on en soustrait un concept fondamental, la foi en Dieu, on brise également le tout du même coup : il ne vous reste plus rien qui ait de la nécessité. »

 Le Crépuscule des idoles, Incursions d'un inactuel, §5.

C'est pourquoi dans l'aphorisme 125, l'insensé s'adresse non pas à des croyants mais plutôt à des athées — après la mort de Dieu (un événement consommé : Dieu est mort) le problème est de contrecarrer le nihilisme, i.e. la perte du sens et des valeurs en l'absence d'un ordre divin.

Nietzsche pensait que la majorité des hommes ne voient pas (ou refusent simplement d'admettre) cette « mort de Dieu », et ce à cause de l'anxiété qui en découle. La Mort de Dieu commençant à devenir largement reconnue, le désespoir croît et le nihilisme gagne du terrain, accompagné de la croyance en une volonté humaine comme loi en tant que telle — tout est permis si votre volonté le demande. Ceci est en partie la raison qui a mené Nietzsche à comprendre le christianisme comme nihiliste. Pour Nietzsche, le nihilisme est la conséquence de n'importe quel système philosophique idéaliste, car tous les idéalismes souffrent de la même faiblesse que la morale chrétienne — on n'y retrouve aucune fondation sur laquelle bâtir. Il se décrit donc comme un « "homme souterrain" en plein travail, qui creuse tunnels et galeries et qui sape »[2].

Autres interprétations

« Tant d'aurores n'ont pas encore lui. »

 Cité dans Aurore.

Si Nietzsche a mis ces paroles dans la bouche d'un fou, ce n'est pas parce qu'il ne croit pas lui-même à ce qu'il écrit, mais c'est plutôt parce qu'il est dans le destin de ce personnage de n'être pas cru, et d'être considéré comme fou par la foule. En ce sens, l'insensé du § 125 est semblable à Zarathoustra. Néanmoins, il en diffère en ceci qu'il n'est qu'un annonciateur, un témoin. Il n'est pas un créateur de valeurs nouvelles. En l'absence de Dieu, il sent « le souffle du vide ». Il fait pour lui « de plus en plus froid » et « de plus en plus nuit ». La mort de Dieu le rend fou. Il est désorienté. Il est fou de culpabilité également : « qui nous lavera de ce sang ? » Frustré de n'être pas compris, incapable et de se faire comprendre et d'être compris, le fou casse sa lanterne sur la terre, gémissant qu'il est venu trop tôt : les gens ne peuvent pas encore voir qu'ils ont tué Dieu. Il continue pour dire :

« Cet événement prodigieux n'a pas encore fait son chemin jusqu'aux oreilles des hommes. La foudre et le tonnerre ont besoin de temps, la lumière a besoin de temps, la lumière des étoiles a besoin de temps, les actions, même une fois posées, ont aussi besoin de temps avant d'être vues et entendues. »

 Le gai savoir §125

Certaines traductions de cet aphorisme donnent au personnage la qualification de « forcené », et non plus d'« insensé ». Cette traduction peut être considérée comme plus proche du texte et de l'idéologie de l'auteur : car en latin le « fors-sene », c'est celui qui vient « après la vieillesse », c'est celui qui ne peut être compris car il amorce la révolution, l'inversion des valeurs. Car même si « Dieu est mort », de nombreux hommes ne peuvent encore y croire, et ceux qui s'en rendent compte ne peuvent admettre de placer autre chose dans « la place vide qui demeure au Ciel ». Cependant, il est plus probable que Nietzsche fasse ici référence directement au psaume 14 de la Bible, renversant alors l'annonce (« L'insensé a dit en son cœur : il n'y a point de Dieu »).

Il fait cependant également parler ainsi son protagoniste dans l'ouverture de Ainsi parlait Zarathoustra. Après avoir rendu visite à un ermite qui, chaque jour, chante des chansons et vit pour améliorer son dieu, Zarathoustra demande :

« “Et que fait le saint en forêt ?” Le saint répondit : “Je fais des chansons et je les chante, et tout en composant mes chansons, je ris, je pleure et je grommelle, c'est ma façon de louer Dieu. Chantant, pleurant, riant et grommelant, je loue ce Dieu qui est mon Dieu.” (…) Quand Zarathoustra eut entendu ces paroles, il prit congé du saint (…). Mais une fois que Zarathoustra fut seul, il se dit en son cœur : “Serait-ce possible ! Ce vieux saint dans sa forêt n'a pas encore entendu dire que Dieu est mort !” »

 Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue de Zarathoustra, 2.

Patrick Wotling définit Dieu comme un « ensemble de régulations organisatrices du vivant ». La mort de Dieu est ainsi la mort d'un type de régulations qui a corporellement prévalu jusqu'à présent. Il s'agit d'incorporer un type nouveau de régulations, et ce à des fins de volonté de puissance. L'éthique nietzschéenne inscrite en ce type de régulations nouveau peut être définie comme le devoir d'effort pour vivre chaque moment de manière à vouloir le revivre éternellement. La mort de Dieu est ainsi la mort d'un type d'élevage du corps.

