Écoféminisme

L’écoféminisme est un courant philosophique, éthique[1] et politique né de la conjonction des pensées féministes et écologistes.

L'écrivaine féministe indienne Vandana Shiva est l'une des figures de l'écoféminisme.

Le courant écoféministe considère qu'il existe des similitudes et des causes communes entre les systèmes de domination et d’oppression des femmes par les hommes et les systèmes de surexploitation de la nature par les humains[2] (entraînant le dérèglement climatique et le saccage des écosystèmes)[3]. En conséquence, l'écologie nécessiterait de repenser les relations entre les genres en même temps qu'entre les humains et la nature.

Origine du terme

Le terme « écoféminisme » est la contraction des mots « écologie » et « féminisme ».

On considère généralement qu'il a été utilisé pour la première fois en 1974 par Françoise d'Eaubonne, féministe française, dans son ouvrage Le féminisme ou la mort[4],[5], quoique Émilie Hache note qu'il est possible que le terme ait été inventé par plusieurs personnes au même moment[6].

L’écrivaine Janet Biehl affirme quant à elle que ce serait Murray Bookchin qui aurait inventé ce concept pour parler des conférences données par Ynestra King à l’Institut d’Écologie Sociale durant les années 1970[7].

Histoire

Origines (1960-1980)

Alors que le mot écoféminisme n'existe pas encore, ses principes sont préfigurés dès 1962 par Rachel Carson dans son livre Silent spring Printemps silencieux ») qui, par son retentissement, contribua à l'interdiction du pesticide DDT aux États-Unis[8].

Dans les années 1970, des villageoises indiennes fondent le mouvement Chipko, qui proteste contre la déforestation, et qui peut être considéré comme « écoféministe rétrospectivement » car Vandana Shiva, activiste écoféministe renommée, devient bientôt la plus active des porte-paroles du mouvement Chipko[9]. Vandana Shiva a également fondé en Inde dans l'Uttarakhand un sanctuaire de la biodiversité sauvage et agrosemencière, où les femmes tiennent une place essentielle[10],[11].

Développement (1980-2000)

Une autre date importante est celle d'une conférence intitulée « l'écoféminisme et la vie sur terre » aux États-Unis en mars 1980 après l'accident nucléaire de Three Mile Island en 1979. Les personnes présentes avaient adopté un manifeste sur les rapports entre les mouvements écologiques et les mouvements de femmes, entre la destruction de la nature, le militarisme, les discriminations et dominations subies par la femme.

En 1980 et 1981 aux États-Unis ont lieu les Women's Pentagon Actions, actions spectaculaires où deux mille femmes se réunissent autour du Pentagone pour réclamer à la fois l'égalité des droits (sociaux, économiques, reproductifs), la fin des actions militaires menées par le gouvernement, ainsi que la fin de l'exploitation des personnes et de l'environnement[12]. Ce mouvement s'inscrit dans la lutte antinucléaire et sera le berceau de l'écoféminisme américain[13].

En 1990, dans un article intitulé « Le pouvoir et la promesse du féminisme écologique », Karen J. Warren met en exergue les apports et enrichissements croisés de l'écoféminisme, avec à la fois une importance du féminisme pour l’éthique environnementale, et tout autant inversement, une importance de l’environnementalisme pour le féminisme. Les courants politiques et écoféministes dialoguent et fusionnent parfois[14], tout en restant nombreux et polymorphes, mais plaidant principalement à la fois pour la justice sociale et contre les inégalités écologiques (Les effets de la dégradation environnementales, comme ceux de la pauvreté sont inégalement répartis dans le monde et les territoires) et affirmant que la cause de la nature fait partie de la cause des femmes. Les recherches, ateliers et articles sur le sujet se multiplient, témoignant de la vitalité de ce mouvement.

