< Théorie des groupes
fin de la boite de navigation du chapitre

Dans ce chapitre, on va exposer les premiers éléments sur les groupes libres. Le contenu du chapitre et ses exercices sont à la portée du lecteur connaissant les chapitres 1 à 7 et 16 de la leçon (groupe, sous-groupe, partie génératrice, homomorphisme, isomorphisme, sous-groupe normal, groupe quotient, groupes monogènes et , éléments conjugués, groupe dérivé) et les propriétés les plus classiques des cardinaux infinis.

Une grande utilité des groupes libres est qu'ils permettent de fonder rigoureusement les présentations de groupes, ce que nous ferons dans un chapitre ultérieur.

La notion de produit libre d'une famille de groupes, qui sera exposée plus loin dans ce cours, permettrait de définir les groupes libres autrement que dans le présent chapitre[1], mais, de même que plusieurs auteurs de manuels, on a préféré commencer par un exposé des groupes libres indépendant de la notion de produit libre.

Groupe libre construit sur un ensemble

Définitions et notations

Soit X un ensemble. Nous appellerons mot signé sur X tout multiplet de couples

,

n est un nombre naturel (), où sont des éléments de X et où appartiennent à la paire {1, -1} d'entiers rationnels.
Le nombre naturel n est appelé la longueur[2] du mot signé . On notera long(w) la longueur du mot signé w. Nous appellerons mot signé vide l'unique mot signé de longueur 0.
L'ensemble des mots signés sur X est noté F(X).

Remarque. L'expression « mot signé » n'est pas standard. Bourbaki[3] définit un mot sur l'ensemble X comme un multiplet d'éléments de X. Cette notion de mot sur X ne revient évidemment pas à celle de mot signé sur X qui est définie ici. Nos mots signés sur X sont, dans le langage de Bourbaki, les mots sur le produit cartésien
J. Calais[4] recourt à un ensemble choisi arbitrairement parmi les ensembles équipotents à X et disjoints de X; elle parle alors de « mot sur », où « mot » a le même sens que dans Bourbaki. Les « mots sur » de J. Calais sont une autre version de nos « mots signés sur X ».
J.J. Rotman[5] et D.J.S. Robinson[6] recourent eux aussi à un ensemble choisi arbitrairement parmi les ensembles équipotents à X et disjoints de X; Rotman appelle « word on X » et Robinson appelle « word in X » ce que J. Calais appelle « mot sur ». Les « words on X » de Rotman et les « words in X » de Robinson sont donc une autre version de nos « mots signés sur X ».

Définitions

Nous conviendrons de définir une lettre signée comme un mot signé de longueur 1.
Nous dirons qu'un mot signé w commence par la lettre signée si w est de longueur et de la forme avec ; dans le même cas, nous dirons aussi que la première lettre signée du mot w est . De même, nous dirons qu'un mot signé w finit par la lettre signée si w est de longueur et de la forme avec ; dans le même cas, nous dirons aussi que la dernière lettre signée du mot w est .
Le mot signé vide n'a pas de première ni de dernière lettre signée.

Notation

Si v est le mot signé et w le mot signé , nous noterons le mot signé (de longueur r + s)

.

(On peut considérer que s'obtient en juxtaposant v et w.)

On vérifie facilement que, dans l'ensemble des mots signés sur X, définit une loi de composition interne associative admettant le mot signé vide pour élément neutre. C'est donc une loi de monoïde.

Définition

Nous dirons qu'un mot signé est réduit s'il n'y a pas dans {1, ... , n-1} d'indice i tels que

et

Pour abréger, nous dirons « mot réduit (sur X) » au lieu de « mot signé réduit (sur X) ».

Exemples. Tout mot signé de longueur est réduit.

Le mot signé est réduit.
Un mot signé de la forme n'est pas réduit.
Si a et b sont distincts, tout mot signé de la forme est réduit.

Pour des raisons qui apparaîtront bientôt, on écrit généralement un mot signé réduit sous la forme

et on omet même les égaux à 1. Dans cette notation, le mot signé vide est noté 1.
La notation d'un mot réduit sur X est ambiguë si l'ensemble X est supposé contenu dans un groupe, cas que nous rencontrerons. Il faudra alors faire les distinctions nécessaires.

Nous allons maintenant définir une loi de composition interne dans l'ensemble des mots réduits sur X. La juxtaposition (mise bout à bout) ne convient pas, car, par exemple, ((x, 1), (x, 1)) et ((x, -1)) sont des mots réduits mais ((x, 1), (x, 1), (x, -1)) n'en est pas un.

