Aliénation sociale

Le terme aliénation (du latin : alienus, qui signifie « autre », « étranger ») est à l'origine un terme juridique, se rapportant à un transfert de propriété. La notion d'aliénation est généralement comprise, en philosophie, comme la dépossession de l'individu, c'est-à-dire la perte de sa maîtrise, de ses forces propres au profit d'un autre (individu, groupe ou société en général). Il renvoie ainsi fréquemment à l'idée d'une inauthenticité de l'existence vécue par l'individu aliéné. Le terme d'aliénation est particulièrement polysémique, tant et si bien qu'il est régulièrement considéré comme un concept trop englobant. Il est en effet couramment utilisé à propos de divers sujets, que ce soit pour dénoncer l'aliénation ou le caractère aliénant du système capitaliste de manière générale, ou pour critiquer certains phénomènes ou institutions sociales particuliers, telles le travail, la religion, l'école, l'argent ou la consommation… Il sert aussi souvent à désigner un état de privation de ses facultés propres ou de ses droits, une dépossession de ses capacités ou une contrainte imposée empêchant le déploiement de son potentiel, ou encore à signaler qu'une personne n'est plus elle-même, devient étrangère à elle-même, ne pense pas par elle-même, est assujettie sans en avoir conscience, etc.

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Concept permettant une critique globalisante des formes et organisations sociales, à la manière des notions de domination ou d'exploitation, l'idée d'aliénation a connu un large succès dans les années 1960 et 1970, pour ensuite voir son usage s'estomper sinon disparaître, selon certains en raison même de sa perte de signification précise[1], avant d'être l'objet de tentatives de réhabilitation[2].

Chez Hegel

[pas clair][incompréhensible]

Le phénomène de l'aliénation émerge, chez Hegel, à un moment particulier du processus dialectique permettant le déploiement de l'Esprit. Ce moment particulier est celui constitué par la Culture (die Bildung). Comme permet de le mettre en évidence la section B du chapitre 6 de la Phénoménologie de l'esprit, la figure de l'« Esprit aliéné ou étranger à lui-même » est intimement liée au processus de la Culture compris comme processus de formation et d'élévation de Soi. Afin de pouvoir prendre conscience de lui-même comme d'un sujet essentiellement libre, l'Esprit est amené à nier tout ce qu'il y a de particulier, de naturel et de contingent en lui. Une telle négation de son Être immédiat n'est cependant pas sans soulever certaines difficultés, car si elle permet à l'Esprit de s'ouvrir à l'universel et, par là, de déterminer son essence propre, son Soi véritable, une telle négation le conduit aussi, et dans le même temps, à ne plus pouvoir se reconnaitre ou se sentir comme chez lui dans le monde de l'Effectivité. Il y a donc aliénation chez Hegel lorsqu'il y a non-identité de l’Être et du Soi ou, pour le dire autrement, lorsque l'Esprit se retrouve, en quelque sorte, coincé entre deux mondes distincts que sont, d'un côté, le monde de la pure conscience de Soi et, de l'autre, celui de l'Effectivité. Afin de surmonter un état de négativité, l'Esprit se doit, nous dit Hegel, de procéder à une « négation de la négation », c'est-à-dire à une négation de la non-identité de l'Être et du Soi. Car c'est seulement en procédant de la sorte que l'Esprit peut espérer supprimer le négatif en lui et s'affirmer positivement, c'est-à-dire en tant qu'Esprit libre. Il y a, en effet, liberté lorsque l'Esprit est chez lui dans le monde de l'Effectivité, c'est-à-dire quand l’Être ne se pose pas comme étant l'autre du Soi mais se pose, au contraire, comme étant son complément. Si donc l'aliénation se laisse définir, chez Hegel, comme non-identité, extériorité de l'Être et du Soi et comme un moment important et nécessaire du processus de déploiement de l'Esprit, elle ne saurait cependant constituer un moment suffisant : l'aliénation demande à son tour à être dépassée (Aufheben). On comprend dès lors mieux pourquoi la liberté, comprise comme Être-chez-Soi (Sein bei sich), se pose alors comme l'absolu, la destination ultime (Bestimmung) à laquelle se doit d'accéder l'Esprit.