Origines de la mort de Dieu

Avant que la phrase n'apparaisse chez Nietzsche, elle figure chez Gérard de Nerval sous la forme d'une exclamation, en exergue de son poème Le Christ aux oliviers (dans Les Filles du feu, 1854), librement adaptée et traduite d'un discours de Jean Paul[3]. Par ailleurs, Victor Hugo rapporte dans Les Misérables (1862) l'assertion « Dieu est peut-être mort » telle qu'elle aurait été prononcée, au cours d'un dîner chez lui, par le même Gérard de Nerval ; il répond que c'est selon lui « confondre le progrès avec Dieu et prendre l'interruption du mouvement pour la mort de l'être »[4],[5],[6].

Les réflexions de Hegel, puis de Heine qui avait suivi les cours de Hegel, montrent que loin d'être novateur, Nietzsche suit une route qui lui a été tracée par d'autres[7].

Cette formule de Nietzsche en rappelle d’autres : Plutarque : « Annoncez que le grand Pan est mort […] Thamus : le grand Pan est mort. » (Traité de la cessation des oracles, 419c) Pascal : « La nature est telle, qu’elle marque partout un Dieu perdu, et dans l’homme, et hors de l’homme, et une nature corrompue. » (Pensées, B 333) Hegel : « Le sentiment que Dieu lui-même est mort » (Foi et savoir, Conclusion) Max Stirner : « L’Homme n’a tué Dieu que pour devenir maintenant le seul dieu dans le plus haut des cieux. » (L'Unique et sa propriété, II, Je)

On peut aussi trouver chez le poète Heinrich Heine, que Nietzsche admirait, l'origine de cette expression, puisque Heine évoquait dans un de ses textes, Histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne, un « Dieu mourant ».

La mort de Dieu chez d'autres auteurs

C'est donc en 1882 qu'on trouve pour la première fois sous la plume de Nietzsche l'expression « la mort de Dieu ». D'autres auteurs après lui ont abordé cette thématique. Ainsi dans son livre majeur Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Émile Durkheim (1858-1917), sociologue français, parle, trente ans après Nietzsche, de la mort des dieux. Dans la conclusion, il écrit :

« Les anciens dieux vieillissent ou meurent, et d’autres ne sont pas nés[8]. »

Avec cette phrase, Durkheim fait référence à la crise morale que traverse la culture occidentale, la même crise à laquelle Nietzsche fait allusion. Il s'agit en effet de la chute du christianisme comme religion de l'occident et de la chute de la morale, la métaphysique, et les normes chrétiennes. Cette situation expose la société à un sentiment plus aigu d'anomie, ou de nihilisme, dans lequel « les règles traditionnelles ont perdu leur autorité »[9].

Dans Les Mots et les choses, Michel Foucault reprend l'idée nietzschéenne de la mort de Dieu et l'utilise pour parler de la mort de l'homme :

« Plus que la mort de Dieu, ou plutôt dans le sillage de cette mort selon une corrélation profonde avec elle, ce qu'annonce la pensée de Nietzsche, c'est la fin de son meurtrier ; c'est l'éclatement du visage de l'homme dans le rire, et le retour des masques, c'est la dispersion de la profonde coulée du temps par laquelle il se sentait porté et dont il soupçonnait la pression dans l'être même des choses ; c'est l'identité du Retour du Même et de l'absolue dispersion de l'homme[10] »

Il s'agit ici de la mort de la subjectivité humaine, ou bien de la mort de l'ego cartésien qui conceptualise l'individu dans un état pur et parfaitement autonome, un être parfaitement connaissable qui puisse être étudié scientifiquement.

Notes et références

  1. Isabelle Wienand, Significations de la Mort de Dieu chez Nietzsche, de « Humain, trop humain » à « Ainsi parlait Zarathoustra », Peter Lang, 2006
  2. trans. Hollingdale; Daybreak, Preface, sect. 1.
  3. Pierre Campion, « Le moment de Nerval », dans Pierre Campion, Nerval : une crise dans la pensée, Presses universitaires de Rennes, (ISBN 2-86847-364-4, lire en ligne), p. 69-90.
  4. Victor Hugo, Les Misérables, Paris, La Pléiade, , p.1260 p. (lire en ligne), p. Vème partie, livre I, ch 20
  5. Claude Roy, Les Soleils du Romantisme, Gallimard, coll. « Idées » (lire en ligne).
  6. Laure Murat, La Maison du Docteur Blanche, Paris, Lattès, , 424 pages p. (ISBN 978-2-7096-2088-8), p.73
  7. Bernard de Castéra, La Révolte est-elle juste ?, Paris, Mame Edifa, , 172 pages p. (ISBN 978-2-916350-34-9), IIe partie, ch 2, p.64.
  8. Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, (5e édition, 2003. p. 610-611.
  9. Durkheim, Émile. Le Suicide, Paris, PUF, 1897, p. 281.
  10. Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 396-397.

Voir aussi

Bibliographie

  • Isabelle Wienand, Significations de la Mort de Dieu chez Nietzsche, de "Humain, trop humain" à "Ainsi parlait Zarathoustra", Peter Lang, 2006

Articles connexes

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