Définition

Soient v et w des mots réduits sur l'ensemble X. Soit n le plus grand nombre naturel possédant la propriété suivante :

il existe des éléments de tels que
v est de la forme
et w est de la forme

(Ce nombre naturel n existe; il est éventuellement égal à 0.)
Le composé réduit v w de v et w est par définition le mot signé sur X

qui (vu la maximalité de n) est un mot réduit.

Le résultat est le même que si on mettait v et w bout à bout et qu'on supprimait du mot signé ainsi obtenu l'éventuel « digramme » de la forme ou , en continuant les suppressions tant qu'il reste un tel « digramme ».

Par exemple, si a, b, c sont trois différents éléments de X, le composé réduit v w de v = a b b c-1 et de w = c b-1 a est a b a.

On a employé l'expression « composé réduit » pour faire la distinction avec la mise bout à bout, mais dans la suite, on dira souvent « composé » tout court au lieu de « composé réduit ».

Énoncé 1.

Soit X un ensemble. L'ensemble F(X) des mots réduits sur X, muni de la loi de composition qu'on vient de définir, est un groupe. Le neutre de ce groupe est le mot signé vide 1. Tout mot réduit admet pour inverse le mot signé, lui aussi réduit,

Fin du théorème

Démonstration. On a noté que le composé de deux mots réduits sur X est un mot réduit sur X, donc la loi de composition en question est une loi de composition interne. On pourrait démontrer l'associativité de cette loi par d'assez longues distinctions de cas, mais cette méthode étant fastidieuse, nous allons préférer un procédé de van der Waerden (qui consiste à plonger le magma F(X) dans le groupe de ses permutations).
Pour toute lettre signée dans F(X), notons (où les barres verticales n'ont rien à voir avec le cardinal) l'application de F(X) dans lui-même définie de la façon suivante :

pour tout mot réduit v,
.

Autrement dit, est égal au composé réduit . La fonction prend donc bien ses valeurs dans F(X).
Vérifions que

(thèse 1)

Si v est un mot signé qui ne commence pas par la lettre signée , nous avons

d'où

(2)

Si maintenant v commence par la lettre signée , nous avons

(3) pour un certain mot signé w ne commençant pas par la lettre signée ; alors

d'où,

.

Puisque w ne commence pas par la lettre signée , cela peut s'écrire

,

ou encore, d'après (3),

Avec (2), cela prouve que

Les hypothèses sur étant satisfaites par , on en tire

On a donc prouvé la thése (1), donc et sont deux permutations de F(X), inverses l'une de l'autre.
Notons le groupe symétrique de F(X); notons le sous-groupe de engendré par les permutations , où x parcourt X.
D'après la « description constructive du sous-groupe engendré » (chapitre Groupes, premières notions), tout élément g de peut s'écrire

avec n naturel (), dans X et dans {1, -1}.
Puisque nous avons vu que et sont deux permutations de F(X) inverses l'une de l'autre, cela peut encore s'écrire

En considérant une telle écriture de gn est le plus petit possible, on voit qu'on peut supposer qu'il n'y a pas dans {1, ... , n} deux indices consécutifs i et i + 1 tels qu'on ait à la fois et . Nous dirons qu'une décomposition de g pour laquelle il n'y a pas deux tels indices est réduite.
Alors, d'après la définition de ,

autrement dit, en revenant à la notation initiale des mots signés,

Il en résulte que la décomposition réduite de g est unique : si est une décomposition réduite de g, alors et pour tout i dans {1, ... , n}.
Notons f l'application de F(X) dans telle que, pour tout élément (mot réduit)

D'après ce qui précède,

(4) f est une bijection de F(X) sur .

Prouvons que c'est un homomorphisme de magmas, c'est-à-dire que, pour tous mots réduits v et w sur X,

(thèse 5)

Soit s le plus grand nombre naturel possédant la propriété suivante :

v est de la forme

et

w est de la forme

Par définition de la loi de composition dans F(X), nous avons

donc, par définition de f,

(6)

D'autre part,

et

donc

La comparaison avec (6) donne

ce qui prouve notre thèse (5). Donc f est un homomorphisme de magmas de F(X) dans . Nous avons vu en (4) que f est une bijection, donc c'est un isomorphisme de magmas de F(X) sur . Puisque est un groupe et qu'un magma isomorphe comme magma à un groupe est un groupe (voir chapitre Groupes, premières notions), nous avons prouvé que F(X) est un groupe (isomorphe à ).
Les deux autres assertions de l'énoncé se vérifient facilement.

