Pensées

Les Pensées de Blaise Pascal, mélange de ses réflexions et notes de lecture, sont rassemblées à partir du classement effectué dans des papiers retrouvés après sa mort. Cette œuvre posthume est principalement une apologie, c'est-à-dire une défense de la foi et de la religion chrétienne contre les sceptiques et les libres penseurs.

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Le projet apologétique de Pascal montre que l'Homme, dans son orgueil et son amas de concupiscence, ne peut trouver la paix intérieure et le véritable bonheur qu'en Dieu. Selon lui, c'est la relation brisée entre l'Homme et son Créateur qui produit chez l'humain l'insatisfaction constante de la vie qu'il mène et le désir d'oublier, par le « divertissement », qu'il est mortel et a besoin de la Grâce. Pascal soutient que l'Homme est à la fois misère et grandeur, rien et tout, limité bien qu'aspirant à l'infini. Sa capacité de penser, son désir de l'illimité et sa quête insatiable de bonheur sont la trace laissée par Dieu dans son esprit qu'il a créé pour le connaître et l'aimer.[pas clair]

Genèse du texte

Une légende[1] veut que cette œuvre ait pour point de départ le « miracle de la Sainte Épine » survenu le à Port-Royal des Champs, la nièce de Pascal, Marguerite Périer, étant miraculeusement guérie par l'application sur une fistule lacrymale d'une épine de la couronne du Christ, ce qui déclencha un courant de sympathie en faveur de Port-Royal et convainquit Pascal de composer ses réflexions sur la religion chrétienne. Publiée en 1669, l'œuvre réunit des notes que son auteur destinait à l'élaboration d'une Apologie de la religion chrétienne[2], ainsi que d'autres textes dont le rôle vis-à-vis de l'Apologie n'est pas toujours certain. Pascal laissait en effet à sa mort un millier de fragments peu aisés à déchiffrer. Ces reliques furent aussitôt copiées, et il nous reste aujourd'hui deux Copies et le Recueil autographe des fragments constitué par un neveu de Pascal en 1711.

Un comité de parents et d'amis se réunit qui, après de nombreuses discussions, mit au point l'édition dite de Port-Royal (1669). Ces Pensées sur la religion et sur quelques autres sujets ne comprenaient, cependant, que les fragments les plus clairs, groupés dans un ordre logique et quelquefois récrits. On ne voulait ni heurter une mentalité classique sensible au fini esthétique, ni rallumer les controverses religieuses. Diverses éditions se succédèrent ensuite : Condorcet (1776), Bossut (1779), Faugère (1844), Havet (1852), Guthlin (1896), etc. jusqu'à la célèbre édition Brunschvicg (1897), qui répartit en quatorze sections, selon un ordre logique et thématique, l'ensemble des fragments. Mais à partir de 1935, plusieurs érudits réalisèrent que les Copies reflétaient un classement effectué par Pascal lui-même. Loin d'avoir laissé ses papiers dans le désordre où ils se trouvent dans le Recueil original (à la suite de diverses manipulations), Pascal avait classé la majorité de ses Pensées en vingt-sept liasses. Ces découvertes furent à l'origine de la grande édition Lafuma (1935) et de l'édition établie par Philippe Sellier en 1976, considérée comme l'une des plus abouties.

L'œuvre

Complexité

En effet, l'homme est « un monstre incompréhensible » dont il est difficile de « démêler cet embrouillement » (122). Il suscite un mélange d'effroi et d'admiration : « Quelle chimère est-ce donc que l'homme ? quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige ? » (122). Par sa double nature, il est un « paradoxe à soi-même » (122). Cette dualité vient du fait qu'il est à la fois misérable et grand, comme l'indiquent les titres des liasses 6 et 3.