Chez Feuerbach

Selon Feuerbach, l'aliénation est à rapporter au phénomène religieux. Il développe, dans L'Essence du christianisme, l'idée que l'homme projette en Dieu les qualités propres à l’espèce humaine en tant que genre, tout en les sublimant. Ces qualités, qui sont pour Feuerbach l'amour, la raison et la volonté, et qui ont un caractère nécessairement fini pour l'individu (ce qui n'est pas le cas pour l'homme en tant qu'espèce, « l'homme générique »), sont transférées dans l'idée de Dieu qui les réalise dans leur dimension infinie. C'est en ce sens qu'il affirme que l'homme a créé Dieu à son image, et non l'inverse. Ainsi, l'homme s'aliène dans l'idée de Dieu, conférant au transcendant ce qui appartient à l'immanent, dépossédant ainsi l'homme d'une véritable conscience de l'essence de son être, abandonnant sa raison et sa volonté à celles de Dieu.

« le progrès historique des religions consiste en ceci : ce qui dans la religion plus ancienne valait comme objectif, est reconnu comme subjectif, c'est-à-dire, ce qui était contemplé et adoré comme Dieu, est à présent reconnu comme humain […]. Ce que l'homme affirme de Dieu, il l'affirme en vérité de lui-même. »

 Feuerbach, L'Essence du christianisme[3]

Dans les courants marxiens

Chez Marx

L'aliénation du travail est une thématique importante dans certains ouvrages de Karl Marx.

Dans les Manuscrits de 1844, il décrit un monde capitaliste dans lequel le travailleur vend sa force de travail. La finalité, la raison d'être de son travail lui échappe complètement : ce n'est plus sa motivation propre qui le fait agir, mais les contraintes du système qui le forcent à « se vendre ». En ce sens, le travail humain étant assimilable à celui de la machine, le risque est grand pour que le gestionnaire de la production considère l'homme comme un rouage parmi d'autres, comme une pièce interchangeable. En conséquence, il s'instaure un climat aliénant lorsqu'une activité humaine est dépossédée de sa finalité immédiate ; l'individu agit sous les impératifs de lois (économiques) qui lui échappent, les lois d'un système (économique) qui le dépasse :

« Une conséquence immédiate du fait que l'homme est rendu étranger au produit de son travail […] : l'homme est rendu étranger à l'homme. »

 Karl Marx[4]

Par la suite, en l'appliquant à diverses situations structurelles de dépossession et non exclusivement aux rapports de travail, la tradition sociologique européenne a toujours considéré l'aliénation comme une situation objective de l'acteur. Aux États-Unis, le concept a plutôt été accaparé par la psychologie sociale, pour désigner un sentiment de dépossession plutôt que l'état objectif lui-même.

Chez Ellul

Il est actuellement généralement admis[Par qui ?] qu'avec l'idéologie de la croissance[source insuffisante], l'économie détermine complètement la politique. Or, cela, Jacques Ellul l'a observé et analysé dès les années 1950 et 1960, notamment en 1965 dans son livre L'illusion politique[5]. Mais alors que la plupart des commentateurs et militants contemporains expliquent ce lien de dépendance par une quête immodérée de profits, l'analyse d'Ellul est toute différente. Selon lui, rien ne peut démontrer que l'appât du gain est aujourd'hui plus important que par le passé, il ne peut donc suffire à expliquer seul les soubresauts du capitalisme. En revanche, si des accumulations de capitaux ont atteint des seuils considérables, c'est qu'elles sont devenues possibles grâce au développement exponentiel des techniques de circulation de l'argent, c'est-à-dire - à l'époque - les avancées de la robotique et l'informatique (Internet n'existait pas au temps d'Ellul).

De fait, ce qu'on appelle aujourd'hui les marchés financiers ne sont rien d'autre que d'immenses réseaux informatiques. Or si la quasi-totalité des analystes sont prêts à admettre que l'économie conditionne la politique tout en récusant la thèse ellulienne selon laquelle la technique détermine l'économie, c'est qu'ils s'imaginent que la technique est neutre. Bernard Charbonneau, un penseur proche d'Ellul, affirme pour sa part que cette neutralité de la technique n'est en fait rien d'autre que la neutralité (l'absence de critique) de l'homme à l'égard de la technique.

