Guerre du Caucase

La guerre du Caucase ou conquête du Caucase désigne une série d'opérations militaires menées de 1817 à 1864 par l'Empire russe, ayant abouti à l'annexion de la Ciscaucasie. Elle est la guerre la plus longue qu'ont conduite les Russes dans leur histoire[1].

Carte de la conquête des Khanats semi-autonomes du Caucase par les Russes.
La construction de la Route militaire géorgienne est un facteur-clé de la conquête russe du Caucase.
Les Montagnards quittant l'aoul, par Piotr Grouzinski.
Expédition de l'armée du général Argoutinski-Dolgorouki en 1853, par Franz Roubaud, 1892.

Contexte

La résistance plus ou moins organisée des Nord-Caucasiens à la pénétration russe commence en 1785, sous le commandement de cheikh Mansour[2]. Si celui-ci est défait et capturé par les Russes en 1791, son action les oblige à abandonner la construction de la route militaire reliant la Russie à la Géorgie (cette dernière est passée en 1783 sous protectorat de l'Empire russe avant d'en devenir une province à proprement parler en 1801). Avec l'arrêt des travaux de fortifications, cessent également les « brigandages » des Nord-Caucasiens. Ils reprennent de nouveau en 1800 lorsque les Russes recommencent à ériger des forteresses le long de la Route militaire géorgienne[3].

Histoire

La guerre du Caucase a lieu sous le règne de trois tsars : Alexandre Ier, Nicolas Ier et Alexandre II. Les chefs militaires russes les plus importants sont Alexis Iermolov (campagne de 1816-1827), Mikhaïl Semionovitch Vorontsov (campagne de 1844-1854) et Alexandre Bariatinski (campagne de 1856-1862). Les écrivains Mikhaïl Lermontov et Léon Tolstoï y prennent part, et le poète Alexandre Pouchkine y fait référence dans son poème byronien Le Prisonnier du Caucase (1821).

L'invasion russe rencontre une résistance acharnée. La première campagne, qui s'achève au moment de la mort d'Alexandre Ier et de la révolte décembriste de 1825, ne permet d'obtenir que de maigres succès face à ce que les chefs militaires russes considéraient n'être qu'une « poignée de sauvages » : un échec surprenant, puisque l'armée impliquée était celle qui venait de vaincre Napoléon. Les succès des armées d'Alexis Iermolov sont de plus entachés de tristes réussites, dont la quasi-extermination de certaines populations, dont les Tchétchènes[4]. Si les actions d'Iermolov sont saluées par Pouchkine dans son Prisonnier du Caucase[5], elles laissent sceptique le général Mikhaïl Orlov, qui avait reçu la capitulation de Paris en 1814[6] : « Je crois que malgré toute son intelligence, il [Iermolov] est incapable de pacifier cette contrée. Il est tout aussi difficile d'asservir les Tchétchènes et d'autres peuples de cette région que d'aplanir le Caucase. Cette œuvre s'accomplira non pas avec les baïonnettes mais avec le temps et les lumières qui nous font également défaut. […] Cela étant dit, il y a quelque chose de majestueux dans cette guerre permanente, et les portes du temple de Janus ne se ferment pas en Russie, comme dans la Rome antique. Qui, à part nous, peut se vanter de mener une guerre éternelle ? »[7]. Il est à noter que ces lignes datent de 1820 et qu'il faudra attendre encore 44 ans avant que la guerre ne touche à sa fin.

Entre 1825 et 1830, l'intensité des opérations diminue, la Russie étant impliquée dans deux autres conflits, contre l'Empire ottoman et la Perse. Alors qu'elle a obtenu des succès considérables au cours de ces deux guerres, les combats reprennent dans le Caucase, contre le mollah Ghazi et Gamzat-bek, puis l'imam Chamil, qui conduit la résistance des montagnards dès 1834, et jusqu'à sa capture par Bariatinski en 1859.