XXIe siècle

En 2019 l'écoféminisme est de plus en plus présent dans la société. Lors des différentes marches pour le climat impulsées par Greta Thunberg de nombreuses jeunes filles ont pris l’initiative de mettre une touche féministe dans leur pancarte : « Léchez des clitos, pas le cul de Monsanto », « Enculez-nous, pas le climat » ou encore « Ma planète, ma chatte, sauvons les zones humides », ce slogan évoquant les tampons dont les composants pollueraient autant la planète que le corps des femmes[15]. Lorsqu'elle donne une partie de son prix Liberté à Care, Greta Thunberg identifie l'association comme un soutien « aux femmes et filles des pays du Sud face aux effets de la hausse des températures et du changement climatique »[16].

Courants

Il existe plusieurs courants au sein de l'écoféminisme :

La variété de tendances (des dominantes féministes aux approches à dominante écologique ou écologiste) donne lieu à une large gamme de possibilités. Ces tendances ont cependant en commun une analyse critique radicale et commune sur le patriarcat, le capitalisme et le contexte matérialiste supposé rationaliste[29] et technico-scientifique[30],[31] de la marchandisation du vivant, de la révolution verte de l'agriculture industrielle et de l'évolution du domaine des agrosemences qui ont mis les paysans en situation de perte d'autonomie.

Une critique commune de l'écoféminisme consiste à souligner que la connexion qu'il promeut entre les femmes et la nature relève d'une forme d'essentialisme (homme et femme d'essence et rentrant dans des stéréotypes bien différents . Le féminisme traditionnel s'inquiète par exemple que l'écoféminisme puisse rétablir le confinement des femmes au dictat de soin et de choix de l'alimentation; augmentant par la même, la charge mentale de ces dernières dans leurs rôles de la mères au foyer.[source insuffisante].

Interdisciplinarité

Entre militantisme et recherche universitaire

Le mouvement écoféministe est né de revendications militantes (mouvement Chipko, Greenbelt, Women Pentagon's action) qui ont trouvé des échos, voire des précurseures dans le milieu académique avec les premières théoriciennes américaines comme Carolyn Merchant et Yestra King. Le mouvement s'organise sur plusieurs fronts : il cherche à analyser d'un point de vue historique les liens entre les femmes et la nature, à réagir aux phénomènes d'oppressions actuels auxquels font face les femmes du monde entier, et à y proposer des solutions pratiques et théoriques en élaborant des modes de pensées nouveaux. Cette pluralité des objectifs ancre le mouvement dans plusieurs champs d'action comme le militantisme, la recherche universitaire et la littérature sans toujours opérer de distinction entre ceux-ci.

Pour la philosophe française Émilie Hache, l'intérêt du milieu universitaire pour l'écoféminisme pose problème en ce qu'il édulcore sa dimension actuelle, ne prenant pas en compte ce qui s'élabore chaque jour par les femmes pour contrer l'exploitation de la nature. Pour elle, « la reprise partielle de l'écoféminisme par l'académie, en le coupant des problèmes auxquels il répondait comme en en inventant d'autres qui ne sont pas les siens »[32].

Mouvement hybride par définition puisqu'il allie deux objets d'études que sont les femmes et la nature, l'écoféminisme se fonde sur la tradition transdisciplinaire de la recherche anglosaxonne, les premières théoriciennes étant américaines, et navigue ainsi entre « gender studies », « queer studies », « science studies » et « postcolonial studies ».

Littérature

Les écrits écoféministes s'inscrivent dans la tradition américaine qui utilise volontiers la littérature comme mode d'action militante, en se donnant à voir comme des pamphlets poétiques[33]. L'écriture fait fusionner approches militantes, théoriques et littéraires avec le genre flexible de l'essai qui a à la fois sa place dans la recherche universitaire et dans la littérature. La place importante accordée à la poésie et la désorganisation intentionnelle de certains essais s'explique par la critique faite par l'écoféminisme au rationalisme occidental et masculin qui, avec le développement de la science a fondé la domination de l'homme sur la nature en germe dans la pensée de la Renaissance[34]. Les écoféministes qualifiées d'essentialistes (qui posent l'idée d'un principe féminin), comme les écoféministes d'inspiration matérialiste ressentent la nécessité de critiquer la norme idéale de la raison associée à la culture et au masculin en opposition à la nature, dans une perspective déconstructiviste qui a influencé le féminisme américain de la deuxième vague[35]. Cette remise en question commune rend difficile la différenciation entre les écoféministes supposément essentialistes et les matérialistes si ce n'est par leurs pratiques d'écritures, les unes rejetant le registre argumentatif et les autres, comme Ariel Salleh, s'y attachant encore.