Misère

Quels en sont les éléments constitutifs ? Un constat : une vie pitoyable — L'imagination — Le piège des apparences — Le divertissement — Grandeur

Un constat : une vie pitoyable
  • Le néant : l'homme mène une vie misérable que résume le fragment 22 (« Condition de l'homme. / Inconstance, ennui, inquiétude ») ; il vit dans « une tristesse insupportable » (33). L'homme est marqué par son néant, conséquence du péché originel qui se transmet depuis Adam ; il subit donc « l'ordre de Dieu qui pour la punition des hommes les a asservis [aux] folies[3] » (12). C'est ainsi que l'homme n'est rien et doit même reconnaître la « puissance des mouches » qui « empêchent notre âme d'agir, mangent notre corps ».
  • Le présent introuvable : son néant vient aussi de son rapport au temps ; l'homme ne cesse de se projeter tantôt dans le passé (par le souvenir), tantôt dans l'avenir, car « [n]ous ne nous tenons jamais au temps présent » (43). Ainsi, comme le présent, le bonheur est-il impossible à fixer (« nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux il est inévitable que nous ne le soyons jamais », 43). Cette instabilité dans le temps correspond, dans l'espace, au « mouvement perpétuel » (52) qui ne laisse jamais l'homme en repos et qui l'empêche de vivre dans le présent. L'homme rate donc sa vie à cause de sa trop grande préoccupation du passé et de l'avenir.
  • Il est accablé de défauts qui sont souvent aussi des péchés : « concupiscence » (70), présomption (« Nous voudrions être connus de toute la terre », 111), orgueil (« On ne veut savoir que pour en parler », 72) ; et l'inventeur devrait taire son génie pour ne pas subir l'incompréhension et les moqueries des jaloux (81) — Pascal pense sans doute à son propre cas. Voilà donc les composantes du « malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près » (126). C'est pourquoi nous avons besoin de palliatifs : l'imagination, les apparences, le divertissement.
L'imagination

Pascal n'a pas de mots assez durs pour en parler : c'est l'un des « principes d'erreur » (41) ; « maîtresse d'erreur et de fausseté » (41), « superbe puissance ennemie de la raison » (41), et il suffit d'un rien, d'« une mouche [qui] bourdonne à ses oreilles » (44) pour que « la puissante intelligence qui gouverne les villes et les royaumes » perde le fil de son raisonnement. Son pouvoir est tel qu'elle a une emprise sur l'homme en dehors même de tout support, au point que les rois lui paraissent puissants, car il sait qu'ils le sont : « le monde qui ne sait pas que cet effet vient de cette coutume croit qu'il vient d'une force naturelle » (23). Ainsi, « tout le monde est dans l'illusion » (85) et accorde une place exagérée à l'apparence, l'une des causes de l'imagination et des variations de l'homme qui s'ensuivent : « [il] ne branl[e] que par secousses » (41).

Le piège des apparences

Les apparences sont très puissantes elles aussi et découlent de l'imagination : elles occultent la raison et prennent pour vérité ce qui n'est dû qu'au hasard (11) ; elles donnent crédibilité aux « sciences imaginaires », celles des médecins et des juges qui doivent compter sur le prestige de leur habit pour avoir quelque crédit. Dès lors, il n'est pas étonnant que la principale préoccupation de l'homme soit de s'enrichir de biens matériels : « Toutes les occupations de l'homme sont à avoir du bien » (26). Il manque donc totalement de lucidité et ne se rend pas compte de la « vanité » de ce qui n'est pas Dieu, c'est-à-dire de tout, même des sciences (fragment 21), desquelles Pascal a toujours essayé de se détacher pour parfaire sa quête spirituelle. L'auteur revient à plusieurs reprises sur l'aveuglement des hommes, s'étonnant « qu'une chose aussi visible qu'est la vanité du monde soit si peu connue » (14) ou encore « de voir que tout le monde n'est pas étonné de sa faiblesse » (31). L'homme évite de réfléchir, cherchant des accommodements avec la vérité, tout persuadé « qu'il est [d'être] dans la sagesse naturelle » (31).

Combien il en est loin, pourtant ! Mais si l'homme est perpétuellement dans le faux, pris dans les filets de l'imagination, c'est que « rien ne lui montre la vérité » (41) ; car il a d'autres sources d'erreurs que l'imagination et la puissance des apparences, que Pascal passe rapidement en revue : ce sont les passions, notre intérêt, l'instruction, les sens et même les maladies (41). Bref, la vérité se dérobe : « On rêve souvent qu'on rêve » (122) à cause du manque de réflexion.

Ainsi l'homme a-t-il bien plus ou moins conscience que sa « durée vaine et chétive » (29) est insoutenable. Il lui faut donc éviter de penser.