Définition

Soit X un ensemble. Le groupe F(X) défini à l'énoncé 1 est appelé le groupe libre construit sur X.

Pour tout élément de X, notons le mot signé ; notons l'ensemble des , où parcourt X.
Alors définit une bijection de X sur la partie de F(X). On commet souvent l'abus d'identifier à et à .
Le mot signé peut s'écrire, selon la loi du groupe F(X),

Si, pour tout élément de X, on identifie à x, le mot signé s'écrit donc

ce qui explique pourquoi nous avons introduit cette notation plus haut.

Groupes libres

Définitions et notations

Soient F un groupe et X une partie de F. On dit que X est une base de F si pour tout groupe G et pour toute application f de X dans G, il existe un et un seul homomorphisme de F dans G qui prolonge f, c'est-à-dire tel que, pour tout x dans X, .
Un groupe qui admet (au moins) une base est appelé un groupe libre. Un groupe admettant une base X est appelé un groupe libre de base X.

Remarques. 1° On peut noter l'analogie entre la définition d'une base d'un groupe et une caractérisation des bases d'un espace vectoriel ou, plus généralement, d'un module.
2° On définit un groupe abélien libre comme un groupe abélien qui est libre en tant que -module. Dans l'expression « groupe abélien libre », le mot « libre » n'a pas le même sens que dans l'expression « groupe libre » : un groupe abélien libre n'est généralement pas un groupe libre.
3° Un groupe admet sa partie vide pour base si et seulement s'il est trivial (c'est-à-dire réduit à son élément neutre). En effet, dire que l'ensemble vide est une base d'un groupe F revient à dire que pour tout groupe G, il existe un et un seul homomorphisme de F dans G. Cette condition est évidemment satisfaite si F est trivial. Réciproquement, supposons que pour tout groupe G, il existe un et un seul homomorphisme de F dans G. C'est alors vrai pour G égal à F, donc il existe un seul homomorphisme de F dans lui-même, donc l'endomorphisme identité de F et l'endomorphisme de F constant de valeur 1 sont égaux, ce qui revient à dire que F est réduit à son élément neutre.
4° Le singleton {1} est une base du groupe , +. En effet, cela revient à dire que pour tout groupe G et tout élément x de G, il existe un et un seul homomorphisme de , + qui applique 1 sur x. Or on a noté que est le seul homomorphisme de , + qui applique 1 sur x. (Voir chapitre Groupes, premières notions.)
5° On verra dans les exercices des exemples de groupes n'admettant pas de bases.

Énoncé 2.

Soient G un groupe, X une base de G, un isomorphisme de G sur un groupe H; alors est une base de H.
Tout groupe isomorphe à un groupe libre est lui-même libre.

Fin du théorème

Démonstration. La seconde assertion de l'énoncé résultant évidemment de la première, nous nous contenterons de démontrer la première (ce que le lecteur, d'ailleurs, devrait normalement pouvoir faire lui-même en s'aidant d'un diagramme).
Soit K un groupe, soit f une application de dans K. Il s'agit de prouver

(thèse 1) qu'il existe un et un seul homomorphisme de H dans K qui prolonge f.

Désignons par l'application

Puisque X est une base de G, il existe un et un seul homomorphisme de G dans K qui prolonge , c'est-à-dire tel que

pour tout x dans X,

Donc, pour tout y dans ,

ce qui montre que

(2) est un homomorphisme de H dans K qui prolonge f.

Si est un « autre » homomorphisme de H dans K qui prolonge f, nous avons,

pour tout x dans X,

donc est un homomorphisme de G dans K qui prolonge . Par unicité de , il faut

d'où

.

Joint à (2), ceci montre que est l'unique homomorphisme de H dans K qui prolonge f, d'où notre thèse (1).

Énoncé 3. (Lemme)

Soit L un groupe libre de base X. Pour tout groupe G, l'ensemble des applications de X dans G et l'ensemble Hom(L, G) des homomorphismes de L dans G sont équipotents.

Fin du théorème

Démonstration. Soit G un groupe. Notons l'application de Hom(L, G) dans qui à tout homomorphisme de L dans G fait correspondre la restriction de à X. Du fait que X est une base de L, il résulte que est une bijection de Hom(L, G) sur , donc et Hom(L, G) sont équipotents.
Remarque. Ce lemme nous servira, plus loin dans ce chapitre, à démontrer l'équipotence des bases d'un même groupe libre.

Énoncé 4.

Soit X un ensemble. L'ensemble des mots signés de la forme , où parcourt , est une base du groupe libre F(X) construit sur X (groupe qui est donc bien un groupe libre).