En France, des oeuvres telles que Reclaim et Après La Pluie - Horizons écoféministes s'attachent à rassembler différents textes de nombreuses autrices présentant un panel riche de visions éclectiques permettant de nourrir ce mouvement naissant dans la francophonie.

Plus largement, il existe un écoféminisme littéraire fictionnel et non militant qui s'inscrit notamment dans le genre de la science-fiction (Sally Miller Gearhart, Joan Slonczewski) et s'organise autour de plusieurs outils et motifs littéraires : la subversion des mythes occidentaux, l'« écologie sentimentale »[36], la rhétorique romantique à travers son rapport idéalisé à la nature sauvage. Ces motifs correspondraient à des « stratégies d'émancipation »[37] qui font des écrits littéraires écoféministes des « antidotes » aux oppressions à travers la création par l'imagination d'une societé alternative, utopique. Animal Dreams de Barbara Kingsolver et les œuvres portant sur la mer de Rachel Carson peuvent être considérés comme des textes écoféministes.

Remise en question du dualisme nature/culture

Origine et influence sur la vision des femmes

La théorie écoféministe prend ses sources dans une prise de conscience du caractère conventionnel du lien établi entre les femmes et la nature depuis le début de l'ère moderne[38]. Cette réflexion est particulièrement importante au sein de l'écoféminisme matérialiste qui analyse les rapports entre hommes et femmes sous l'angle de l'exploitation et de la lutte des classes. L'historienne Carolyn Merchant fait remonter l'analogie entre les femmes et la nature à l'Antiquité mais décrit une « imagerie vitaliste »[39] associant la terre à une « femme bienfaisante, sensible et nourricière »[39], et qui fonctionnait comme une « contrainte éthique » puisque le fait de la personnifier empêchait son exploitation. Ce lien conceptuel fait entre la femme et la nature a dès la Renaissance, avec la découverte de l'Amérique et les débuts de la colonisation, changé de nature. Il s'est mêlé à une volonté de maîtrise de la nature grâce au développement de la science ; la technique et le savoir ont ainsi été des instruments de domination de la nature, et les acteurs de ce développement scientifique et économique étant masculins, la femme a été placée par contraste du côté de ce sur quoi on agit, c'est-à-dire de la nature[réf. nécessaire].

De vivante, presque sacrée, celle-ci est devenue dans les représentations des Européens colonisateurs un environnement statique, une ressource dévitalisée devant être « réduite en servitude »[40] et « modelée par les arts mécaniques »[40] pour Francis Bacon, qui participent au XVIIe siècle à cette personnification de la nature comme porteuse de « complots et de secrets » en défendant la recherche scientifique et le désir de connaissance qui joue à plein à la Renaissance. L'analogie non plus avec la mère nourricière, mais avec la femme vierge à conquérir pour « recouvrer et autoriser la domination de l'homme sur la nature »[41] et que l'action d'Eve lui avait fait perdre, légitime ce qui est considéré comme une juste reprise de pouvoir.

Ce système de pensée dualiste s'inscrivant dans la pensée rationaliste occidentale qui fonctionne par paire d'oppositions oppose ainsi les femmes, la nature, les indigènes d'un côté, et les hommes, la culture, les colons de l'autre[réf. nécessaire]. Le lien dans les mentalités entre les femmes et la nature a engendré un système d'oppressions qui les exploitaient non pas simultanément (les deux étant considérées comme des externalités économiques à exploiter), mais l'une par l'autre puisque, selon la philosophe Elsa Dorlin, la théorisation médicale de la femme fonde sa dévalorisation en l'associant à une nature aliénante qui la déborderait à travers les humeurs, à un corps matériel et défaillant[42]. Elle s'opposerait à l'homme qui s'émancipe de la nature par la conscience conçue comme une substance immatérielle. De la même manière, les métaphores qui dans les écrits de penseurs de la Renaissance comme Bacon assimilent les territoires américains à des corps de femmes à pénétrer de force légitiment la colonisation du Nouveau monde qui comme la femme serait subordonné à l'homme, en attente d'être possédé par lui.