La seconde période d'accalmie a lieu après la trêve conclue avec Chamil en , lorsque la Russie est engagée dans la guerre de Crimée. Cependant, la trêve fut de courte durée, puisque la guerre recommença à la fin de la même année.

La guerre du Caucase s'achève avec la conquête du Nord du Caucase et l'exode massif de musulmans vers l'Empire ottoman (notamment l'exode des Circassiens). Chamil, de son côté, prête allégeance au tsar et est exilé par la suite en Russie centrale. La guerre se termine officiellement le ( dans le calendrier julien), avec une déclaration du tsar.

Rôle des Tchétchènes

Les Tchétchènes, qui constitueront plus tard « le principal pilier du pouvoir de Chamil »[8], font dès le début de la guerre l'objet d'une attention particulière dans les visées expansionnistes russes au Caucase de l'est[9],[alpha 1]. « De toutes les tribus indigènes de l'Oblast du Terek, celle des Tchétchènes, de par son nombre, son organisation sociale et plus encore en raison des propriétés topographiques du territoire qu'elle occupe, a conservé plus longtemps que les autres sa capacité à résister et, effectivement, elle l'a exercée contre nous de la façon la plus déterminée qui soit. Les premières expéditions que nous avons menées contre ce peuple, et dans lesquelles nous avions perdu nos moyens, notre temps et la vaillance militaire des soldats russes, n'ont en réalité pas permis de le soumettre définitivement à notre autorité »[13], constate en 1863 le général Mikhaïl Loris-Melikov, chef de l'Oblast du Terek. L'année suivante, le général Alexandre Kartsov, adjoint du commandant en chef des forces russes au Caucase, abonde dans le même sens : « Ici [en Tchétchénie], tout s'est ligué contre nous : et le caractère du peuple, et son organisation sociale, et le terrain. […] Une longue guerre, que les Tchétchènes menaient avec nous, n'a pas exhaussé ni amélioré leur caractère […]. Le démocratisme était chez eux toujours porté à ses dernières extrémités […]. Même dans la langue des Tchétchènes, il n'y a pas de mot ordonner. »[14] En 1783 déjà, le général Pavel Potemkine rapportait à son parent éloigné Grigori Potemkine (favori de la tsarine Catherine II) : « Les Tchétchènes sont le peuple qui, de par ses penchants bestiaux, ne connaît jamais la paix et qui, à chaque occasion qui s'offre à lui, recommence son insolente résistance, malgré ses amanats [otages que les Russes détenaient en garantie de la sujétion des Nord-Caucasiens[alpha 2]]. Pour l'en dissuader, il ne reste pas d'autres moyens que de l'exterminer complètement en sacrifiant un nombre non négligeable de nos troupes, ou bien de lui prendre toutes les terres dont il a besoin pour l'élevage et l'agriculture »[17].

C'est également aux Tchétchènes que voue une hostilité particulière Iermolov[18]. Il les qualifie de « vauriens »[19], de « scélérats »[20], de « brutes »[21] et de « plus vicieux des brigands qui attaquent la Ligne »[18]. Dans la même veine que Potemkine, Iermolov essaie de priver les Tchétchènes de leurs terres de labour et d'élevage et de les réduire à ne vivre que de « la nourriture de Saint-Antoine » en croyant que « la promiscuité les amènera à s'entretuer » mieux que les Russes ne les tuent[22]. Cette politique va de pair avec les expéditions « punitives » qui ne se font pas sans résistance. Ainsi, en , le général Nikolaï Grekov, chef du flanc gauche de la Ligne, écrit dans son rapport à Alekseï Veliaminov, chef d'état-major d'Iermolov : « Ces deux circonstances extrêmes [de fortes gelées et la disette de fourrage qui s'ajoutent à l'offensive russe] sont assez fortes pour avoir raison de n'importe quel autre peuple, mais c'est à peine si elles ont ébranlé un peu les Tchétchènes : leur opiniâtreté est incroyable »[23]. Iermolov conclut que « les Tchétchènes ne saisissent pas même le droit le plus facile à comprendre, celui du plus fort ! Ils résistent »[24].