Le divertissement

Cette stratégie d'évitement, que nous menons en permanence, c'est ce que Pascal appelle le « divertissement », auquel il consacre une liasse dans laquelle se trouve un dialogue avec un proche de la famille (Elias) pour exposer son intelligence face à un homme qui semble ne rien connaître et ne défend aucune opinion. Le « divertissement » chez Pascal est tout ce qui empêche l'homme de penser au néant de sa condition, à sa minuscule place au milieu des espaces qui l'ignorent (64), à sa mort certaine (« Les hommes n'ayant pu guérir la mort, la misère, l'ignorance, ils se sont avisés pour se rendre heureux, de n'y point penser », 124).

Le divertissement ne consiste pas nécessairement en des activités agréables comme « suivre une balle et un lièvre » (36), « le jeu et la conversation des femmes » (126), il peut tout aussi bien s'agir de tâches sérieuses comme l'exercice de son métier ou « la guerre, les grands empires » (126). En fait, tout est bon à prendre, même le « tracas qui nous détourne [de] penser et nous divertit » (126) ; c'est pourquoi nous recherchons en permanence « l'agitation » (126). Pourtant, nous sommes convaincus, au fond de nous, de la « fausseté des plaisirs présents » et de la « vanité des plaisirs absents » (69). Là est la faille que Pascal va creuser pour démontrer que Dieu, qui décide pourtant de tout, ne peut décider de la tentation de l'homme vers le divertissement et le manque de réflexion.

Grandeur

Pascal reconnaît à l'homme une véritable grandeur qui fait sa supériorité sur l'animal (96) et la matière (106). En quoi réside cette grandeur ?

  • La conscience de sa misère

C'est le point essentiel, mais cette conscience n'est permise qu'aux « habiles » qui ont compris leur faiblesse. C'est pourquoi la grandeur de l'homme est inséparable de sa misère : « à mesure que les hommes ont de lumière, ils trouvent et grandeur et misère en l'homme » (113). Ils peuvent ainsi « se [couvrir] de honte » (41) et reconnaître leur ignorance, « l'ignorance naturelle qui est le vrai siège de l'homme » (77). Il s'agit d'une « ignorance savante qui se connaît » (77) et qui distingue les « habiles », seuls capables d'une « pensée de derrière » (83), c'est-à-dire d'une réflexion avec du recul. Ces derniers arrivent ainsi au même résultat que le peuple, c'est-à-dire à l'ignorance, mais par un détour par la connaissance (83). L'homme « habile » connaît les « misères d'un roi dépossédé » (107), car il a compris qu'il est « déchu d'une meilleure nature qui lui était propre autrefois » (108), c'est-à-dire avant le péché originel. Et cette nature d'autrefois, d'avant la chute, il doit s'efforcer de la retrouver en mourant au monde pour renaître en Dieu.

  • La raison et le cœur

Pour cela, il peut s'appuyer sur la « raison » et s'efforcer de penser juste en faisant confiance à son propre jugement malgré les difficultés : « il faut préférer nos lumières à celles de tant d'autres et cela est hardi et difficile » (91). Pourtant ce serait une erreur de s'en remettre totalement à la raison car elle n'est pas « raisonnable » (56) : elle n'admet pas sa propre finitude et il faudrait se conduire « comme s'il n'y avait que la seule raison capable de nous instruire » (101). Elle aussi est source d'illusion et peut, par exemple, faire prendre les sciences pour la vérité, ce qui est exact. Le « cœur » est d'un ordre différent (« Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur », 101) ; il permet de connaître Dieu en donnant accès aux « premiers principes » (101) — ce à quoi n'arriveront jamais les pyrrhoniens qui se contentent de raisonner. Pascal s'inscrit là dans un débat qui court depuis saint Augustin et affirme la priorité de l'amour sur la connaissance.

