Batouala

Batouala est un roman de René Maran publié en aux éditions Albin Michel. Il reçoit la même année le prix Goncourt et, de fait, est le premier livre d'un écrivain noir à recevoir un prix littéraire prestigieux en France.

Batouala
Auteur René Maran
Pays France
Genre Roman
Éditeur Albin Michel
Lieu de parution Paris
Date de parution

Premier roman de son auteur, Batouala est écrit dans un style naturaliste et expose les mœurs et traditions d'une tribu noire d'Oubangui-Chari, dirigée par Batouala.

Cet ouvrage contient une critique ambivalente du colonialisme français : si la préface fait date tant sa critique des excès du colonialisme français est virulente, Maran, administrateur colonial de profession, ne dénonce pas le colonialisme en tant que tel. Batouala a également été analysé comme un roman précurseur de la négritude.

Résumé de l'ouvrage

Batouala, grand chef du pays banda, excellent guerrier et chef religieux est rattrapé par le temps. Le récit suit ses considérations ordinaires, comme celle de savoir si se lever vaut la peine, mais présente aussi son point de vue personnel sur la colonisation, la coutume et la vie en général. Alors qu'il est responsable d'une importante cérémonie, il doit dorénavant se méfier d'un concurrent amoureux en la personne du fougueux Bissibi'ngui qui cherche à séduire sa favorite, Yassigui'ndja. Au terme de tensions consécutives à la mort du père de Batouala lors de la fête des « Ga'nzas », Yassigui'ndja se voit attribuer la mort de celui-ci, hâtant ainsi le projet d'assassinat que Bissibi'ngui nourrit à l'encontre de son rival. C'est finalement au moment de la chasse que Batouala se voit porter le coup fatal par la griffe d'une panthère. À la suite de cette blessure, Batouala agonise longuement et est témoin de la dilapidation de ses biens ainsi que du départ de ses femmes, dont sa favorite fuyant avec Bissibi'ngui[1].

Structure

Le roman est composé d'une préface et de treize chapitres :

