Crise des opioïdes
La crise des opioïdes[2], ou l'épidémie d'opioïdes (opioid epidemic), fait référence à l'augmentation rapide de l'utilisation d'opioïdes, avec ou sans prescription, aux États-Unis et au Canada depuis le milieu des années 2010. Parmi les opioïdes impliqués, on note le Percocet (oxycodone), le Vicodin et le fentanyl. D'après la Drug Enforcement Administration, « le nombre de morts par surdose, particulièrement celles résultant de drogues prescrites et d'héroïne, a atteint un niveau épidémique[trad 1],[3]:3 ».
En 2015, 52 000 Américains sont morts de surdoses. Environ les deux tiers d'entre eux, soit 33 000, impliquent des opioïdes, comparativement à 16 000 en 2010 et 4 000 en 1999[4],[5]. Par rapport à l'année précédente, en 2016, le nombre de décès par surdose augmente de 26 % au Connecticut, 35 % au Delaware, 39 % au Maine et 62 % au Maryland[6]. Pour l'ensemble des surdoses impliquant les opioïdes, près de la moitié d'entre eux étaient prescrits[7]. Cela laisse penser que la crise serait en grande partie iatrogène[8].
En mars 2017, le gouverneur du Maryland déclare l'état d'urgence pour combattre l'épidémie[9]. Le directeur du CDC Thomas Frieden affirme que « l'Amérique baigne dans les opioïdes. Il est urgent d'agir[trad 2],[10]. » Le président Donald Trump pourrait dégager jusqu'à 500 millions de dollars américains du budget de 2017 pour combattre le fléau et a mis en place une commission pour gérer la crise[11],[12],[13].
Selon les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies, près d'un demi-million d'Américains sont morts d'overdose causée à la fois par des opiacés prescrits ou vendus illégalement entre 1999 et 2018[14].
Historique
L'utilisation d'opiacés comme la morphine remonte au XIXe siècle aux États-Unis, notamment pendant la guerre de Sécession, afin d'atténuer la douleur. On estime qu'après la guerre 400 000 soldats présentaient une addiction à la morphine[15]. Devant son efficacité, la morphine est prescrite pour une grande variété de douleurs, même mineures. Bayer commercialise de l'héroïne à partir de 1898, affirmant notamment que celle-ci permet de lutter contre la toux[15]. Cependant, à partir des années 1920, l'addiction à ces médicaments est connue, et les médecins refusent la prescription d'opiacés. La première loi américaine qui restreint la vente d'héroïne, de morphine et de cocaïne est le Harrison Narcotics Tax Act de 1914[15]. L'héroïne est totalement interdite de fabrication, vente et importation en 1924[15].
Dans les années 1950, l'addiction à l'héroïne est associée aux musiciens de jazz, mais ne touche pas les Américains moyens.
Dans les années 1960 et 1970, les morts par surdose de Janis Joplin, Jim Morrison ou Lenny Bruce font connaître l'addiction au grand public. De retour de la guerre du Viêt Nam, 10 à 15 % des soldats présentaient une addiction à l'héroïne selon un rapport de 1971, en parallèle d'une utilisation croissante dans les logements pour personnes à faible revenu. En 1973, on comptait 1,5 mort par surdose de drogue sur 100 000 personnes.
Des médicaments comme le Vicodin ou l'Oxycodone sortent dans les années 1970, mais il faut attendre les années 1980 pour qu'ils soient prescrits par les médecins, qui se méfient de leur nature addictive. Dans la deuxième moitié des années 1980, avec l'utilisation croissante du crack, le problème arrive sur le terrain politique et George H. W. Bush déclenche la War on Drugs en 1989.
La crise des opioïdes contemporaine ne débute véritablement que dans les années 1990[16].
En 1995, l'OxyContin de Purdue Pharma arrive sur le marché. Ce médicament basé sur de l'oxycodone pur est proposé non seulement pour remédier aux douleurs sévères, comme celles liées au cancer, mais également à un panel plus large de douleurs, avec l'approbation de la Food and Drug Administration. Purdue lance alors une campagne de communication à grande échelle. Elle paye certains scientifiques renommés pour faire croire à la faible dangerosité du produit, ment sur les chiffres d'addiction et a recours à une campagne commerciale agressive (vidéos, brochures, visiteurs médicaux). Purdue donne ainsi des formations encourageant la prescription d'OxyContin et minimisant les risques d'addiction aux médecins[17].
