Flûteur automate de Vaucanson

Le Flûteur automate de Vaucanson est un automate androïde jouant de la flûte traversière, conçu et réalisé par Jacques Vaucanson et présenté au public en 1738. Il recrée fidèlement le jeu d'un flûtiste sur un instrument identique à ceux en usage à l'époque.

L'automate

L'idée d'un flûtiste automate est venue à Vaucanson alors qu'il observait la statue du Faune jouant de la flûte dit Berger flûteur d'Antoine Coysevox dans le jardin des Tuileries[1],[2].

Commencé en 1735, l'automate est terminé en octobre 1737[3]. Après une brève exposition à la Foire Saint-Germain, il est mis en démonstration payante en janvier 1738 à l'hôtel de Longueville, où Vaucanson a son atelier. Le public est partagé entre scepticisme et admiration, et Voltaire qualifie l'inventeur de « rival de Prométhée »[3]. D'abord réticents, mais sur demande expresse de Louis XV transmise par son premier ministre, le Cardinal de Fleury, les membres de l'Académie royale des sciences se rendent à l'hôtel de Longueville pour examiner l'automate. Vaucanson leur en fait une présentation détaillée dans son mémoire du 30 avril 1738, et l'Académie rend un rapport élogieux signé par le secrétaire perpétuel Fontenelle, avec une approbation pour l'impression par Henri Pitot :

« L'Académie ayant entendu la lecture d'un Mémoire de Monsieur Vaucanson contenant la description d'une statue de bois, copiée sur le faune en marbre de Coysevox, qui joue de la flûte traversière, sur laquelle elle exécute douze airs différents avec une précision qui a mérité l'attention du public, et dont une grande partie de l'Académie a été le témoin, elle a jugé que cette machine était extrêmement ingénieuse, que l'auteur avait dû employer des moyens simples et nouveaux, tant pour donner aux doigts de cette figure les mouvements nécessaires que pour modifier le vent qui entre dans la flûte, en augmentant ou diminuant la vitesse suivant les différents tons, en variant la disposition des lèvres et faisant mouvoir une soupape qui fait les fonctions de la langue ; enfin, en imitant par art tout ce que l'homme est obligé de faire, et qu'en outre cela, le Mémoire de Monsieur de Vaucanson avait toute la clarté et la précision dont cette machine est susceptible, ce qui prouve l'intelligence de l'auteur et ses grandes connaissances dans les différentes parties de la mécanique[4]. »

Pour illustrer son article « Androïde », l'Encyclopédie en donne en 1751 une description extrêmement détaillée, en grande partie reprise du mémoire de 1738[5]. Le flûtiste, d'une hauteur d'environ 1,60 m, reposant sur un piédestal de 1,45 m cachant le mécanisme, était une imitation en légère réduction du faune de Coysevox, revêtu d'un habit de sauvage[alpha 1].

À partir de 1741, le Flûteur est exposé dans plusieurs villes de France et en Italie avec deux autres réalisations de Vaucanson, le Canard digérateur et le Tambourinaire provençal[6],[7].

Donnés en location pour un an à trois négociants lyonnais, dont un certain Pierre Dumoulin, maître gantier-parfumeur, les automates sont exhibés à Londres en 1742, puis achetés à Vaucanson au terme du bail. Dumoulin les fait voyager aux Pays-Bas, en France, notamment à Strasbourg en 1746, et en Allemagne, où, faute d'argent, leur périple s'interrompt en 1755 chez un prêteur sur gage de Nuremberg. Par précaution, Dumoulin rend les automates inutilisables, inversant des pièces du Flûteur et du Tambourinaire[8],[9]. Parti en Russie, il y décède sans jamais être venu reprendre son bien[alpha 2].

Après trente années d'abandon à Nuremberg, les automates passent dans les mains de plusieurs propriétaires et mécaniciens réparateurs, mais il semble que, contrairement au Canard, le Flûteur et le Tambourinaire n'aient plus jamais fonctionné. Gottfried Christoph Beireis, professeur de médecine à Helmstedt et collectionneur de curiosités, après avoir acheté les automates en 1784, fait appel à Johann Georg Bischoff fils pour les remettre en état, et se déclare satisfait du résultat[9] ; néanmoins, pour moderniser le répertoire du flûtiste, il en fait remplacer le cylindre par un instrument de musique mécanique exécutant un de ses airs favoris, extrait de l'opéra de Carl Heinrich Graun Brittanico, qu'il avait entendu précédemment sur une horloge musicale[8]. Abusant de la crédulité du riche collectionneur, un charlatan lui promet d'améliorer le flûteur en lui intégrant un appareil qui lui permettrait de jouer à vue n'importe quel morceau qu'on lui présenterait, puis il disparaît sans laisser d'adresse[8] ; son intervention aurait mis un terme à toute possibilité de restauration ultérieure. Goethe, qui rend visite à Beireis en 1805, écrit dans ses Tag- und Jahreshefte : « Der Flötenspieler war verstummt (le flûtiste était devenu muet) »[8]. Vers 1840, des automates, dont le fameux Canard, sont confiés pour réparation à Johann Bartholomé Rechsteiner (de), mais rien n'indique qu'il ait réussi à remettre le flûteur en état de marche, si tant est qu'il ait eu réellement cet automate entre les mains[alpha 3].