Si Pascal dit «  C'est le cœur qui sent Dieu et non la raison.» [Lafuma 424 — Brunschv. 278], il dit aussi « Le cœur sent qu'il y a trois dimensions dans l'espace» (Lafuma 110 - Brunsch. 282) . Joseph Malègue rapproche ceci dans un appendice posthume à son livre Augustin ou Le Maître est là des formes a priori de la sensibilité de Kant dans l'Esthétique transcendantale et poursuit : « Pascal attribuait comme Kant, une origine extra-intellectuelle aux cadres les plus généraux de l'intuition sensible[4].». Il y a de même chez Kant les postulats de la raison pratique : la liberté, Dieu et l'immortalité… Pour Malègue, « la pensée de Kant, vraie en principe, est trop étroite et Pascal, cent trente ans auparavant, l'élargissait[5].». À l'intuition des dimensions de l'espace s'ajoutent les intuitions morales comme « un amour de Dieu direct », « l'attrait de Dieu, la passion de Dieu, celle que les saints ont éprouvée, infiniment rare[5] ». Puis d'autres sentiments qui en sont l'atténuation (et parmi lesquels on retrouve quelque chose des postulats kantiens) : « le désir de donner un sens à la douleur, de dominer la mort et de l'intégrer dans les permanences, de trouver d'autres sanctions que de justice terrestre, par exemple encore, cet obscur et fréquent désir de Dieu, parent pauvre de l'amour direct, auquel Pascal nous a appris qu'il ressemblait (il ne nous l'a pas appris, les grands moralistes chrétiens l'avaient dit avant lui, mais il l'a redit en termes d'un si violent relief : Tu ne me chercherais pas… que c'en est une seconde naissance[5] ».) Pour Malègue, « toutes ces intuitions morales, Kant en a eu l'idée, mais dans sa raideur piétiste et la psychologie évidemment incomplète de son époque, il les a réduites au désir d'accord entre le bonheur et la vertu[6]. »

  • La pensée

En bref, l'homme doté de raison, mais surtout susceptible d'ouvrir son cœur, est capable de s'ouvrir à Dieu. C'est cette capacité que Pascal nomme la « pensée » et qui fait son humanité : « je ne puis concevoir l'homme sans pensée. Ce serait une pierre ou une brute » (102). L'homme a en lui le pouvoir de dépasser sa « misère » (« L'homme passe l'homme », 122) et de trouver « la vérité [qui] loge dans le sein de Dieu » (122). Pascal se positionne en faveur de Dieu ici.

Le « souverain bien »

C'est cette vérité qui permettra à l'homme d'atteindre le bonheur divin mais illusoire qu'il recherche comme « son souverain bien ».

Justesse et justice

  • La place de l'homme dans l'univers

Cette quête est très difficile. Pour la mener à bien, il lui faut d'abord trouver son point d'équilibre (« Il faut trouver le point », 52) et mesurer sa juste place dans le monde : il faut que « l'homme maintenant s'estime à son prix » (110). C'est la pensée qui permet cette évaluation : « Par l'espace, l'univers me comprend et m'engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends » (104) — notons le double sens de la dernière occurrence du verbe comprendre qui montre l'indéniable supériorité du « roseau pensant » sur la matière. Mais il convient de déterminer la nature de l'homme : est-il un ou divers (61 et 99) ? et de se livrer à un angoissant questionnement métaphysique : « car il n'y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors » (64). L'homme doit donc prendre conscience qu'il n'est « pas un être nécessaire » (125). Ce qui invite à l'humilité, qualité indispensable pour parvenir à Dieu.

  • Un idéal de mesure

Ayant pris conscience de sa petitesse, l'homme doit donc faire preuve de modestie, vertu que l'on doit déjà transmettre aux enfants sans chercher à les flatter (59). Pour trouver le bonheur, l'homme doit ensuite borner ses désirs car « c'est être malheureux que de vouloir et ne pouvoir » (71). Cet idéal rejoint celui de l'honnête homme, modèle de la période classique, qui réfrène tout excès : l'auteur revient souvent, parfois à l'aide d'images triviales (comme celle du vin, au fragment 35) sur le « trop » qui empêche une juste appréciation. Pascal, mathématicien et philosophe, répète plusieurs fois la nécessité de « régler sa vie » (68 mais aussi 91 et 109), ce que seule permet la pensée : rien de plus humain donc que cette mesure de l'homme qui a su précisément mesurer quelle était sa place (« je dois chercher ma dignité [...] du règlement de ma pensée », 104). L'honnêteté est un premier pas dans la vie chrétienne. Et la justesse débouche sur la justice, « qualité spirituelle » (78) qui conduit elle-même à la vérité, mais ce but est difficile à atteindre : « La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles que nos instruments sont trop mousses pour y toucher exactement » (41).