  • La préface évoque la réalisation du roman, le contexte de celui-ci et critique de manière acerbe les excès du colonialisme en Afrique-Équatoriale française tout en appelant la métropole et les intellectuels français à redresser ces travers[2].
  • Le chapitre 1 introduit le personnage de Batouala le mokoundji, à travers une scène de réveil matinal au côté de sa favorite Yassigui'ndja et développe longuement une description comique de son chien Djouma.
  • Le chapitre 2 présente la scène de la matinée ou partage des tâches se fait entre Batouala et Yassigui'ndja. S'ensuit alors un passage de réflexion sur les blancs, exploiteurs étranges et inquiétants. Le déroulement de la journée continue avec un dialogue entre d'autres villages par tam-tams interposés au sujet de l'organisation de la fête des « Ga'nzas ». Le chapitre se clôt sur un panoramique nocturne après l'introduction du rival de Batouala, Bissini'ngui.
  • Le chapitre 3 présente plus en avant le personnage de Yassigui'ndja et présente la situation amoureuse de Batouala qui vie en plus avec 8 autres compagnes. On apprend par la suite que Yassigui'ndja s'éprend de Bissini'ngui et doit le rencontrer mais celle ci le surprend avec une autre femme, décidant de repartir, elle est surprise par une panthère et ne doit son salut qu'à l'arrivée de Batouala et de son rival. Batouala commence dès lors à avoir des soupçons.
  • Le chapitre 4 prend place trois jours avant la fête, au cours d'une joute verbale, Yassigui'ndja s'attaque à sa rivale I'ndouvoura au sujet de Bissini'ngui. Le chapitre se clôt sur une scène de tempête richement détaillée qui laisse place à la nuit et au calme sur un nouveau panorama.
  • Le chapitre 5 voit se réunir tous les villages de la région pour la fête des « Ga'nzas », s'ensuit de longues palabres sur l'exploitation coloniale et le mépris des blancs à leur encontre.
  • Le chapitre 6 décrit la fête rituelle des « Ga'nzas » qui permet aux garçons et filles de marquer le passage à l'âge adulte. La cérémonie voit son apogée atteint avec la circoncision et l'excision des jeunes aux rythmes des incantations, danses, chants et instruments traditionnels. À la suite de cette scène décrite dans les moindres détails, les participants sont dispersés par des agents coloniaux revenus tout juste en poste, le père de Batouala est retrouvé mort sans doute en raison d'une trop forte ingestion d'alcool rituel.
  • Le chapitre 7 présente la cérémonie funèbre du père de Batouala et développe une longue réflexion sur l'importance de la coutume, fruits de la sagesse des anciens. Batouala y assiste en compagnie de son rival, tous deux mûrissent des plans de vengeance et sont conscients de la réciprocité de leurs desseins.
  • Le chapitre 8 développe le personnage de Bissini'ngui à travers l'épisode d'une rencontre avec Yassigui'ndja. S'ensuit une longue discussion où l'on apprend que cette dernière se voit attribuée la mort du père de Batouala et se sent donc en danger de mort. Celle-ci promet alors fidélité à Bissini'ngui, lui demandant de fuir avec elle mais celui-ci lui propose d'attendre la fin des chasses, Bissini'ngui nourrissant le projet de rejoindre la milice à Bangui.
  • Le chapitre 9 présente Bissini'ngui en pleine réflexion nocturne sur le moyen d'assassiner son rival Batouala. Alors qu'il suit un sentier, celui-ci use de sa capacité à lire la brousse pour trouver son chemin et tombe nez à nez avec Batouala, sa mère et son chien.
  • Le chapitre 10 voit Batouala, complètement ivre, livrer ses secrets sur les mythes bandas à son rival, non sans quelques menaces. L'entrevue est interrompue par l'arrivée d'habitants perdus d'un village voisin, le projet de meurtre est remis à plus tard.
  • Le chapitre 11 décrit le processus de la chasse, détaille les méthodes de traque et de capture, les différents animaux, évoque une histoire singulière sur un blanc chasseurs de M'balas (éléphants) et s'achève sur le signal du début de chasse : un grand feu pour précipiter les animaux à la merci des chasseurs.
  • Le chapitre 12 décrit la scène de chasse, les bienfaits du feu et les différents rôle des chasseurs. En plein massacre, une panthère surgit, se jetant de côté pour éviter la bête, Bissini'ngui évite de justesse la sagaie que Batouala lui avait lancé. En réaction à ce jet, la panthère blesse au ventre Batouala d'un coup de patte et s'enfuit.
  • Finalement, le chapitre 13 suit la longue agonie de Batouala, implacable malgré tous les soins plus ou moins magiques apportés et au terme duquel est évoquée le partage de ses biens et de ses femmes. Le grand chef s'éteint sur des dernières paroles blâmant les blancs et leur travail forcé pendant que Bissini'ngui et Yassigui'ndja s'unissent dans des étreintes amoureuses avant de s'enfuir dans la nuit.

Cadre géographique

Le roman se déroule en Oubangui-Chari (actuelle République centrafricaine), en pays Banda dans la subdivision de Grimari, entre les hauteurs (Kagas) que sont le Kaga Kosségamba, le kaga Gobo et le kaga Biga. Le roman est nourri de références très détaillées sur les lieux précis de l'action que ce soit dans la préface ou dans le reste du livre. Les personnages évoluent dans des villages ainsi que dans la brousse omniprésente. Le paysage se compose de vallées, de grands fleuves ainsi que de différents monts.