Ainsi, si l'affinité entre la femme et la nature s'est d'abord faite dans les mentalités, elle a ensuite acquis une dimension réelle et historique qui pousse à les analyser conjointement, et à reconduire le dualisme dans la recherche écoféministe[réf. nécessaire]. D'autre part, ce dualisme est hiérarchique, et deux approches se dessinent au sein du mouvement, soit pour subvertir le système de dualismes en montrant que les femmes peuvent se trouver du côté de la raison (au travers des écritures argumentatives) en reconduisant néanmoins la hiérarchie qui fait de la raison la norme idéale[43], soit pour renverser la hiérarchie en revalorisant la nature et l'irrationnel au détriment de la culture, mais en reprenant les dualismes qui opposent nature et culture, féminin et masculin.

La chercheuse Elizabeth Carlassare nomme ces deux courants écoféminisme social ("social"[44]) et écoféminisme culturel ("cultural"). Le premier fonde l'analyse des oppressions subies par les femmes sur les constructions sociales dont elles font l'objet, et peut être considéré comme "socialiste"[44] lorsqu'il vise à une révolution sociale qui dynamiterait les représentations genrées pour permettre l'égalité. Les écoféministes sociales sont constructivistes en ce qu'elles supposent que les différences entre les hommes et les femmes reposent uniquement sur des constructions sociales, s'opposant à un essentialisme qui considèreraient ces différences comme naturelles. A contrario, les écoféministes culturelles comme Susan Griffin tentent de créer des modèles de féminité émancipée sur le mode poétique ou spirituel plutôt que de se concentrer sur l'analyse politique et sociale des oppressions à déconstruire. Ces courants reproduisent une tension qui traverse plus largement l’histoire des féminismes entre féminisme matérialiste et différentialiste, qui s’opère au moment de la scission entre la branche matérialiste et psychépo du MLF.

La philosophe Émilie Hache souligne cependant que cette dualité entre essentialisme et constructivisme est remise en question par certains auteurs et autrices qui parlent d'un « essentialisme stratégique » (Noël Sturgeon) voire d'un « essentialisme constructiviste » (Elizabeth Carlassare)[45].

Possibilités de dépassement

L'écoféministe indienne Vandana Shiva propose dans un passage de Staying Alive[46] une alternative au dualisme né de la pensée rationaliste occidentale en passant par la cosmologie indienne, qui se fonderait sur un principe de “dualité dans l’unité”[47] . Shiva expose l’idée d’une tension chez les hommes et les femmes entre la personne et la nature (“Purusha-Praktiri”), complémentaires au sein d’une “harmonie dialectique”. Elle définit la nature comme porteuse de vie et non comme ressource passive, faisant de la même manière du féminin un principe de créativité, et vide de ce fait ces catégories de leur caractéristique traditionnelle de passivité tout en maintenant la différence entre “principe femelle” et “mâle”, et l’association ontologique entre féminité et nature : “comme incarnation et manifestation du principe féminin, [la nature, ou Praktiri], est caractérisée par…”.

Une autre manière de flouter la frontière entre nature et culture consiste à considérer qu'il n'y a pas de camp à choisir entre celui de la nature associée au donné, à l'immédiat, et celui de la culture instituée. L'écologie et l'éthique qu'elle sous-tend est de fait envisagée comme une “culture de la nature”[48] puisqu'elle revêt un ensemble de codes, de conceptions et de savoirs qui la rattachent à la notion de culture. Celle-ci se définit non pas comme une forme d’émancipation ou de rupture vis-à-vis de la nature, mais comme un reflet de cette dernière avec laquelle elle interagit, en protégeant le monde vivant qui l'irrigue et l'instruit à son tour.