La quête de vérité

La première difficulté consiste à fixer le but et à déterminer notre place : « Mais dans la vérité et la morale qui l'assignera ? » (19). Tout nous oblige à conclure à l'éternelle mouvance de toutes les choses humaines : « on ne voit rien de juste ou d'injuste qui ne change de qualité en changeant de climat » (56), « tout branle avec le temps » (56) et « il n'y a point de vérité ou constante ou satisfaisante » (111). Rien n'est donc universel, sauf l'essence et non l'apparence, comme le montre l'illusion de la représentation picturale (37). Atteindre l'essence, la vérité, le « souverain bien », c'est se défaire des « puissances trompeuses », des passions et de la concupiscence (110), c'est entretenir « la conversation intérieure » (91) et renoncer à l'agitation : « Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne pouvoir demeurer en repos dans une chambre » (126), car « le bonheur n'est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte » (126). Mais l'homme ne doit pas se décourager : « Nous avons une idée du bonheur et nous pouvons y arriver » même si cette tâche se révèle impossible (122).

Dieu

C'est pourquoi l'homme ne doit pas renoncer à chercher Dieu dont il a l'intuition : « je vois bien qu'il y a dans la nature un être nécessaire, éternel et infini » (125). Pascal ne cesse de montrer la misère de l'homme sans Dieu (71). Il n'y a pas de place pour le doute qui est une extravagance (113), mais la seule certitude possible dans ce monde mouvant est « la foi et la révélation » (122), car Dieu est la seule vérité (91). Pour y accéder, la grâce est nécessaire. On reconnaît ici la théorie janséniste : « L'homme n'est qu'un sujet plein d'erreur naturelle, et ineffaçable sans la grâce » (41) qui doit être donnée « par sentiment de cœur, sans quoi la foi n'est qu'humaine et inutile pour le salut » (101). Ainsi « le coeur a ses raisons que la raison ne connait point ». La raison s'incline devant le cœur, le mathématicien devant le croyant. La conversion est totale.

Pascal montre toujours ensemble la grandeur et la misère de l'homme, car c'est du jeu entre les deux qu'il trouvera le point d'équilibre qui mène à Dieu.

Puissances trompeuses

Selon Pascal, l’homme est incapable de vérité. Ceci, il le tient de sa nature corrompue par le péché originel qui a corrompu aussi sa raison. Parmi les facultés qui altèrent son jugement, il y a celles qu’il nomme les « puissances trompeuses[7] ».

Imagination

L’auteur en parle surtout dans le fr. 41 mais nombreux sont les exemples qui parcourent toute l’œuvre. L’imagination nous conduit à considérer des choses comme vraies alors qu’elles ne le sont pas nécessairement ou du moins de manière rationnelle et par là-même modifie nos comportements. Il la qualifie de « maîtresse d’erreur et de fausseté » dont le pouvoir s’étend à tous les hommes indépendamment de leur condition. Enfin, son danger est d’autant plus grand que ce qu’elle nous pousse à croire peut être vrai. Pour développer son propos, Pascal prend appui sur l’apparence en général (habit, escorte, faciès) qui crée une représentation biaisée des choses. Ainsi, l’homme accorde-t-il du prix au discours d’un prédicateur non pas parce qu’il est compétent mais parce qu’il présente bien. Le roi en impose non pas en soi mais parce qu’il est associé à sa suite fr. 23. La formule « Cet habit, c’est une force » fr. 82 résume bien le prix que l’on accorde au paraître. De la même manière, l’imagination nous donne l’illusion du bonheur. Ainsi en est-il de quelqu'un qui est heureux parce qu’il se croit sage et non pas parce qu’il l’est fr. 41. Elle entretient donc la vanité de l’homme dans la mesure où elle l’amène à chercher le divertissement ou encore la gloire parce qu’il s’imagine que cela lui procurera du plaisir[8].