Personnages

  • Batouala. Personnage principal, il est chef de plusieurs villages, grands chasseurs, guerrier et aux nombreuses conquêtes. Il est l'un des plus grands critiques des colons dans le livre et défend la coutume ainsi que la tradition.
  • Yassigui'ndja. Favorite de Batouala, intelligente belle et fidèle joue un rôle central dans le récit. Malgré l'affection qu'elle porte en son mari et ce en tolérant parfaitement sa pratique polygamique, elle finit par s'éprendre de Bissibi'ngui plus jeune et plus vivant que son amant dans la pente de la vieillesse.
  • Bissibi'ngui. Le rival de Batouala, excellent guerrier, fin chasseur et d'une grande beauté s'éprend de Yassigui'ndja. Par la suite, il ne cessera de réfléchir au moyen de tuer son rival dans l'espoir de fuir avec sa compagne à Bangui.
  • Les Bandas. C'est l'ethnie des habitants des villages sous l'autorité de Batouala. Ils interviennent à travers le son omniprésent des tams-tams et autre instruments qui rythment le récit ainsi que dans la scène de la fête des « Ga'nzas » et lors des chasses. Le roman présente de nombreuses scènes de palabres entre ceux-ci et Batouala.
  • Djouma. Le chien de Batouala. À priori sans importance, le développement de ce personnage occupe pourtant de nombreuses pages dans le roman. De nombreux passage prennent en effet la perspective de Djouma, véritable témoin clandestin de nombreuses scènes. Il bénéficie entre autres d'un traitement relativement comique.
  • Les administrateurs coloniaux. Ils incarnent les maux et la brutalité que dénoncent René Maran. Ils sont absents physiquement de la majorité du récit et n'interviennent que pour disperser les Bandas, refusant toute aide lorsqu'ils sont sollicités par eux. Leur place dans le récit se fait essentiellement par l'intermédiaire des réflexions de Batouala ainsi que par les palabres des Bandas. Ils sont donc dépeints comme des personnes absurdes et cruelles.

Contexte d'écriture

Contexte global de la colonisation

Batouala, nourri de l'expérience personnelle de l'auteur, prend place en Oubangui-Chari, l'une des quatre colonies relevant du Gouvernement Général de l'Afrique-Équatoriale française et dans laquelle René Maran a opéré en tant qu'administrateur colonial. Celui ci décrit dans la préface le lieu exact de l'action au moment de l'écriture (avant les changements administratifs successifs dans les années suivantes). Batouala prend place dans la circonscription (équivalent d'un département) de la Kémo (dont le chef-lieu, Fort-Sibut ou Krébédjé est situé à environ 190 km au Nord de Bangui) et plus précisément, dans la subdivision (équivalent à une sous-préfecture) de Grimari (située à 120 km environ à l'Est de Fort-Sibut)[1]. La colonisation de la zone se fait à la suite de la découverte du fleuve Oubangui par des explorateurs belges. Le territoire ainsi découvert est alors partagé entre la France et la Belgique de part et d'autre du fleuve, celui ci marquant la frontière entre les deux puissances coloniales. L'Oubangui-Chari devient une colonie en 1906 et est intégrée à l'Afrique-Équatoriale française en 1910[3]. La zone est peuplée de l'ethnie Banda[1], victime de travaux forcés dans le cadre du régime des compagnies concessionnaires (17 entreprises disposent de 50% de l'Oubangui-Chari, qui reste possédé par l'État) pour l'exploitation de l'hévéa par exemple. Basé sur des sociétés sans réelle envergure financière et purement spéculatives, le système périclite après la Première Guerre mondiale et l’État prend le relais, tout en conservant les mêmes pratiques brutales[3] dénoncées notamment dans la préface de Batouala[1]. La colonisation du territoire s'appuie à l'origine sur le thème de la mission civilisatrice avec une volonté affichée par la France de lutter contre l'esclavage puisque la zone est intégrée au circuit de la traite Atlantique depuis le XVIIIe siècle[3].

René Maran : jeunesse et études

René Maran nait à Fort-De-France le . Il est le fils de Léon Herménegilde Maran et Marie Lagrandeur. Il quitte la Martinique à 3 ans pour le Gabon, son père y ayant été appelé pour y occuper un poste d'administrateur colonial. Il occupera ce poste jusqu'à sa mort[4]. En 1894, afin de protéger sa santé fragile et de lui donner accès à une meilleure éducation, il est envoyé par son père en métropole, au Lycée de Talence, à Bordeaux. La solitude qui affectera Maran durant ses années d'internat est à l'origine de sa vocation d'écrivain. Il trompe la solitude par l'étude et la poésie. Il entre en classe de troisième au Grand Lycée de Bordeaux, expérience traumatisante le poussant encore plus à se renfermer sur lui-même. Le , il obtient son baccalauréat lettres-latin avec la mention passable[4]. Cette difficile expérience de l'éloignement de sa famille est une des causes de la sensibilité de Maran. Après des études de droit à Bordeaux, il quitte la métropole pour les colonies.