Critique essentialiste et réponse

Les écoféministes sociales comme Victoria Davion voient dans l’écoféminisme culturel une forme d’essentialisme dangereuse[49] en ce que toute conception d’une différence entre les sexes, même valorisante pour la femme, est considérée comme aliénante et risquerait d’entraver le processus égalitaire. Cette dissension serait née avec la récupération par le milieu universitaire du mouvement écoféministe et par la théorisation qui l’a suivie tandis qu’au sein des luttes militantes, qui se concentraient sur des enjeux concrets[32], ces divergences étaient seulement vues comme des moyens différents déployés dans un même but. Ces critiques ont été tempérées par des autrices qui y voient une incompréhension au niveau du sens des mots employés dans les textes qualifiés d’essentialistes. Ainsi, lorsque Ariel Salleh parle de la “réalité séparée”[50] des femmes, elle ne considère pas que celle-ci est le résultat d’une particularité naturelle, mais qu'elle est construite socialement au point que les expériences vécues par les femmes soient de fait devenues spécifiques. La réhabilitation du courant supposément essentialiste est de plus en plus répandue grâce notamment aux travaux de Naomi Shor[51] et Elizabeth Carlassare, mais demeure rare.

Des dissensions apparentes

Cette difficulté pour les écoféministes de penser hors d’un dualisme représenterait un « dialogue critique »[52], une pluralité féconde au sein du mouvement et ne relèverait pas réellement d’une dissension. Les approches culturelles et socialistes se différencieraient non pas au niveau de leurs positions idéologiques mais de leurs modes d’actions, et plus précisément des registres littéraires qu’elles emploient, les unes préférant un style poétique, les autres une écriture argumentative[32]. Il n’y aurait pas d’opposition entre un écoféminisme essentialiste et constructiviste (tous deux continuant à s’inscrire dans le dualisme tout en tentant de le combattre) car les écoféministes culturelles considèrent que certaines différences entre les hommes et les femmes sont construites mais choisissent de reprendre celles-ci en en les recréant. Elles s’attachent non pas directement à déconstruire des représentations négatives de la nature et des femmes, mais à reconstruire de nouveaux modèles, à la fois pratiques en s’adonnant à une agriculture raisonnée, et idéologiques à travers la littérature et l’identification à des images comme celle de la Grande Déesse à laquelle se réfèrent les écoféministes spiritualistes[53].

Le mouvement « reclaim » cherche ainsi à revendiquer une histoire, celle par exemple de la chasse aux sorcières, pour guérir[54] des préjudices subis plutôt que de les occulter, à sauvegarder certains éléments du passé comme le lien entre les femmes et la nature, tout en les renouvelant de manière à en déployer de nouvelles représentations, plus positives et propices à l'empouvoirement des femmes. Les écoféministes spiritualistes plus particulièrement, dont certaines se rattachent au wiccanisme, mais aussi les communautés lesbiennes séparatistes qui participent à la mouvance back to the land des années 1970 tentent de rompre avec un rapport capitaliste à la nature conçue non plus comme ressource à exploiter mais comme entité avec laquelle cohabiter et interagir. Les premières effectuent ainsi des rituels[55] qui visent à dialoguer avec les esprits peuplant la nature, unifiés sous l'égide de la Grande Déesse. Elles se situent ainsi dans un « rapport pragmatique [voire performatif] à la vérité »[56] qu’il s’agit non pas réellement déchiffrer a posteriori, mais de créer de manière positive et continuelle, ce qui explique que ces écoféministes culturelles ne se positionnent pas clairement sur le caractère social ou naturel du lien entre les femmes et la nature. Elles cherchent plutôt à (re)créer celui-ci, en une « stratégie oppositionnelle consciente »[57], un « essentialisme stratégique » combattant avec leurs propres armes le modèle patriarcal dominant.

Les savoirs indigènes des femmes et la conservation de la biodiversité

Lien entre les femmes et la nature

Lorsque l'on parle d'écoféminisme, on fait le lien entre la domination patriarcale des hommes sur les femmes et la domination des humains sur la nature. Un lien entre les femmes et la nature. La marginalisation des femmes au sein de la société et la destruction de la diversité vont de pair. Elles découlent toutes les deux d'une réduction voire d'une destruction de la diversité[58].