La dernière exhibition recensée du Flûteur est celle de septembre 1863 à Paris, organisée par l'automatier Blaise Bontems[10], qui reste cependant incertaine[alpha 4]. On ignore ce qu'il serait devenu par la suite ; à la fin du XIXe siècle, il aurait été présent à Vienne, mentionné alors comme seul automate authentique de Vaucanson encore subsistant[11],[alpha 5].

La flûte et la production du son

Amovible et remplaçable[12], la flûte était selon toute vraisemblance, et à la différence du galoubet du Tambourinaire provençal, la seule partie non construite par Vaucanson et ses ouvriers horlogers. Le mémoire de 1738 et l'article Androïde de l'Encyclopédie[5] indiquent que cette flûte est en , qu'elle nécessite le rôle actif de trois doigts de la main gauche et quatre de la main droite, et, comme on le voit sur les gravures du musée Carnavalet et de la Bibliothèque nationale, elle était en quatre parties.

Flûte en buis et ivoire en quatre parties à une clé
d'après Thomas Lot, Paris, c.1740

Ces caractéristiques correspondent aux flûtes traversières en usage après 1725, en bois ou plus rarement en ivoire, démontables, qui étaient fabriquées par plusieurs facteurs d'instruments à vent parisiens. Dans les documents de l'époque, l'origine de la flûte n'est cependant jamais indiquée. La quatrième partie, ou patte, comportait la clé de ré#, un accessoire indispensable à l'exécution de la musique de cette époque, mais non mentionné dans le texte de 1738, ni ultérieurement[alpha 6].

Dans son mémoire à l'Académie des sciences, Vaucanson développe longuement les principes de physique, d'anatomie et d'acoustique relatifs à la production et à la modulation des sons sur la flûte traversière[7].

Au moment où il concevait son automate, l'inventeur était un commensal du fermier général La Pouplinière, flûtiste amateur dont le portrait de 1740 par Carle van Loo comporte une flûte du même type que celle de l'automate. À la table et dans le salon de ce riche mécène se croisaient les meilleurs musiciens de Paris, et les méthodes de Hotteterre[13] et Corrette[14] étaient facilement disponibles, ce qui fait que Vaucanson, sans être flûtiste lui-même, était parfaitement instruit de la technique et des doigtés de la flûte traversière et du jeu des flûtistes.

Le souffle sur l'embouchure venait d'un distributeur d'air comprimé alimenté par trois groupes de soufflets, chacun avec un débit différent, pour maintenir la colonne d'air, effectuer les nuances et passer aux registres supérieurs[alpha 7] ; le mouvement des lèvres permettait de couvrir plus ou moins l'embouchure et d'adapter la force et la direction du souffle. Les trous du corps de la flûte étaient bouchés par trois doigts de la main gauche et trois de la droite, et la clé était actionnée par l'auriculaire droit[11],[15]. Les orifices des trous était aplatis et l'extrémité des doigts recouverte de cuir pour assurer une fermeture sans fuite d'air[12]. L'articulation, le détaché et le lié étaient réglés par le jeu d'une soupape située dans la cavité buccale, faisant office de langue. La flûte pouvait émettre fidèlement douze airs différents, dont Rossignol ton ramage tendre de Michel Blavet, le plus fameux virtuose de l'époque. Contrairement à certains automates ultérieurs, ces morceaux n'étaient pas spécialement écrits pour des possibilités de reproduction sonore limitées[alpha 8].

Postérité

L'androïde de Vaucanson a été copié par quelques fabricants de flûtistes automates du XVIIIe siècle, mais ces réalisations ont également toutes disparu.