Carrière de Maran et étapes d'écriture de Batouala

René Maran en 1930.

L’écriture de Batouala se confond avec l’expérience de Maran en tant qu’administrateur colonial. Sa rédaction dure près de cinq ans. Tout d'abord, parlons de l'entrée de Maran dans l'administration coloniale. Le , il est engagé comme commis de 4e classe des affaires indigènes en Oubangui-Chari, portion du Congo français. Le bulletin personnel signé par le préfet de police de Bordeaux dit de lui qu'il "ne s'est jamais occupé de politique, Républicain". C'est dénué de toute logique partisane que Maran part pour la colonie. Il a de celles ci une image positive, transmise en partie par son père. Il s'attend à amener la civilisation aux colonisés et n'imagine pas encore les difficultés que sa couleur de peau va entraîner. Le choix de la fonction publique aux colonies est conditionné par la présence de sa famille : son père, haut fonctionnaire en Oubangui-Chari réside à Bangui. 6 mois après l'arrivée de Maran, ce dernier prend sa retraite et rentre à Bordeaux, laissant son fils seul pour subvenir aux besoins de sa famille. Après quelques péripéties (Maran, devant être embauché le , rate son bateau et ne prend ses fonctions qu'en .), Maran prend ses fonctions d'adjoint au chef de la circonscription de Bangui. Le , on lui propose un poste provisoire de commissaire de police, lui permettant de s'exercer au maintien de l'ordre. Cette compétence est essentielle aux fonctionnaires coloniaux. Ces différents constituent une sorte de stage avant sa titularisation officielle. Dans sa correspondance, Maran avoue s'ennuyer terriblement. L'écriture est sa seule passion, compromise par les contraintes de sa vie de famille. Les besoins de sa mère et ses deux frères l'oblige à limiter ses achats de livres. le , Maran est titularisé et promu à une classe supérieure. Le 5 aout 1911, à la suite de la mort de son père, il obtient un congé de six mois qu'il met à profit pour rentrer à Bordeaux. de retour, le , il s'isole dans la littérature. Les autres administrateurs ne partageant pas sa passion, Maran se coupe d'eux. L'écriture devient pour lui une thérapie. Cette passion dévorante prend même le pas sur sa vie sociale et sentimentale. Cet état d'esprit le conduit à l'écriture de "Batouala"

Celle-ci débute le , date connue par une lettre de Maran à un ami éditeur[5]. Celui ci est alors en poste en Afrique subsaharienne. L’objectif est alors de décrire la vie quotidienne d’un chef de tribu dans un « style exact et minutieux. ». Début 1913, le premier chapitre est achevé. Jusqu’en , l’écriture avance bon train, Maran affirme qu’il n’a « pas perdu son temps ». Mais dès 1914, Maran est ralenti par une charge de travail supplémentaire et une dépression. La solitude le plonge dans une grande détresse psychologique, dont il parvient à sortir en rédigeant des poèmes nostalgiques de sa vie au lycée de Talence, à Bordeaux. Dans une lettre de à son ami Manoel Gahisto, Maran décrit l’avancée du roman : « Tous les chapitres étant esquissés, j’essaie de m’inviter au travail. Malheureusement, le travail me dégoute. ». Il estime néanmoins qu’un mois de vacances en métropole lui suffirait pour achever Batouala. L’année 1915 le voit retrouver un rythme de travail solide. Maran affirme travailler « comme un bénédictin », et, le , estime à une semaine le temps restant pour la rédaction du second chapitre. Le , il s’attaque au troisième chapitre. Le travail entrepris est ardu : Maran s’astreint à un naturalisme rigoureux, tout désireux qu’il est de représenter le réel. La conception de Batouala connait une inflexion entre 1914 et 1916. Bien que fonctionnaire efficace et dévoué, il subit des injustices liées à sa couleur de peau. De plus, il mesure le changement de comportement des colons blancs à l'égard des indigènes, ceux ci participant à l'effort de guerre. Il commencer à écrire à propos des blancs dans Batouala. Dans sa correspondance, il opère une distinction entre ses amis écrivains blancs et les colons qu'il côtoie aux colonies[4]. Dans une lettre datée du adressée à Léon Bocquet, il estime avoir « presque fini de mettre au point ce fameux Batouala[4] ». En poste à Fort-Crampel, en Oubangui-Chari, il trompe l'ennui et la dépression en avançant dans son ouvrage. le , il écrit à Gahisto qu'il lui enverra le manuscrit une fois les trois derniers chapitres finalisés. le , il les retravaille encore. Un an plus tard, le , il écrit avoir relu Batouala « d'un bout à l'autre ». Maran semble satisfait de son ouvrage, disant même de lui qu'il « n'est pas ennuyeux ». La fin de la guerre lui laisse le champ libre pour achever son roman, chose faite en 1920[4]. Le , Maran signe avec Albin Michel le contrat d'édition de Batouala, tiré à 5 000 exemplaires[4].