Des valeurs qui diffèrent

Selon Vandana Shiva, la vision patriarcale de la société hiérarchise et distingue les hommes et les femmes, donnant plus de valeur aux hommes, résultant à une infériorité de la femme et de fortes inégalités. Pour des firmes patriarcales capitalistes à haut rendement, la valeur de la nature n'est plus intrinsèque, elle est considérée qu'à des fins commerciales, par la pratique de la monoculture. C'est pourquoi la marchandisation est un procédé industriel uniforme et homogène contraire à la politique des femmes et la politique de la nature prônant la diversité[59].

Importance de la diversité

Le savoir-faire des femmes indigènes est un mode de production et des compétences, basés sur une pratique naturelle en lien avec la préservation de l'environnement et de la biodiversité. Le respect de la diversité permet la mise en relation de différents éléments naturels. La biodiversité est essentielle au développement économique de nombreuses communautés du Tiers-monde, aussi à leur bien-être et leur subsistance. Leurs moyens durables de production et de consommation, basés sur les ressources biologiques et sur le principe de conservation de la biodiversité, donnent une certaine harmonie de vie.  La monoculture au contraire, accompagnée d'engrais chimiques, provoquent des carences et déséquilibres alimentaires, tout en détruisant la richesse naturelle des sols. La diversité des récoltes est donc indispensable au maintien d'un équilibre nutritionnel et à la fertilité des sols. Ces modes de production sont écologiques mais aussi culturelles. Des festivals, rituels sacrés de semence, symbolisent le renouveau, la diversité et l'harmonie, non seulement du monde végétal mais de la planète et du monde social. Contrairement aux productions uniformisées de maximisation des rendements, les semences sacrées considèrent l'influence des planètes et du climat, essentielle à la production végétale[59].

Opposition avec un mode de production capitaliste

L'arrivée des nouvelles technologies, "progressistes", s'oppose aux pratiques traditionnelles, durables et respectueuses considérées comme primitives et arriérées. A travers un principe de maximisation et d'impératif économique, ces nouveaux modes de production conduisent, par un rendement unidimensionnel, à une destruction de la biodiversité et des moyens d'existence. Jugées comme regroupant trop de tâches, trop diversifiées, le travail des femmes indigènes est la plupart du temps déconsidéré par les économistes. C'est selon Vandana Shiva « une inaptitude conceptuelle à définir le travail des femmes à l'intérieur et extérieur de la maison »[59]. Pourtant ces femmes sont d'importantes productrices en termes de valeur, de volume et d'heures prestées. Elles ont été les gardiennes des semences depuis des temps immémoriaux, leurs compétences et leurs connaissances devraient être à la base de toutes les stratégies d'amélioration des récoltes. Malgré les conséquences destructrices de ce système de production de masse capitaliste, ce dernier est paradoxalement en plein développement.    

De multiples divergences

Vandana Shiva expose des points divergents entre la pratique traditionnelle des femmes indigènes et la pratique des firmes capitalistes. Premièrement, la biodiversité est une forme relationnelle pour les femmes et non réductrice. Ensuite, le concept de sacralité et de la diversité des semences ne se retrouve pas dans les entreprises de maximalisation et industries biotechnologiques, prônant la marchandisation de masse et le profit comme unique valeur. Ensuite, un système de production agricole durable serait un cycle fermé entre la production et la consommation. Pour les cultivatrices, l'équilibre de la semence repose sur la continuité de la vie. Les entreprises de semence vont briser ce système d'auto-approvisionnement en fabriquant des semences à usage unique, ne permettant pas la naissance de nouvelles générations, de sorte à contraindre les cultivateurs et cultivatrices à acheter leurs semences à ces entreprises et d'y créer une dépendance.  Vandana Shiva dénonce la pratique de breveter des semences en la définissant comme « une forme de piraterie du vingt et unième siècle »[60], permettant aux entreprises multinationales, de dérober, piller l'héritage et le patrimoine commun des paysannes du Tiers-monde. Pour elle, ils volent aux productrices du Tiers monde leur biodiversité et aux consommateurs une nourriture sûre et saine.