Coutume

La coutume fait que nous pensons suivre des lois parce qu’elles sont vraies et justes. Or, ces dernières se sont simplement imposées à nos consciences par tradition. Pour justifier son propos, Pascal s’appuie sur la diversité des coutumes qui fait que selon le pays où l’on se trouve une action sera considérée comme juste ou injuste. Par exemple, on peut se référer au fr. 56 « On la (la justice) verrait plantée par tous les États du monde, et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat » ; « Un méridien décide de la vérité ». Selon l’auteur la justice naturelle n’existe pas comme il le résume au fr. 116 « Qu’est-ce donc que nos principes naturels sinon nos principes accoutumés ? ». On peut encore s’appuyer sur les fr. 18 ou 47 pour poursuivre la réflexion.

Intérêt

Cette autre puissance trompeuse est rapidement évoquée dans le fr. 41 et fera l’objet d’un plus long développement dans le célèbre fragment sur l’amour-propre. L’intérêt est à l’origine de nos passions qui n’ont rien de raisonnable ou de juste. Du coup, que l’on décide de le suivre ou pas, on ne fera pas preuve de justesse.

Maladies

Pascal y consacre un petit paragraphe pour montrer qu’une maladie grande ou petite altère notre jugement.

Impressions anciennes ou charmes de la nouveauté

Enfin, l’homme peut être amené à croire que des choses sont vraies soit parce qu’elles sont ancrées de longue date dans sa conscience (c’est le fait de l’instruction), soit parce qu’elles sont nouvelles. Or là encore il n’y a rien de raisonnable, ce n‘est dû qu’à nos sens.

Organisation de la société

  • La société est hiérarchisée, ce que ne critique pas Pascal qui, au contraire, pense que cela est juste car c'est une garantie d'ordre : les hommes sont « distingué[s] par le dehors [...]. Mais cela est très raisonnable » (93).
  • Au sommet de cette hiérarchie, le roi, dont Pascal aimerait peut-être qu'il travaillât (15), à l'image du « Grand Seigneur des Turcs » et contrairement à la pratique dans notre pays. Il convient surtout qu'il ne soit pas un « tyran », car la tyrannie, « désir de domination universel et hors de son ordre » (54), est abus et démesure. Pourtant, sa puissance vient de la « force » (41 et 80) qui est un mal nécessaire, car elle garantit la paix politique. Peut-être aussi faudrait-il remettre en cause la monarchie héréditaire (« On ne choisit pas pour gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de la meilleure maison », 28), qui est malgré tout un moindre mal, car ce système évite les coups d'État, toujours néfastes à la population (87). Et s'il inspire le respect, comme « les grands » (75), le roi n'en reste pas moins un homme aussi malheureux que les autres s'il n'est pas « diverti » : « un roi sans divertissement est un homme plein de misère » (127).
  • Au bas de l'échelle, le peuple, qui, sans le savoir, fait preuve d'opinions « saines » (87 et 88), donc d'une certaine sagesse, car il ne conteste rien pourvu que les choses lui semblent justes. Ainsi « honore »-t-il sans se poser de questions « les gentilshommes » (85), au contraire des « demi-savants » (93) qui critiquent tout sans rien comprendre. C'est pourquoi il convient de le manipuler (63), et ce dans son propre intérêt, dans un souci de paix sociale.

Illusions politiques

  • Le danger le plus redoutable est la guerre, légitimée par la « coutume » (« Il demeure au-delà de l'eau », 18 : c'est donc un ennemi). Ses causes sont arbitraires (56), même si elle est parfois décrétée pour défendre un droit (48). Elle fait triompher la « force », mais, dans ce cas, la force est une illusion (54). Elle est décidée à tort par une seule personne et selon son intérêt particulier (55), alors que la décision devrait être prise par « un tiers indifférent » (55). Elle est particulièrement dangereuse, car elle est recherchée par les hommes qu'elle occupe (« Ils aiment mieux la mort que la paix », 27); c'est pour eux une forme de « divertissement », un « amusement » (45).
  • De la même manière, les révoltes et « toute sédition » (62) sont à éviter absolument : « Le plus grand des maux est les guerres civiles » (87). La famille de l'auteur évoque « l'injustice de la Fronde »), qui avait vu la révolte des grands seigneurs contre l'autorité royale; le jeune écrivain avait aussi été témoin de violents soulèvement populaires en Normandie, non moins violemment réprimés. De tout cela, il gardait une impression profonde d'horreur. Car les révoltes bousculent les coutumes : « C'est un jeu sûr pour tout perdre ; rien ne sera juste à cette balance » (56). Quant à la « propriété », elle est source d'« usurpation » (60) et peut être à l'origine des guerres.