Réception du Goncourt

Réactions des critiques

Le , le prix Goncourt est attribué à Batouala. Les critiques littéraires se montrent rapidement en désaccord avec le choix de l’académie, estimant que Maran ne mérite pas le prix.

Un premier ensemble de critiques est relatif au supposé manque de qualités littéraires du roman. L'écrivain et critique Edmond Jaloux reproche ainsi à Maran de prendre la place d’auteurs plus méritants, tels François Mauriac, André Gide ou Jean Giraudoux[6]. Il considère que Batouala est un roman « profondément médiocre, pareil à cent livres qui paraissent chaque année » et destiné à être rapidement oublié de par son manque de qualités littéraires[7]. Jaloux attaque le style de Maran, qualifié de « naturalisme puéril[8] » et estime que l’académie Goncourt l’a choisi pour son sujet exotique plus que pour sa manière de l’aborder, celle-ci n’ayant rien de nouveau[7]. Jaloux décrit le roman comme « une série de peintures de mœurs que termine un accident[7]. »

D’autres critiques estiment que pareil prix littéraire ne devrait pas être donné à un ouvrage critiquant, dans sa préface ainsi que dans deux chapitres, la politique coloniale française en Afrique subsaharienne. Henry Bidou est de ceux la. Il estime que Maran effectue des généralisations discutables en imputant à tous les officiers français les comportements de quelques-uns[9]. De plus, il considère que la civilisation a un prix, compensé par les bénéfices de cette dernière. Selon lui, Maran n’évoque pas ces avantages liés à la colonisation. Autre critique de Bidiou à Maran, se recoupant avec ce qu’a pu en dire Jaloux, porte sur la raison de la nomination. Pour Bidou, Batouala a trouvé le succès plus grâce à un engouement pour le roman colonial que pour ses propres qualités littéraires. La aussi, le style de Maran est attaqué : « La description des mœurs est souvent amusante, mais ne dépasse pas en mérite celle qu’on rencontre dans tant de récits de voyageurs qui n’ont jamais prétendu à l’honneur des lettres. Et quant à la forme, elle est sans valeur littéraire[9]. » D’autres critiques ont trouvé paradoxal que le Goncourt récompense un produit de l’acculturation et de la mission civilisatrice attaquant cette même mission. Cette position constitue plus une défense de l’humanisme colonial que d’une attaque formelle contre Batouala. La notoriété acquise par Maran met en lumière les méthodes de l’entreprise coloniale française et pousse à l’investigation dans d’autres colonies.

À la lumière de ces critiques, il est possible de voir où se situe le mérite de Batouala. Ce roman a permis d’aiguiser l’intérêt d’intellectuels et journalistes métropolitains sur les conditions de vies dans l’empire français. André Gide est l’un d’eux. L’auteur des Nourritures terrestres publie en 1927 Voyage au Congo, récit d’un périple effectué en 1925 en Afrique-Équatoriale française. Il y vérifie et confirme les assertions de Maran. Il publie dans La Revue de Paris des articles concernant les conditions de vies des colonisés. Le Petit Parisien envoie à son tour Albert Londres en Afrique, celui-ci publiant à son retour en 1929 Terre d'ébène, ouvrage bien plus critique que celui de Gide. Après eux, plusieurs autres reporters sont envoyés pour vérifier leurs dires. La vraie réussite de René Maran se situe sur ce plan.