Quelques écoféministes connues

Notes et références

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  33. Voir le livre de Susan Griffin, Woman and Nature: The Roaring Inside Her, Ontario, Women's Press, 1984 et le poème de Saxe, "Une question stupide", paru dans Caldescott Leonie and Leland Stephanie (eds), Reclaim the Earth: Women Speak Out for Life on Earth, The Women's Press Ltd, 1983.
  34. Carolyn Merchant, "Exploiter le ventre de la Terre", Reclaim. Recueil de textes écoféministes choisis et présentés par Emilie Hache, Paris, Cambourakis, coll. « Sorcières », 2016, 412 p. Texte tiré d'une adaptation des chapitres I et VII de The Death of Nature (1980) de Carolyn Merchant.
  35. Voir la French Theory.
  36. Douglas A. Vakoch (ed.), Feminist ecocriticism: Environnment, Women, and Literature, Lanham, Lexington Books, 2012, p. 68
  37. Douglas A. Vakoch (ed.), Feminist ecocriticism: Environnment, Women, and Literature, Lanham, Lexington Books, 2012, p. 3
  38. Voir Violynea et Natty, section Ecoféminisme matérialiste, « Expliquez-moi l'écoféminisme », simonae.fr, 17 mars 2017,(consulté le 9 décembre 2019)
  39. Carolyn Merchant, « Exploiter le ventre de la terre », dans Emilie Hache, Reclaim. Recueil de textes écoféministes choisis et présentés par, Paris, Cambourakis, , p.141.
  40. (en) Francis Bacon, Novum Organum, cité par Merchant dans l'édition de J. Spedding, L. Ellis, D. D. Heath, The Works of Francis Bacon, Cambridge University Press, vol. 4, p. 20, 287, 294.
  41. Merchant 2016, p. 154.
  42. Point de départ du livre d'Elsa Dorlin, La matrice de la race, Paris, Editions La Découverte, 2009.
  43. Elizabeth Carlassare voit ainsi dans les critiques faites par les écoféministes matérialistes une forme de mépris disqualifiant la sensibilité et la poésie comme mode d'accès au réel. Voir le chapitre reprenant son texte "L'essentialisme dans le discours écoféministe" de Reclaim. Recueil de textes écoféministes choisis et présentés par Émilie Hache, Paris, Cambourakis, 2016, 413 p.
  44. Carlassare 2016, p. 32.
  45. Émilie Hache (trad. de l'anglais), Reclaim : recueil de textes écoféministes : Introduction, Paris, collection Sorcières, éditions Cambourakis, , 412 p. (ISBN 978-2-36624-213-3 et 2-36624-213-1, OCLC 964354872, lire en ligne), p. 31
  46. Vandana Shiva, Staying Alive: Women, Ecology and Development, Zed Books, 1989, repris dans l'anthologie Reclaim. Recueil de textes écoféministes choisis et présentés par Emilie Hache citée plus bas.
  47. Vandana Shiva "Etreindre les arbres", in Reclaim. Recueil de textes écoféministes choisis et présentés par Emilie Hache, Paris, Cambourakis, 2016, p. 186.
  48. Hache 2016, p. 54.
  49. Victoria Davion, "Is Ecofeminsm feminist?" in Karen Warren, Ecological Feminism, Routledge, 1994, p. 10.
  50. Ariel Salleh, "Deeper than Deep Ecology: the Eco-Feminist Connexion", Environnmental Ethics, v. 6, n°4, 1984, pp. 17-18.
  51. Naomi Shor, "The Essentialism Which is Not One, Bad Objects: Essays Popular and Unpopular, Duke University Press, 1995.
  52. Hache 2016, p. 14.
  53. Voir Violynea et Natty, section Ecoféminisme spiritualiste, « Expliquez-moi l'écoféminisme », simonae.fr, 17 mars 2017,(consulté le 9 décembre 2019)
  54. "il faut lire ces textes comme des actes de guérison et d'émancipation (empowerment), des tentatives pragmatiques de réparation culturelle face à des siècles de dénigrement des femmes et de reconnexion à la terre/nature", Hache 2016, p. 31. Voir sur ce point les similitudes avec la démarche des féministes différentialistes françaises des années 1970 qui s'inspirent des théories psychanalytiques du retour du refoulé. Elles théorisent un nécessaire retour de la femme à un corps, à une nature et à une Histoire qui lui ont été dérobées, dans un processus de guérison morale. De la même manière, il s'agit de revendiquer ("reclaim") un pouvoir en mêlant récupération du passé et invention de modèles futurs.
  55. L'écoféministe néo-païenne Starhawk mentionne ces prières adressées à la Grande Déesse, notamment après l'ouragan Katrina. Elle les nomme "efforts spirituels" executés "en nous adressant personnellement à Elle", syncrétisme entre le rapport sans intercession de certains Protestants à Dieu et les pratiques de médiatations asiatiques. Elle fait cependant référence aux "prêtresses d'Oya" qui executent des prières collectives et ritualisées par des danses en transe, et se définit elle-même comme "prêtresse", ce qui suppose un sacerdoce nécessitant d'être "en contact avec les pouvoirs profonds de la terre" et de "l'écouter" pour déchiffrer ses messages. Starhawk, "Une réponse néopaïenne après le passage de l'ouragan Katrina", in Emilie Hache, Reclaim. Recueil de textes écoféministes choisis et présentés par Emilie Hache, Paris, Cambourakis, 2016, pp. 270-271.
  56. Hache 2016, p. 17.
  57. Elizabeth Carlassare, « La critique essentialiste dans le discours écoféministe », dans Emilie Hache, Reclaim, recueil de textes écoféministes choisis et présentés par Emilie Hache, Paris, Cambourakis, , p. 330.
  58. Vandana Shiva et Maria Mies, Ecoféminisme, L'Harmattan, 185-195 p. (ISBN 2-7384-7177-3), p. 355
  59. Vandana Shiva et Maria Mies, Ecoféminisme, L'Hamarttan, 355 p. (ISBN 2-7384-7177-3), p. 187
  60. Vandana Shiva et Maria Mies, Ecoféminisme, L'Harmattan, 355 p. (ISBN 2-7384-7177-3), p. 194

