Théorie du substratum

En philosophie, la théorie du substratum, ou théorie de la substance est une conception de la nature fondamentale des objets ou des personnes selon laquelle un objet (ou une personne) est une « substance » distincte de ses propriétés. La substance est un concept essentiel en ontologie et en métaphysique, et le substratum en est la désignation latine, terme utilisé depuis l'Antiquité et le Moyen-Age et réactualisé par la métaphysique analytique contemporaine.

Selon les théories du substratum, et contrairement à la théorie du faisceau, une substance ne se réduit pas à une collection de propriétés : il y a quelque chose en plus, le substratum ou la substance, qui est à la fois le support des propriétés et ce qui fait l'unité de cet ensemble de propriétés, dans la mesure où celles-ci sont portées par un seul et même substrat [1].

Philosophie antique et médiévale : la « matière première »

La théorie du substratum trouve son origine chez Aristote qui, dans Métaphysique Z, propose de dépouiller une substance de ses propriétés pour trouver le porteur que celles-ci ont en commun. Ce porteur ne possède en lui-même aucune propriété, sauf « en puissance ». Entendu ainsi, le substratum est le sujet d'attribution des propriétés et constitue la « matière première » (materia prima) de la substance individuelle :

Si [la matière] n'est pas la substance, en effet, on ne voit pas quelle autre chose le sera, car si l'on supprime tous les attributs, il ne subsiste rien, évidemment, que le substrat […] Le sujet dernier n'est donc, par soi, ni un être déterminé, ni d'une certaine quantité, ni d'aucune autre catégorie ; il ne consistera même pas dans la simple négation de ces catégories, car les négations, elles aussi, ne lui appartiendront que par accident[2].

On retrouve l'écho de cette conception chez le philosophe et théologien saint Thomas d'Aquin qui considère que les « formes non-substantielles » (les propriétés) sont prédiquées de la substance mais que la « forme substantielle » (le substratum) est prédiquée de la matière.

Les « particuliers nus » de la métaphysique analytique – équivalents contemporains des substrata – n'ont pas quant à eux leur antécédent dans la notion aristotélicienne de « matière première », car celle-ci, au moins chez Aristote, n'est pas déterminée, contrairement aux « particuliers nus » de Bergmann et de ses successeurs.

Philosophie contemporaine : notion de « particuliers nus »

Les « particuliers nus » de Bergmann (bare particulars) sont avant tout des individuateurs[3]. Bergmann considère que si nous essayons de traiter un individu comme un complexe de propriétés universelles (« universaux »), nous ne pouvons distinguer des individus qui possèdent les mêmes propriétés, à moins de recourir à la notion de « particulier nu ». Un particulier nu est un élément du monde sans lequel l'objet correspondant n'existerait pas. Son existence est théoriquement indépendante de ses propriétés, même si dans la réalité il lui est impossible d'être totalement privé de propriétés. Il est « nu » car il est considéré sans ses propriétés et « particulier » parce qu'il réfère à une entité individuelle.

Les propriétés que possèdent le substratum en tant que « particulier nu » sont dites « inhérentes ». Dans la phrase « la pomme est rouge » par exemple, la couleur rouge est inhérente à la pomme. Considérée comme un substratum, la pomme possède la couleur rouge qui est inhérente à sa substance.

Bien qu'elle s'oppose à la théorie du faisceau à laquelle on associe souvent la théorie des tropes, la théorie du substratum est compatible avec la théorie des tropes. Cette position conciliatrice est défendue par Charlie B. Martin qui conçoit le substratum comme un porteur et un rassembleur de tropes, « lesquelles, quelles que soient les descriptions que l'on en donne, ont besoin d'être portées »[4].

Théorie du substratum et théorie de l'Ego

Appliquée à la question de l'identité personnelle, la théorie du substratum est une théorie qui justifie l'existence du Moi ou de l'Ego. On parle alors de « théorie de l'Ego »[5]. Selon la théorie de l'Ego, l'existence continue d'une personne ne peut être expliquée que comme l'existence continue d'un même sujet d'expérience.