Un contexte français favorable aux mouvements noirs

Blaise Diagne, alors député du Sénégal, en 1933.

Batouala reçoit le prix Goncourt dans un contexte français favorable aux mouvements noirs. Deux éléments en particulier : la forte implication des troupes noires dans la Première Guerre mondiale et l’implication de la France dans l’organisation du premier Congrès panafricain. La France emploie des troupes africaines depuis la fin du XIXe siècle. Ces troupes étaient néanmoins déployées sur des théâtres d’opération nord-africains. Afin de limiter le recours à la conscription en métropole, ces troupes noires vont être déployées en Europe[10]. La France recrute près de 7% de ses troupes dans ses colonies. près de 600 000 africains sont mobilisés, en majorité issus du Maghreb ou de l'Afrique-Occidentale française. Les colonies africaines servent donc à la France de réserve en hommes[11]. Afin d’inciter à l’engagement, des conditions avantageuses sont mises en place et renforcées en 1918 : les conscrits bénéficient d’exemptions fiscales, d’un emploi garanti au retour du front, des droits spéciaux pour leurs familles et, sous certaines conditions, peuvent recevoir la citoyenneté[10]. À ces conditions s ‘ajoutent l’espoir d’ascension sociale : la nomination de Blaise Diagne, député noir né au Sénégal et directeur de Cabinet de Clemenceau, pousse à l’engagement. L’homme est responsable de la mission Diagne. Cette politique a des effets pernicieux sur place. La conscription prive les colonies d’hommes jeunes en âge de travailler et de payer des taxes. Ce fait s’ajoutant au retour des premiers combattants et corps mutilés, des révoltes éclatent et certains fuient vers des territoires hors de l’autorité française.

Premier Congrès panafricain (19-21 février 1919)

Le XXe siècle voit la question des conditions de vie des noirs devenir populaire. Aux États-Unis, la National Association for the Advancement of Colored People voit le jour en 1909, précédée par d'autres mouvements. Ces mouvements, menés par des intellectuels tels W. E. B. Du Bois, intellectuel militant pour les droits civiques, visent à améliorer les conditions de vies des noirs en s'appuyant sur la bourgeoisie progressiste blanche. Cette stratégie n'ayant mené qu'a l'échec, Du Bois oriente son combat vers la défense des noirs africains et contre l'exploitation de l'Afrique par les puissances occidentales. Pour ce faire, il veut organiser une conférence Pan-Africaine, celle ci devant se tenir le même jour que la conférence de paix de Paris. Une pétition pour les droits des noirs doit être remise aux membres de cette dernière. La France voit dans ce congrès une opportunité de défendre les bienfaits de sa mission civilisatrice et autorise sa tenue les 19 et , à Paris. Cette opportunité permet au gouvernement de montrer sa bonne volonté tout en contrôlant les débats. Le représentant de l'État français et président du congrès est Blaise Diagne (1872-1934), député noir d'origine sénégalaise. Les revendications sont modérées : le droit à l'éducation et à la propriété foncière pour les noirs africains, l'abolition de l'esclavage et du travail forcé. La modération de ces requêtes tient à l'absence de critique de fond du colonialisme français, orientation probablement influencée par la présence de Blaise Diagne. Jessie Fausset, essayiste présente au congrès, rapporte l'impression générale quant à la position de Diagne. Ce dernier est présent pour éviter la montée d'une critique radicale des empires coloniaux, en particulier du Congo belge[12]. Une incompréhension s'installe entre afro-américains et noirs français, due aux pression différentes subies par ces deux groupes. Les noirs américains subissent un régime de ségrégation raciale tandis que leurs homologues français, bien que connaissant des discriminations raciales, ont la possibilité de s'intégrer par l'assimilation. Des députés comme Diagne estiment que le système français reconnait ses troupes noires, tout du moins plus que les autres puissances occidentales. L'usage de célébrations pour valoriser l'empire et sa mission civilisatrice ne s'arrête pas au congrès Pan-Africain : il est réitéré en 1922, à l'exposition coloniale de Marseille ainsi, on l'aura compris, que le . La réception du Goncourt par Maran est donc plus due à un climat politique, culturel et intellectuel déclenché par la Conférence Pan-Africaine. La vertu de Batouala se situe bien plus dans son influence politique que dans ses qualités littéraires.