Purdue met en avant un étalement de l'action de l'OxyContin sur douze heures, limitant de ce fait les risques de dépendance, alors qu'elle sait que les effets durent moins longtemps que cela, sans compter l'utilisation détournée du produit qui est possible[17]. La douleur n'est apaisée que pendant sept à huit heures, ce qui pousse à la surconsommation et augmente l'addiction[18]. C'est vers cette époque que les prescriptions pour des antidouleurs opioïdes augmentent fortement[19],[20].
Un marché noir d'OxyContin se développe très vite, et le médicament est rapidement détourné pour ses effets euphorisants[17].
Alors que le traitement de la douleur est un sujet peu important pour les responsables de santé et que les médecins généralistes sont peu formés sur la dépendance ou la douleur, les campagnes promotionnelles rencontrent un grand succès commercial et éveillent peu de soupçons. Ce n'est qu'en 2006 qu'une forte augmentation du nombre de surdoses alarme le corps médical[17].
Des méthodes malhonnêtes ont souvent été utilisées pour vendre plus d'opioïdes. Un laboratoire américain a ainsi fourni aux médecins des logiciels médicaux truqués afin de favoriser la prescription d'antidouleurs[21].
En 2010, une nouvelle formule de l'OxyContin est commercialisée, rendant les usages détournés plus difficiles, mais poussant les patients, victimes d'addictions et contraints à un sevrage forcé, vers des produits dangereux. Le lien entre OxyContin et drogues dures est établi par plusieurs travaux de recherche. Un tiers des consommateurs d'OxyContin finissent par consommer des drogues, de l'héroïne à 70 %, et les quatre cinquièmes des consommateurs d'héroïne ont commencé par de l'OxyContin[18].
En 2017, le président Donald Trump déclare l'état d'urgence sanitaire, alors que près de 65 000 personnes[20] sont mortes l'année précédente[22]. Ce chiffre est très supérieur à celui des décès causés par les armes à feu (38 000)[20].
La pandémie de Covid-19 a renforcé la crise des opioïdes : en raison du confinement, les victimes restent chez elles, diminuant d'une part les chances d'être secourues en cas de surdose, et freinant d'autre part l'accès aux dispositifs de désintoxication et aux groupes de parole. Par ailleurs, cette période d'anxiété pousse à une hausse de la consommation de médicaments ou de drogues, et la désorganisation des réseaux de trafic de drogue conduit à la consommation de produits de mauvaise qualité, plus dangereux[23].
En février 2021, le cabinet de conseil McKinsey & Company accepte de verser 573 millions de dollars pour solder des poursuites judiciaires lancées par des États américains qui l'accusaient d'avoir contribué à la crise des opiacés par ses conseils aux groupes pharmaceutiques dont Purdue Pharma, le fabricant de l'Oxycontin[14].
États-Unis
Environ 650 000 prescriptions d'opioïdes sont faites par jour aux États-Unis[8], deux millions de personnes sont dépendantes et 90 morts par surdose ont lieu chaque jour[24].
État | Nombre de prescriptions d'opioïdes | Rang |
---|---|---|
Alabama | 142,9 | 1 |
Alaska | 65,1 | 46 |
Arizona | 82,4 | 26 |
Arkansas | 115,8 | 8 |
Californie | 57 | 50 |
Colorado | 71,2 | 40 |
Connecticut | 72,4 | 38 |
Delaware | 90,8 | 17 |
Washington (district de Columbia) | 85,7 | 23 |
Floride | 72,7 | 37 |
Georgia | 90,7 | 18 |
Hawaï | 52 | 51 |
Idaho | 85,6 | 24 |
Illinois | 67,9 | 43 |
Indiana | 109,1 | 9 |
Iowa | 72,8 | 36 |
Kansas | 93,8 | 16 |
Kentucky | 128,4 | 4 |
Louisiane | 118 | 7 |
Maine (États-Unis) | 85,1 | 25 |
Maryland | 74,3 | 33 |
Massachusetts | 70,8 | 41 |
Michigan | 107 | 10 |
Minnesota | 61,6 | 48 |
Mississippi (État) | 120,3 | 6 |
Missouri (État) | 94,8 | 14 |
Montana | 82 | 27 |
Nebraska | 79,4 | 28 |
Nevada | 94,1 | 15 |
New Hampshire | 71,7 | 39 |
New Jersey | 62,9 | 47 |
Nouveau-Mexique | 73,8 | 35 |
New York | 59,5 | 49 |
Caroline du Nord | 96,6 | 13 |
Dakota du Nord | 74,7 | 32 |
Ohio | 100,1 | 12 |
Oklahoma | 127,8 | 5 |
Oregon | 89,2 | 20 |
Pennsylvanie | 88,2 | 21 |
Rhode Island | 89,6 | 19 |
Caroline du Sud | 101,8 | 11 |
Dakota du Sud | 66,5 | 45 |
Tennessee | 142,8 | 2 |