D'après Lermontov, les vétérans russes considèrent les Tchétchènes comme une « engeance »[25]. En 1840, il publie sa Berceuse cosaque qui suscite de nombreuses réminiscences, allusions, imitations et parodies[26]. Son plus célèbre passage, « Le méchant Tchétchène rampe sur la berge, / Il aiguise son couteau »[27], sera souvent évoqué dans le contexte des deux guerres russo-tchétchènes  de la fin du XXe et du début du XXIe siècles[28].

Notes et références

Notes

  1. C'est ainsi que Joseph Desbout, chef du flanc gauche puis du flanc droit de la Ligne en 1813-1826, les désigne comme les « premiers coupables »[10] de l'opposition des Ciscaucasiens à la construction de la Route militaire géorgienne. En 1770, Catherine II estime que la différence entre les Tchétchènes et d'autres peuples dits montagnards réside en ce que ces derniers, « même s'il leur arrive d'agir en scélérats, gardent cependant les apparences, tandis que les Tchétchènes, au contraire, se révèlent toujours être des scélérats assumés »[11]. De même, Nicolas Ier, lors de sa visite au front en 1837, écoute avec bienveillance les doléances de délégués de toutes les populations autochtones de la zone « pacifiée », sauf celles de la délégation tchétchène, et ordonne à ses généraux d'avoir les Tchétchènes « sous une crainte de tout instant » et de les « tenir solidement en respect »[12].
  2. La Russie avait emprunté cette pratique aux Mongols[15]. Elle y recourut également lors de sa conquête de la Sibérie, au XVIIe siècle[16].