Thématiques

Maran, précurseur de la négritude ?

La négritude est un mouvement intellectuel apparu dans l'entre deux guerre et lié à la prise de conscience ainsi qu'à la fierté exprimée d’une identité des peuples noirs. Ce mouvement apparaît dans un contexte ou ces peuples dans leur diversité sont niés par le colonialisme qui assimile toutes cultures considérées comme noires à de la sauvagerie et à de l’archaïsme. Le mouvement de la négritude se crée sous l'impulsion de noirs de la métropole française comme Aimé Césaire ou Léopold Sédar Senghor avec l'influence notable de la renaissance de Harlem[13]. Senghor dit à propos de la négritude qu'elle est "l'ensemble des valeurs culturelles du monde noir, telles qu'elles s'expriment dans la vie, les institutions et les œuvres des Noirs." [14] Celui ci considère Maran comme un précurseur de la négritude lorsqu'il rédige l'article "René Maran précurseur de la Négritude" en 1964 à la demande de Présence Africaine et de la veuve de l'auteur de Batouala, Camille Maran[15]. De plus, Senghor affirme : « Après Batouala, on ne pourra plus faire vivre, travailler, aimer, pleurer, rire, parler les Nègres comme les Blancs. Il ne s’agira même plus de leur faire parler "petit nègre", mais wolof, malinké, ewondo en français[14] ». En effet, Maran cherche à y décrire la vie africaine sans exotisme tout en ayant pour personnage principal un chef noir[13]. Celui ci déclare à son ami Manoel Gahisto, dans plusieurs lettres écrites lors de la réaction de Batouala, sa volonté d'écrire avec un réel soucis d'authenticité sur les coutumes et réalités africaines. Il écrit ainsi dans une lettre de 1914 qu'il veut « [...] que Batouala soit, aussi exactement que possible, la reconstitution de la vie d'un nègre en général, et d'un chef en particulier[16] ». Néanmoins, ces propos faisant de Maran un précurseur de la négritude sont contestés par des personnes comme Janheinz Jahn à travers la position qu'à l'auteur de Batouala vis-à-vis des femmes noires par exemple[17]. Ainsi, dans une autre lettre adressée à Gahisto, Maran écrit : "Je suis un délicat, un rêveur, un sentimental. Je ne pourrai donc jamais comprendre ni jamais aimer la femme indigène, inerte et simple réceptacle de spasmes désenchantés. Hélas!"[16]. Celui ci témoigne encore de son éloignement des femmes noires dans Les Œuvres libres : "Je pense et vis a la française. La France est ma religion. Je ramène tout à elle. Enfin, hormis la couleur, je me sais Européen. En conséquence, je ne peux et ne dois songer a me marier qu'avec une Européenne."[18]. Senghor lui-même à travers l'unique numéro de L'Étudiant noir, bien moins connu du grand public et écrit dans un contexte bien différent que son texte de 1964, conteste à Batouala son sous-titre de « véritable roman nègre » qu'il préfère attribuer à un autre roman de Maran, Le Livre de la brousse[19]. Par ailleurs, on peut considérer que l'intérêt de Senghor pour René Maran est moins dû à son œuvre littéraire qu'à son parcours comme écrivain noir, ayant réussi à s’imposer dans le milieu littéraire et intellectuel français des années trente à travers son prix Goncourt[15]. Enfin, malgré sa volonté d'authenticité, Maran opère à travers Batouala un certain mépris pour les coutumes locales qu'il désacralise par un regard extérieur et profondément européen, regard caractéristique de l'auteur qui renvoie à toute l’ambiguïté de la personne.