« Ce n'est pas la technique qui nous asservit mais le sacré transféré à la technique. »

 Jacques Ellul, Les Nouveaux Possédés, 1973, 2e édition, Mille et une nuits, 2003, p. 316

Ellul explique cette quasi-absence d'esprit critique par le fait que celle-ci est en fait désormais sacralisée[6] : elle est discutable sur le plan de ses conséquences, certes, mais en aucune manière au niveau de sa raison d'être. « On n'arrête pas le progrès » signifie que « si, techniquement, on peut faire une chose, on la fera de toute façon tôt ou tard, sans qu'aucune considération éthique ne s'y oppose »[7]. L'énergie atomique et les OGM, par exemple, sont apparus sans qu'on ne se soit jamais vraiment interrogé sur les risques qu'ils soulevaient. Les comités d'éthique n'interviennent que lorsqu'un processus est lancé et qu'on ne peut l'arrêter. Autrement dit quand il est trop tard[8].

Ellul affirme que la technique, au XXe siècle, dépasse bien largement le cadre strict du machinisme[9]. Imperceptiblement (c'est-à-dire depuis notre inconscient), elle a changé de statut : elle a cessé d'être ce qu'elle était depuis toujours, « un vaste ensemble de moyens assignés chacun à une fin », pour se muer en « milieu environnant à part entière »[10]. Elle est donc désormais un phénomène autonome[11], échappant de plus en plus au contrôle de l'homme et faisant peser sur lui un grand nombre de déterminations[12].

Ellul explique ainsi ce processus : l'homme ne pouvant s'empêcher de sacraliser son environnement, ce n'est plus la nature qu'il sacralise mais ce par quoi il a désacralisé, profané et même pollué celle-ci : la technique. Or les conséquences de ce « transfert de sacré » ne sont pas seulement environnementales. Elles sont aussi et surtout psychologiques : l'homme va en effet développer à l'égard de la technique un comportement addictif. Et cela d'autant plus que, se considérant lui-même comme « adulte » par rapport au passé, il refuse d'admettre qu'il sacralise quoi que ce soit[13],[14].

Contrairement à un préjugé qui veut que la technique s'apparente au machinisme, Ellul affirme qu'elle a très largement dépassé ce registre et qu'on peut l'assimiler avec l'esprit de rationalité qui caractérise l'ensemble de la pensée occidentale depuis les Lumières. Et surtout l'obsession d'efficacité qui en est le prolongement. « Le phénomène technique est la préoccupation de l'immense majorité des hommes de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace »[15]. Ainsi, par exemple, l'appareil d’État tout entier constitue le mode de fonctionnement privilégié de la technique : « toute la loi de cet appareil, c'est l'efficacité. Il est vraiment en relation avec le monde et l'idéologie de la technique par cet impératif. La bureaucratie n'a rien à faire ni à voir avec les valeurs. (...) Elle est là pour fonctionner et faire fonctionner un ensemble politico-économico-social. (...) Elle ne peut considérer les individus. Elle obéit à la seule règle d'efficacité. (...) Et si un but est fixé par le politique, il se dilue dans l'appareil (bureaucratique) et n'a bientôt plus de sens »[16].

Dès 1954, Ellul affirme : « Il est vain de déblatérer contre le capitalisme : ce n’est pas lui qui crée ce monde, c’est la machine »[17]. Et il précise en 1980 : « Le capitalisme est une réalité déjà historiquement dépassée. Il peut bien durer un siècle encore, cela n'a pas d'intérêt historique. Ce qui est nouveau, significatif et déterminant, c'est la technique »[18]. L'homme est aliéné par la technique car il s'obstine à la croire neutre alors qu'il la sacralise. Or cette sacralisation s'opère au sacrifice de son esprit critique, le conduisant de plus en plus à adopter des comportements conformistes. Pour Ellul, si l'homme s'obstine encore dans son aveuglement, « le conformisme est parti pour devenir le totalitarisme de demain »[19].