Les partisans de cette conception considèrent que la réponse à la question de savoir ce qui unifie la conscience d'une personne à un moment donné – ce qui fait que, par exemple, je peux en ce moment à la fois voir ce que je suis en train de taper à l'écran et entendre le vent à ma fenêtre – est que ces deux expériences sont vécues par moi, la personne que je suis, à ce moment-là. De même, ce qui explique l'unité de la vie entière d'une personne est le fait que la même personne est le sujet de toutes les expériences de sa vie. Dans sa forme la plus connue, le dualisme cartésien, chaque personne est une entité persistante purement mentale – une âme ou une substance spirituelle.

Arguments en faveur de la théorie du substratum

Deux arguments habituels sont avancés pour justifier la théorie du substratum : l' « argument grammatical » et l' « argument de la conception ».

Argument grammatical

L'argument grammatical utilisé pour justifier la théorie du substratum s'appuie sur la grammaire traditionnelle. La phrase « la neige est blanche », par exemple, contient un sujet grammatical neige ») ainsi qu'une relation de prédication est blanche »). L'argument consiste à montrer qu'il n'y a aucun sens à parler de la « blancheur » comme s'il s'agissait d'une caractéristique désincarnée. Parler de « blancheur », c'est toujours affirmer que la neige ou autre chose « est » blanc. Les assertions qui ont un sens sont formées à partir d'un sujet grammatical dont les propriétés peuvent être attribuées à un sujet grammatical identifiable à une substance.

La théorie du faisceau rejette l'argument grammatical parce que selon elle, un sujet grammatical ne se réfère pas nécessairement à un sujet métaphysique. On peut donc former des phrases sensées à propos des objets sans se référer à des substances.

Argument de la conception

L'argument de la conception fait valoir le fait que pour concevoir les propriétés d'un objet, comme la couleur d'une pomme, il faut concevoir l'objet qui possède ces propriétés. Selon cet argument, on ne peut concevoir la couleur, ou toute autre propriété, indépendamment de la substance qui possède cette propriété.

Objections et critiques : la théorie du faisceau

Théorie rivale de la théorie du substratum, la théorie du faisceau conçoit les objets non pas comme des « particuliers nus » individuant des ensembles de propriétés, mais comme des « particuliers concrets ». Les particuliers concrets sont des « faisceaux » ou constructions de propriétés qualitatives telles que les tropes ou les universaux.

Les principales objections avancées par la théorie du faisceau à l'encontre de la théorie du substratum sont relatives aux « particuliers nus » dont la réalité serait concevable indépendamment de leurs propriétés. Les tenants de la théorie du faisceau objectent à cette notion d'entité sans propriétés le fait qu'elle est, justement, inconcevable. En effet, selon eux, dès que l'on a une quelconque notion de substance à l'esprit, une propriété accompagne toujours cette notion. Ils renvoient souvent à la formule de John Locke selon laquelle la substance est « un je ne sais quoi » de la chose, pour signifier l'inconsistance de la notion d'une substance conçue séparément de ses propriétés.


Articles connexes

Notes et références

  1. P. Simons, « Les particuliers dans un vêtement particulier : trois théories tropistes de la substance » (1994), dans Métaphysique contemporaine : propriétés, mondes possibles et personnes, Paris, Vrin, 2007, p. 77.
  2. Aristote, Métaphysique Z, 1029 a 10-25, tr. fr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1991.
  3. P. Simons, « Les particuliers dans un vêtement particulier : trois théories tropistes de la substance » (1994), dans Métaphysique contemporaine : propriétés, mondes possibles et personnes, Paris, Vrin, 2007, p. 78.
  4. C. B. Martin, « substance substanciated » (1980) in Australian Journal of Philosophy, p. 7-8.
  5. D. Parfit, « Les esprits divisés et la nature des personnes » dans Métaphysique contemporaine : propriétés, mondes possibles et personnes, Paris, Vrin, 2007, pp. 311-323.

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