Entre 1990 et 2010, le laboratoire Takanashi de l'université Waseda de Tokyo a conçu et perfectionné un robot flûtiste, le WF-4RVI (waseda flutist robot n° 4 refined VI), hommage de la technologie moderne au précurseur Vaucanson, avec des fonctions supplémentaires d'interactivité[16].

L'Automate de Vaucanson est le titre d'un opéra-comique de Louis Bordèse et Adolphe de Leuven de 1840, avec un solo de flûte. Dans un dessin du Père Marie-Dominique-Joseph Engramelle figurant dans La Tonotechnie ou l'art de noter les cylindres (1775), le Flûteur est représenté nu dans un atelier d'artisans avec carillons, orgue et tympanon[17]. En littérature, le flûtiste de Vaucanson est évoqué dans le conte « Les Automates » des Frères de Sérapion d'E.T.A. Hoffmann.

Notes et références

Notes

  1. Les "sauvages" (Chinois, Persans, Indiens…) étaient particulièrement à la mode, comme le montre le succès des Indes galantes de Jean-Philippe Rameau, de 1735-1736.
  2. Le lieu et la date du décès de Dumoulin restent imprécis : Moscou, 1765 (Journal général de France, 1787, vol.6, n° 15, p. 58-59), Saint-Pétersbourg, avant 1781 (Doyon et Liaigre, op. cit., p. 95, note 68).
  3. Dans Jakob Vogel, J.B. Rechsteiner : Ein Wort der Bitte für einen großen Mechaniker, Glarus, Vogel, , p. 24, la description du "Flûteur de Vaucanson" (« un monsieur, une dame et au milieu un garçon sont assis sur un canapé. La dame est accompagnée par le joueur de flûte, tandis que le garçon bat le tambourin et le rythme avec ses pieds. Le mouvement des doigts et de la tête était imité de manière trompeuse ; le son était réellement produit par le souffle, et en perturbant le jeu des touches, le spectateur pouvait modifier la séquence des notes ») ne correspond en rien à l'automate de Vaucanson : (de) « J.B. Rechsteiner », sur digital.slub-dresden.de (consulté le ).
  4. On peut douter que le flûteur, encore moins sa « restauration », ait été présenté à cette occasion : dans les exhibitions des Bontems à Lyon, Valence, Avignon et Marseille qui ont précédé celle de Paris, on parle du succès du Canard, mais rien n'est dit sur le Flûteur (Doyon et Liaigre, op. cit., p.104-105).
  5. Cette information avait cependant été déjà démentie en 1882 dans Le Magasin pittoresque : « Le Flûteur automate n'est pas à Vienne, comme on le croît généralement. » « Vaucanson », dans Le Magasin Pittoresque, vol. 50, , 412 p. (lire en ligne), p. 121-122.
  6. Cette omission a amené Doyon et Liaigre (op. cit., page 78) à estimer que la clé n'était pas nécessaire sur une flûte d'automate (« Pourquoi d'ailleurs en aurait-elle eu ! Vaucanson n'eut-il pas tout loisir de donner à la main droite de son automate la constitution anatomique désirable… ») ; cependant, concernant le cinquième doigt de la main droite, les deux gravures d'époque n'en montrent pas une longueur anormale ni une position particulière ; d'autre part, la note du duc de Luynes précise que la flûte est remplaçable par toute autre flûte, ce qui exclut un instrument spécifique. L'interprétation de Doyon et Liaigre repose en fait sur un passage de Karl von Heister (op. cit., 1860, page 214) à propos de la présumée flûte de l'automate et de la plaque de cuivre gravée par H.-F. Gravelot en possession du Dr Ludwig Konrad Bethmann, directeur de la bibliothèque de Wolfenbüttel de 1854 à 1867, « une flûte en bois ordinaire sans clé, avec la seule particularité que les six trous sont reliés par une surface horizontale ». Cette « surface horizontale » doit correspondre à l'aplatissement des trous signalé par de Luynes. Ne possédant que six trous pour sept doigts, cette flûte était donc soit un faux, soit plus vraisemblablement la flûte originale dont la patte (et donc la clé) avait été perdue.
  7. Tout en concédant que la façon d'atteindre les registres supérieurs avec l'instrument de Vaucanson puisse « être nécessaire à une Flûte qui se joue moyennant une machine », le célèbre virtuose Johann Joachim Quantz ajoute « mais je sais aussi par l'expérience, que de tels joueurs de Flûte mécaniques n'observent pas la règle, qui veut qu'on joue fort les tons bas, et doucement les tons hauts », et met en garde les apprentis flûtistes pour qu'ils n'appliquent pas cette technique, qui « rend les tons hauts extrêmement rudes et désagréables » (Essai d'une méthode pour apprendre à jouer de la flute traversiere, avec plusieurs remarques pour servir au bon goût dans la musique le tout éclairci par des exemples et par XXIV. tailles douces, par Jean Joachim Quantz, musicien de la Chambre de Sa Majesté le Roi de Prusse », chap. 4, De l'Embouchure, p. 47. Berlin, Voß, 1752 « J.J. Quantz : Essai », sur books.google.fr (consulté le ).
  8. C'est notamment Henri-Louis Jaquet-Droz qui a écrit les cinq courts morceaux joués par sa Musicienne sur un petit orgue de deux octaves (1774, musée de Neuchâtel).