Médias

Littérature

  • L'écrivain Kazuo Ishiguro dépeint dans son roman Les Vestiges du jour l'aliénation à sa fonction d'un majordome consciencieux, et qui laisse sa vie professionnelle oblitérer son existence personnelle, sa fonction oblitérer son être. L'auteur a confirmé dans ses interviews que son désir était de dépeindre la mentalité du colonisé qui s'identifie plus volontiers à son colonisateur qu'il ne laisse s'exprimer sa nature propre, du moins pendant une phase. L'auteur s'est inspiré des rapports entre les populations japonaise et américaine dans son pays après guerre.
  • L'uchronie de Philip K. Dick Le Maître du Haut Château décrit de son côté, à son début, une aliénation exactement inversée : des Américains nourrissant un complexe d'infériorité par rapport aux Japonais après une victoire imaginée des forces de l'Axe lors de la Seconde Guerre mondiale, assorti d'une tentative de s'identifier à leurs nouveaux maîtres.
  • L'écrivain Milan Kundera l'illustre par le titre d'un chapitre de son livre L'Immortalité : l'aliénation consiste à être « l'allié de ses propres fossoyeurs ».
  • Dans Alien-Nation, mécanique de parole pour la scène, Pierre Guéry jette un pont entre deux rives, la France et l'Algérie, pour dire poétiquement la corrélation entre l'aliénation culturelle et territoriale d'une société mal décolonisée et celle, schizophrénique, de l'individu.

Bibliographie

  • Stéphane Haber, L'Aliénation : vie sociale et expérience de la dépossession, PUF, coll. "Actuel Marx Confrontation", 2007. (ISBN 978-2-13-056522-2)
  • Joseph Gabel, Sociologie de l’aliénation, Presses universitaires de France, 1970
  • Marie-France Rouart, Les Structures de l’aliénation, Publibook, 2008 (ISBN 978-2748340907)
  • André Thibault, L'Aliénation aujourd'hui, outil d'analyse et d'intervention, thèse de doctorat en sociologie, Université de Montréal, 1980

Références

  1. C'est notamment l'analyse proposée par Stephane Haber, dans L'Aliénation, vie sociale et expérience de la dépossession, Paris, PUF, 2007
  2. Notamment par Stéphane Haber, ou Yvon Quiniou dans l'article « Pour une actualisation du concept d'aliénation », Actuel Marx 1/2006 (no 39), p. 71-88.
  3. Leipzig 1845
  4. Jacques Ellul, L'illusion politique, 1965. 3e édition, la Table ronde, 2004
  5. Jacques Ellul, La Technique ou l'enjeu du siècle, 1954. 3e édition, Economica, 2008, p. 130-134
  6. Jacques Ellul, Le Système technicien, 1977. 2e édition, le Cherche-midi, 2004, p. 152-156
  7. Le meilleur exemple est la catastrophe de Fukushima, au Japon. Survenue en mars 2011, nul ne peut prévoir lorsque ses effets prendront fin.
  8. Jacques Ellul, La Technique ou l'enjeu du siècle, 1954. 3e édition, Economica, 2008, p. 1-5
  9. Jacques Ellul, Le Système technicien, 1977. 2e édition, le Cherche-midi, 2004, p. 45-61
  10. Ibid., p. 133-162
  11. Ibid., p. 63-85
  12. Jacques Ellul, Les Nouveaux Possédés, 1973. 2e édition, les Mille et une nuits, 2003
  13. Il est significatif que la cyberdépendance ne soit pas officiellement reconnue par l'Organisation mondiale de la santé comme une addiction à part entière.
  14. Jacques Ellul, La Technique ou l'enjeu du siècle, 1954. 3e édition, Economica, 2008, p. 18-19
  15. Jacques Ellul, L'Illusion politique, 1965, 3e édition 2004, la Table ronde, p. 201
  16. Jacques Ellul, La Technique ou l'enjeu du siècle, 1954. 3e édition, Economica, 2008, p. 3
  17. Jacques Ellul, À temps et à contretemps, entretien avec M. Garrigou-Lagrange, 1981, le Centurion, p. 155
  18. Jacques Ellul, L'Homme entier, documentaire de 55 min et 80 min réalisé par Serge Steyer

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