Texas | 74,3 | 34 |
Utah | 85,8 | 22 |
Vermont | 67,4 | 44 |
Virginie (États-Unis) | 77,5 | 29 |
Washington | 77,3 | 30 |
Virginie-Occidentale | 137,6 | 3 |
Wisconsin | 76,1 | 31 |
Wyoming | 69,6 | 42 |
En 2018, les États-Unis comptent près de 23 millions d'adultes inactifs entre 25 et 54 ans. Un nombre croissant d'économistes et de politiques accusent les opioïdes d'être responsables d'une part importante de ce phénomène. Avec 5 % de la population mondiale, le pays consomme 80 % des opioïdes, selon les chiffres du prix Nobel d'économie Angus Deaton[27]. L'épidémie, qui a fait en 2017 près de 72 000 morts par overdose, a aussi frappé le marché du travail, en éloignant de l'emploi des victimes souvent précaires ; selon l'économiste de Princeton Alan Krueger, près d'un quart du déclin de la participation au marché du travail est imputable à la consommation de ces analgésiques ; ses travaux montrent que près de la moitié des hommes de 25 à 54 ans sortis du marché de l'emploi prenaient quotidiennement des médicaments contre la douleur, et, dans les deux tiers des cas, des médicaments sur ordonnance[28].
En 2017, l'espérance de vie aux États-Unis (moyenne de 78,6 ans, contre 78,9 ans en 2014) a poursuivi sa baisse entamée en 2014, la plus significative depuis la grande épidémie de grippe de 1918. Ce phénomène est dû en partie aux drogues non-opiacées, mais surtout aux prescriptions d'opiacés comme le fentanyl. La Virginie-Occidentale est l’État le plus touché avec 58 morts pour 100 000 personnes, contre une moyenne nationale de 22[29].
En juillet 2021, Johnson & Johnson accepte de payer 5 milliards sur neuf ans et les distributeurs McKesson, Cardinal Health et AmerisourceBergen - fournisseurs de quelque 90 % des médicaments américains - 21 milliards sur 18 ans. Ces sociétés espèrent ainsi mettre fin à près de 4 000 actions intentées au civil par des dizaines d'États américains et collectivités locales, dans le cadre d'une proposition d'accord à l'amiable « historique ». Selon Le Figaro, « la crise américaine des opiacés, déclenchée par la promotion agressive de médicaments anti-douleur très addictifs tels que l'oxycodone dans les années 1990, a fait plus de 500 000 morts par overdose aux États-Unis en deux décennies. »[30]
Canada
La prescription d'opioïdes est faite principalement aux malades du cancer en phase terminale jusqu'en 1996, date à laquelle Santé Canada approuve la prescription d'oxycodone pour les douleurs modérées à aiguës[31].
Au cours du début des années 2010, des médias canadiens rapportent plusieurs cas de surdoses liées au fentanyl, notamment à Vancouver, en Colombie-Britannique[32],[33],[34]. Cela s'expliquerait en partie en raison du remplacement progressif de l'héroïne par certains opioïdes, beaucoup moins chers, dans le trafic de stupéfiants[32]. En août 2015, le Centre canadien de lutte contre les toxicomanies publie un rapport soulignant que « le nombre de morts impliquant le fentanyl « a augmenté de façon marquée » dans les quatre plus grandes provinces du pays[35]. »
La crise des opioïdes prend une certaine importance dans les médias canadiens au cours de l'année 2016, durant laquelle on estime qu'elle a causé environ un millier de morts accidentelles[36]. La crise touche surtout la Colombie-Britannique et s'étend peu à peu aux autres provinces[8]. La crise serait surtout liée à la consommation de fentanyl, responsable d'environ six décès par surdose sur 10 dans la première moitié de 2016 en Colombie-Britannique[37].
En avril 2016, le médecin en chef (en) de la Colombie-Britannique Perry Kendall (en) annonce une urgence de santé publique « en raison de l'augmentation significative du nombre des surdoses ayant entraîné des conséquences graves pour la santé et même la mort[38]. » À la fin novembre 2016, Santé Canada annonce la restriction de six substances chimiques entrant dans la composition du fentanyl[37]. Dans un rapport daté de décembre 2016, l'Association canadienne de santé publique (en) émet des recommandations pour la gestion de la crise auprès des différents paliers de gouvernement ainsi que des institutions[39].