Références

  1. Angélique Victoire de Vaucanson, comtesse de Salvert, Vie de Vaucanson, rédigée à la demande de Condorcet, manuscrit de Villeboton, .
  2. Nicolas de Condorcet, « Éloge de M. de Vaucanson », dans Histoire de l'Académie Royale des Sciences, année 1782, Paris, Imprimerie royale, (lire en ligne), p. 156-168.
  3. Eliane Maingot, Les automates, Paris, Hachette, , 95 p., p. 18-22.
  4. « Le mécanisme du fluteur automate », sur gallica.bnf.fr (consulté le ).
  5. « D'Alembert et Diderot, Encyclopédie, 1751, tome 1, p.448-451 : Androïde », sur fr.wikisource.org (consulté le ).
  6. « D'Alembert, Encyclopédie, 1751, tome 1, p.896-897 : Automate », sur fr.wikisource.org (consulté le ).
  7. « Vaucanson : Le mécanisme du fluteur automate, chez Jacques Guérin à Paris, 1738, 22 pages », sur books.google.fr (consulté le ).
  8. (de) Karl von Heister, Nachrichten über Gottfried Christoph Beireis, Professor zu Helmstedt von 1759 bis 1809, Berlin, Nicolai, (lire en ligne), p. 211-215.
  9. Alfred Chapuis, « Un document inédit sur les Automates de Vaucanson », La Suisse horlogère, no 3, , p. 41-44.
  10. « Restauration des chefs-d'œuvre de Vaucanson », La Gazette, (lire en ligne).
  11. Henry-René D'Allemagne, Histoire des jouets, Paris, Hachette & Cie, , 316 p., p. 222-226 « Automates de Vaucanson », sur archive.org (consulté le ).
  12. Le duc de Luynes note dans ses Mémoires : « 14 janvier 1738 : … ce qui fait le singulier de cette machine, c'est que […] l'on peut substituer toute autre flûte à la place de celle qu'il joue, qui ne diffère d'une flûte ordinaire que parce que les trous sont plus aplatis pour que les doigts portent absolument à plomb. Ce sont les doigts qui jouent ; ils sont rembourrés… ». Mémoires du duc de Luynes sur la Cour de Louis XV, tome II, p. 12-13 : « Mémoires du duc de Luynes », sur gallica.bnf.fr (consulté le ).
  13. Principes de la Flute Traversiere, ou Flute d'Allemagne. De la Flute à Bec, ou Flute Douce, et du Haut-Bois, Divisez par Traitez. Par le Sieur Hotteterre-le-Romain, ordinaire de la Musique du Roy, édité chez Christophe Ballard à Paris en 1707, réédité cinq fois jusqu'en 1741.
  14. Méthode pour apprendre aisément à joüer de la Flute traversière, par Michel Corrette, chez Boivin à Paris, ca.1730.
  15. « Animaux et androïdes », sur www.multimedia.ugam.ca (consulté le ).
  16. (en) « WF-4RVI », sur www.takanishi.mech.waseda.ac.jp (consulté le ).
  17. « La tonotechnie », sur archive.org (consulté le ).

Voir aussi

Articles connexes

Bibliographie

 : documents utilisés comme source pour la rédaction de cet article :

  • Alfred Chapuis et Edmond Droz, Les Automates : figures artificielles d'hommes et d'animaux, histoire et technique, Neufchâtel, Éditions du Griffon, , 426 p.
  • André Doyon et Lucien Liaigre (préf. Bertrand Gilles), Jacques Vaucanson, mécanicien de génie, Paris, Presses universitaires de France, , 557 p.
  • Jean Bedel, Les automates, Paris, Jacques Grancher, , 86 p. (ISBN 978-2733901953).
  • Jean Prasteau (préf. André Pieyre de Mandiargues), Les automates, Paris, Gründ, coll. « Collection de l'Amateur », , 191 p..
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