Comment les éviter ?

  • Il convient donc d'éviter le mieux possible ces dangers. Les moyens que propose Pascal sont réalistes et reposent essentiellement sur la « force » et « la coutume ». Pas d'idéal politique utopique, donc. La coutume est certes variable, c'est une « girouette » (44) mais qui impose un usage à tous par « la force qui y est » (76). La « force », voilà un concept clé dans la conception politique de Pascal qui fait l'éloge de l'autorité : il s'agit de faire respecter les lois et de les présenter comme justes (62), l'idéal étant qu'il y ait le moins d'écart possible entre la justice et l'autorité qui la fait respecter : il faut donc « faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste » (94). Pascal est finalement assez pessimiste quant à la place de l'homme dans la société et à ce qu'il est capable de faire dans le domaine politique.

Pascal fait une forte critique des lois, qu'il juge inutiles et néfastes pour la société: « La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles que nos instruments sont trop mousses pour y toucher exactement. S'ils y arrivent, ils en écachent la pointe, et appuient tout autour, plus sur le faux que sur le vrai. » Il condamne fermement les idéaux imparfaits et invite à suivre un engagement rationnel pour être mieux spirituel. L'homme doit utiliser les règles de la société dans laquelle il vit pour inscrire son cheminement dans une logique terrestre qui le mènera cependant, avec l'aide de la Grâce, au divin.

  • Concernant l'homme et sa condition, Pascal est tout aussi pessimiste, mais force est de constater que les choses sont beaucoup plus complexes, tout comme le système proposé par l'auteur. L'homme est condamné à une misère perpétuelle.

Notes et références

  1. Henri Gouhier, Blaise Pascal : commentaires, Vrin, (lire en ligne), p. 136-139.
  2. « Wikiwix's cache », sur archive.wikiwix.com (consulté le )
  3. Citation intégrale : « Les vrais chrétiens obéissent aux folies néanmoins, non pas qu'ils respectent les folies, mais l'ordre de Dieu qui pour la punition des hommes les a asservis à ces folies ». « Omnis creatura subjecta est vanitati, liberabitur ».
  4. Le sens d'Augustin, conférence de J. Malègue en appendice à la 2e édition d'Augustin ou le Maître est là, Paris, Spes, 1966, p. CCMXXIII-CCMXXXVI, p. CCMXXXIII[Quoi ?].
  5. Le sens d'Augustin, éd. Spes, Paris, p. CCMXXXIII.
  6. Ibidem, p. CCMXXXIV.
  7. http://www.letudiant.fr/boite-a-docs/document/les-puissances-trompeuses-0849.html.
  8. http://lewebpedagogique.com/blog/litterature-bac-l-les-puissances-trompeuses-dans-les-pensees-de-pascal-fiche/.

Voir aussi

Bibliographie

[réf. incomplète]

  • Pol Ernst, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970.
  • Louis Lafuma, Histoire des Pensées de Pascal (1656-1952), Paris, Éditions du Luxembourg, 1954 (sur l'histoire des éditions des Pensées).
  • Jean Laporte, Le Cœur et la raison selon Pascal, Paris, Elzévir, 1950.
  • Jean Mesnard, Pascal, collection "Les écrivains devant Dieu", Paris, Desclée de Brouwer, 1965.
  • Jean Mesnard, Les Pensées de Pascal, 3e édition, Paris, SEDES,1995.
  • René Pommier, Ô ! Blaise ! à quoi tu penses ? Essai sur les Pensées de Pascal, Comité d'action laïque de Belgique, Bruxelles, 2003; nouvelle édition, Kimé,2015.
  • Marie-Laure Prévost, Un théorème de géométrie de Blaise Pascal découvert dans le manuscrit des Pensées, Chroniques de la Bibliothèque Nationale de France no 56 (nov.-) - p. 24
  • Philippe Sellier, Pascal, textes choisis, Paris, Seuil, 2009, Collection "Bibliothèque".

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