En janvier 2018, Justin Trudeau visite l'Ontario et déclare que le problème des opioïdes concerne particulièrement les prisons[40]. Des campagnes de sensibilisation ont lieu en Alberta à l'occasion desquelles des trousses de naloxone sont distribuées[41].
En décembre 2019, les coprésidents du Comité consultatif spécial fédéral, provincial et territorial sur l’épidémie de surdoses d’opioïdes, soit Dre Theresa Tam, administratrice en chef de la santé publique du Canada, et Dr Saqib Shahab, médecin hygiéniste en chef de la Saskatchewan, annoncent que les surdoses d'opioïdes sont responsables de 13 913 décès de janvier 2016 à juin 2019[42].
Dans le monde
La dépendance aux opioïdes est un problème qui dépasse les frontières américaines[43]. Elle touche particulièrement les jeunes adultes[44]. En Europe, les opioïdes prescrits compteraient pour les trois quarts des décès par surdoses parmi les 15−39 ans[44]. Certains craignent que l'épidémie devienne une pandémie mondiale si des mesures ne sont pas prises[45].
La problématique ne serait pas seulement liée aux drogues elles-mêmes, mais également au manque de formation des médecins par rapport à la gestion de l'addiction[45]. Ainsi, l'abus de prescriptions auprès des adolescents au Canada, en Australie et en Europe seraient semblables à celui des États-Unis[45]. Dans des pays du Moyen-Orient tels le Liban et l'Arabie saoudite, ainsi que dans certaines parties de la Chine, des études montrent qu'un étudiant sur dix utilise des antidouleurs prescrits pour un usage non-médical. Des résultats semblables ont également été observés en Espagne et au Royaume-Uni[45].
Un rapport de l'ONUDC de 2017 estime que 190 000 personnes meurent prématurément en raison de l'usage de stupéfiants, les plus consommés étant les opioïdes[46].
Substances en cause
- Codéine
- Fentanyl : puissant analgésique de synthèse, aux effets 50 fois plus forts que l'héroïne, et qui tend à la remplacer car il est moins cher et plus lucratif pour les trafiquants[47]. Lorsqu'il est mélangé avec de l'héroïne, il augmente le risque de mort par surdose[48]. Normalement destiné aux malades du cancer que les autres traitements antidouleur ne permettent pas de soulager, le fentanyl est souvent prescrit à tort, puisqu'on estime qu'un tiers à la moitié des patients n'aurait pas dû en recevoir[49]. Les laboratoires pharmaceutiques élaborant le fentanyl sont principalement situés en Chine, la drogue étant ensuite vendue sur des sites internet à des tarifs avoisinant les 1 186 euros pour 453 grammes (1 450 dollars la livre).
- Carfentanil : une substance proche du fentanyl, 100 fois plus puissante, qui est utilisée en substitution. Employé à l'origine en médecine vétérinaire comme tranquillisant pour les grands animaux[50]
- Héroïne
- Hydrocodone : en 2007, 99 % de la production mondiale de cette substance est consommée aux États-Unis, prescrite comme antidouleur.
- Morphine
- Oxycodone : arrivée sur le marché en 1995 aux États-Unis, au début des années 2000 au Canada, sous l'appellation commerciale « Oxycontin », et est progressivement interdite à partir de 2012 au Canada[51],[52]. Elle est considérée comme la plus grande responsable de la crise des opioïdes[53].
Notes et références
- (en) Cet article est partiellement ou en totalité issu de l’article de Wikipédia en anglais intitulé « Opioid epidemic » (voir la liste des auteurs).
Notes
- (en) « overdose deaths, particularly from prescription drugs and heroin, have reached epidemic levels. »
- (en) « America is awash in opioids; urgent action is critical. »
Références
- (en)Data Overview. Drug Overdose. CDC Injury Center. Centres pour le contrôle et la prévention des maladies.
- « Crise des opioïdes : Québec hausse son niveau de surveillance », sur Radio-Canada.ca (consulté le ).
- (en)"2015 National Drug Threat Assessment Summary", DEA, Oct. 2015
- (en)"How Bad is the Opioid Epidemic?", PBS, Feb. 23, 2016
- (en)"America’s Addiction to Opioids: Heroin and Prescription Drug Abuse", National Institute on Drug Abuse (NIDA), May 14, 2014
- (en)"America’s opioid epidemic is worsening", the Economist (U.K.) March 6, 2017
- (en)Opioid Overdose, CDC
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- (en) Xan Rice, « What is OxyContin, the drug behind America’s opioid crisis? », sur New Statesman, (consulté le ).
Voir aussi
Bibliographie
- Anne Case, Angus Deaton, Morts de désespoir. L’avenir du capitalisme, Presses universitaires de France, 2021
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