Une critique particulière de la colonisation

Cette ambiguïté se retrouve aussi dans sa critique particulière de la colonisation. En effet, à travers Batouala et notamment sa préface, celui ci condamne certains excès de la politique coloniale. On peut l'y voir par exemple parler les propos du ministre de la Guerre d'alors, André Lefèvre qui compare les comportements de certains fonctionnaires français en Alsace-Lorraine avec la situation au Congo français, ce qui montre pour Maran « que l'on sait ce qui se passe en ces terres lointaines et que, jusqu'ici, on n'a pas essayé de remédier aux abus, aux malversations et aux atrocités qui y abondent. » Dans le chapitre 5, il est aussi question de l'impôt déséquilibré en défaveur des noirs ainsi qu'au portage, au débroussaillage des routes ainsi qu'a l'exploitation du caoutchouc. Toutefois, même si Maran s'attaque à ces déboires, il confie tout de même le soin de réparer ces torts à la métropole, loin de remettre en cause la nature même de la colonisation, pourtant profondément liée aux déboires qu'il critique : « C'est à redresser tout ce que l'administration désigne sous l'euphémisme "d'errements" que je vous convie. La lutte sera serrée. Vous allez affronter des négriers. Il vous sera plus dur de lutter contre eux que contre des moulins. Votre tâche est belle. À l'œuvre donc, et sans plus attendre. La France le veut ![1] ». Maran oppose alors les négriers, les esclavagistes ou les français recourant au travail forcé contre les bons français, ses "frères de France, écrivains de tous les partis" dans lesquels il a foi en foi en leur générosité. Si ce fait ne rend pas René Maran ambigu quant à sa critique de la colonisation, il permet de comprendre à quel point celui ci se sent proche de ses pairs lettrés de France. Il va même plus loin puisqu'il défend la justesse du maintien des colons sur place lors du début de la première guerre mondiale et déclare que : "L'abandon momentané de la colonie aurait produit les plus fâcheux effets sur les indigènes. Plus tard, il aurait fallu reprendre a pied d'œuvre tout ce qu'on a eu tant de peine a étayer au cours de longues années. II aurait fallu tout recommencer. Ces peuplades, qui sont toutes encore foncièrement anthropophages oublient vite. Absents les chats, les souris seraient vite revenues a leurs anciens errements. Et cela eut été désespérant de recommencer ce qui avait été, fait, et bien fait..."[16]. Ce passage montre ainsi que Maran est un auteur assimilé et temporise ses critiques de la colonisation en les remettant à leurs places : celles de critiques visant à faire exécuter à la France sa promesse d'une action civilisatrice dont Maran reconnait la nécessité, légitimant de fait la colonisation.

Notes et références

  1. Maran 1921.
  2. Maran 1921, p. 9-18.
  3. Patrick Gourdin, « République centrafricaine : géopolitique d’un pays oublié », sur diploweb.com, (consulté le )
  4. Onana 2007.
  5. Manoël Gahisto, Hommage à René Maran et Présence Africaine 1965.
  6. Jaloux 1922, p. 106.
  7. Jaloux 1922, p. 107.
  8. Jaloux 1922, p. 108.
  9. Bidou 1922.
  10. Smith 2008.
  11. Pierre Singaravélou, Atlas des empires coloniaux, Paris, Autrement,
  12. Jessie Fausset, « Impressions of the Second Pan-African Congress », The Crisis,
  13. Khalifa 2009.
  14. Léopold Sédar Senghor, Négritude et Humanisme, t. 1, Paris, éditions du Seuil, , p. 410
  15. Mongo-Mboussa 2013.
  16. Ikonné 1974.
  17. (en) Janheinz Jahn, Neo-African Literature: A History of Black Writing, New York, Grove Press,
  18. René Maran, « Journal sans date », Les Œuvres libres, no 73, , p. 374
  19. René Maran, Le Livre de la brousse, Paris, éditions Albin Michel,

Annexes

Bibliographie

  • « René Maran revisité », Présence africaine, nos 187-188, , p. 95-259. 12 articles consacrés à Maran.
  • René Maran, Batouala, Paris, A. Michel, (OCLC 802868530, notice BnF no FRBNF30875366).
  • Régis Antoine, La Littérature franco-antillaise, Paris, Karthala, .
  • Charles Onana, René Maran : le premier Goncourt noir, 1887-1960, Paris, éditions Duboiris, .

Articles

Liens externes

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