Annexes

Bibliographie

  • Association des Femmes en Recherche Théologique, Femmes & Hommes en Église, Les Réseaux des Parvis, Hors-série no 24 : Les Femmes et la nature. L’écoféminisme, 2010.
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  • d’Eaubonne F. (1974) Le temps de L’Ecofeminisme (The Time For Ecofeminism).
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En français

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  • Marianne Leconte, Femmes au futur. Anthologie de science-fiction féminine, Bibliothèque Marabout, 1976.
  • Maria Mies & Vandana Shiva, Ecoféminisme, Paris, L'Harmattan, 1998.
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  • Starhawk, Rêver l'obscur. Femmes, magie et politique (1982), Cambourakis, 2015.
  • Alice Cook & Gwyn Kirk, Des femmes contre des missiles. Rêves, idées et actions à Greenham Common, Paris, Cambourakis, 2016.
  • Reclaim. Recueil de textes écoféministes choisis et présentés par Émilie Hache, Paris, Cambourakis, 2016.
  • Françoise Flamant, Women's Lands. Construction d'une utopie. Oregon, USA, 1970-2010, iXe, 2016.
  • Jeanne Burgart Goutal, Être écoféministe. Théorie et pratiques, éditions l'Échappée, 2020.
  • Solene Ducretot, Après La Pluie - Horizons écoféministes, éditions Tana, 2020.

En anglais

  • Douglas A. Vakoch, Feminist Ecocriticism. Environnment, Women, and Literature, Lexington Books, 2012
  • Reclaim the Earth: Women speak out for Life on Earth, édition établie par Stephanie Leland & Leonie Caldescott, The Women's Press Ltd., 1983
  • Susan Griffin, Woman and Narure: the Roaring Inside Her (1978), The Women's Press, 1984
  • Ariel Salleh, Ecofeminism as Politics: Nature, Marx and the Postmodern, Sed Books, 1997
  • Women Healing Earth: Third World Women on Ecology, Feminism, and Religion, édition établie par Rosemary Radford Ruether, SCM Press, 1996
  • Sandra Harding, The Science Question in Feminism, Cornell University Press, 1986
  • Noël Sturgeron, Ecofeminist Natures: Race, Gender, Feminist Theory and Political Action, Routledge, 1997.

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Liens externes

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