Références

  1. Hoesli 2006, p. 10.
  2. Mariel Tsaroïeva, Peuples et religions du Caucase du Nord, Paris, Karthala, 2011, p. 173.
  3. Desbout 1829, p. 37, 91-92.
  4. Les populations tchétchènes auraient passé alors de 700 000 à 60 000 personnes (Milana Terloeva, Danser sur les ruines : Une jeunesse tchétchène, Paris, Hachette Littératures, 2006, p. 205).
  5. Orlov 1963, p. 236, 341.
  6. Orlov 1963, p. 25-27.
  7. Orlov 1963, p. 228.
  8. (ru) Арнольд Зиссерман, Двадцать пять лет на Кавказе (1842-1867) : Часть первая. 1842-1851, Санкт-Петербург, Типография А. С. Суворина, (lire en ligne), p. 91. La Grande Encyclopédie soviétique le confirme : « Les Tchétchènes étaient considérés à juste titre comme les adversaires les plus forts et les plus actifs du gouvernement tsariste lors de la conquête du Caucase du Nord. La poussée des troupes tsaristes contre les montagnards amena ces derniers à s'allier afin de lutter pour leur indépendance, et dans cette lutte des montagnards, les Tchétchènes jouaient un rôle éminent en fournissant le gros des forces et des vivres pour le gazawat (guerre sainte) » ((ru) Большая советская энциклопедия (О. Ю. Шмидт (rédacteur en chef)), vol. 61 : Ч – Шахт, Москва, Государственное словарно-энциклопедическое издательство «Советская энциклопедия», , p. 530-531). En 1859, en tentant de remonter le moral aux Tchétchènes après la chute de sa capitale, Vedeno, Chamil leur dit lui-même : « Vous êtes la flamme de la religion, le socle musulman [du Caucase] » (cité par (ru) Гаджи-Али, « Сказание очевидца о Шамиле », Сборник сведений о кавказских горцах, Тифлис, no VII, , p. 54 (lire en ligne, consulté le )).
  9. Vatchagaev 2008, p. 61.
  10. Desbout 1829, p. 92.
  11. (ru) Петр Бутков, Материалы для новой истории Кавказа, с 1722 по 1803 год : Часть первая, Санкт-Петербург, Типография Императорской Академии наук, (lire en ligne), p. 302.
  12. Moussa-Pacha Koundoukov, « Mémoires (1837-1865) », Le Caucase, Paris, no 3, , p. 18-21 (lire en ligne).
  13. Cité par (ru) Юрий Братющенко, « Читал ли Сталин записку генерала Карцова », sur ynik.info, (consulté le ).
  14. Cité par (ru) Адольф Берже, « Выселение горцев с Кавказа », Русская старина, Санкт-Петербург, Типография В. С. Балашева, vol. XXXVI, , p. 7-8 (lire en ligne).
  15. Vatchagaev 2008, p. 78.
  16. Maurice Woehrlé, Les peuples du ski : 10 000 ans d’histoire, Paris, Books on Demand, , 324 p., p. 221 :
    « Au XVIIe siècle, les cosaques obligeaient les indigènes à verser le yassak [impôt en fourrure] en prenant des otages, dénommés amanats, servant de caution. En somme, c'était du racket. »
  17. Cité par (ru) Василий Потто, Два века Терского Казачества (1577-1801), vol. II, Владикавказ, Электропечатня Типографии Терского областного правления, (lire en ligne), p. 146.
  18. Hoesli 2006, p. 42.
  19. Ermolov 1890, p. 210.
  20. Ermolov 1890, p. 233, 443, 447.
  21. (ru) Яков Гордин, « Кавказ. Проконсул, горцы, ханы », Нева, no 3, (lire en ligne, consulté le ).
  22. Ermolov 1890, p. 279.
  23. Cité par (ru) Николай Дубровин, История войны и владычества русских на Кавказе : Ртищев и Ермолов, vol. VI, Санкт-Петербург, Склад издания у В. А. Березовского, (lire en ligne), p. 527.
  24. Cité par (ru) Сергей Шостакович, Дипломатическая деятельность А. С. Грибоедова, Москва, Издательство социально-экономической литературы, (lire en ligne), p. 74.
  25. (ru) Михаил Лермонтов, « Кавказец », sur feb-web.ru, (consulté le ). Voir à ce sujet (ru) Николай Маркелов, « "Где рыскает в горах воинственный разбой…" », Новый мир, no 9, (lire en ligne, consulté le ).
  26. (ru) Борис Эйхенбаум, « Варианты и комментарии », sur feb-web.ru, (consulté le ).
  27. Viviane Scemama Lesselbaum, « Les berceuses », sur nikibar.com, (consulté le ).
  28. Voir, entre autres, « Présidentielle, le débat Chirac-Jospin. Cinquième partie », transcription du premier débat télévisé entre Jacques Chirac et Lionel Jospin lors de la campagne présidentielle de 1995 animé par Alain Duhamel et Guillaume Durand, sur liberation.fr, (consulté le ) et (ru) Дмитрий Фурман, « Самый трудный народ для России », sur old.sakharov-center.ru, (consulté le ).

Voir aussi

Bibliographie

  • Eric Hoesli, À la conquête du Caucase : Épopée géopolitique et guerres d'influence, Paris, Syrtes, (ISBN 9782845451308)
  • Maïrbek Vatchagaev (avec Aude Merlin), L'aigle et le loup : La Tchétchénie dans la guerre du Caucase au XIXe siècle, Paris, Buchet/Chastel, (ISBN 9782283020777)
  • (ru) Иосиф Дебу, О Кавказской линии, Санкт-Петербург, Типография Карла Крайя, (lire en ligne)
  • (ru) Михаил Орлов, Капитуляция Парижа. Политические сочинения. Письма, Москва, Издательство Академии наук СССР, (lire en ligne)
  • (ru) « Письма Алексея Петровича Ермолова к Арсению Андреевичу (впоследствии графу) Закревскому », Сборник Императорского русского исторического общества, Санкт-Петербург, Типография И. Н. Скороходова, vol. 73 « Бумаги графа Арсения Андреевича Закревского », (lire en ligne)

Articles connexes

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