Fin du théorème

Démonstration. Soit G un groupe, soit f une application de dans G; il s'agit de prouver qu'il existe un et un seul homomorphisme de F(X) dans G qui prolonge f.
Pour tout élément

de F(X),

posons

le second membre étant calculé dans le groupe G. Nous définissons ainsi une application de F(X) dans G.
En faisant nous trouvons

donc

(1) l'application prolonge f.

Prouvons que est un homomorphisme de F(X) dans G.
Soient v, w deux éléments de F(X), c'est-à-dire deux mots réduits sur X; il s'agit de prouver que

le produit du premier membre étant calculé dans le groupe F(X) et le produit du second membre étant calculé dans le groupe G.
Soit s le plus grand nombre naturel () possédant la propriété suivante :

v est de la forme

et w est de la forme

avec

Alors, par définition de la loi de groupe de F(X), vw est le mot réduit

donc, par définition de ,

(2)

D'autre part, toujours par définition de ,

et

d'où

La comparaison avec (2) montre que

,

comme annoncé. De ceci et de (1), il résulte que est un homomorphisme de F(X) dans G qui prolonge f. Par exemple parce que est clairement une partie génératrice du groupe F(X), est le seul homomorphisme de F(X) dans G qui prolonge f, ce qui achève la démonstration.

Remarques. 1° Le théorème qui précède montre essentiellement qu'étant donné un ensemble X, il existe un groupe libre admettant une base équipotente à X.
2° Rappelons que, vu la bijection canonique de sur , on commet volontiers l'abus de langage d'identifier à . On dit alors que X est une base de F(X). On pourrait d'ailleurs, à l'aide de remplacements convenables dans F(X) et d'un transport de structure, construire un groupe libre dont X serait une base en toute rigueur des termes, mais cela n'en vaut pas la peine. Dans le présent chapitre, on continuera à faire la distinction entre et , mais on avertit l'étudiant qu'un examinateur pourrait trouver qu'il s'agit là d'une mauvaise pratique.

Définition

Nous appellerons parfois base canonique de F(X) l'ensemble dont il est question à l'énoncé 4.

Énoncé 5.

Soit L un groupe, soit X une partie de L. Les trois conditions suivantes sont équivalentes :
1° X est une base de L;
2° l'(unique) homomorphisme de F(X) dans G qui prolonge l'application est un isomorphisme;
3° pour tout élément y de L, il existe un et un seul mot réduit sur X tel que

le second membre étant calculé dans le groupe L.
Pour tout ensemble X, tout groupe de base X est isomorphe à F(X).

Fin du théorème

Démonstration.
Supposons d'abord 1° et prouvons 2°.
De façon générale, soit B une base d'un groupe H. Par définition d'une base, il existe un et un seul homomorphisme de H dans lui-même qui prolonge l'application de B dans H. Puisque l'endomorphisme identité de H est un tel homomorphisme de H dans lui-même, cela prouve que

(1) si B est une base d'un groupe H, le seul endomorphisme de H qui fixe tout élément de B est l'endomorphisme identité.

En particulier, puisque nous supposons que X est une base de L,

(2) le seul endomorphisme de L qui fixe tout élément de X est l'endomorphisme identité.

De même, puisque d'après l'énoncé 4, l'ensemble des ((x, 1)), où x parcourt X, est une base de F(X),

(3) le seul endomorphisme de F(X) qui fixe tout élément de est l'endomorphisme identité.

(En fait, ce dernier point peut aussi se déduire du fait que est clairement une partie génératrice de F(X).)
Puisque est une base de F(X),

(4) il existe un (et un seul) homomorphisme

qui, pour tout x dans X, applique ((x, 1)) sur x.
D'autre part, puisqu'on suppose que X est une base de L, il existe un (et un seul) homomorphisme

qui, pour tout x dans X, applique x sur ((x, 1)).
Alors est un endomorphisme de F(X) qui fixe tout élément ((x, 1)) de et est un endomorphisme de L qui fixe tout élément x de X.
D'après (1), il en résulte que est l'endomorphisme identité de F(X) et que est l'endomorphisme identité de L Donc et sont des isomorphismes réciproques l'un de l'autre. En particulier, est un isomorphisme de F(X) sur L, ce qui, vu la définition (4) de , prouve que la condition 1° de l'énoncé entraîne la condition 2°.

Supposons maintenant 2° et prouvons 3°.
D'après l'hypothèse 2°, l'homomorphisme qui, pour tout x dans X, applique ((x, 1)) sur x est un isomorphisme. Le fait que soit bijectif signifie que

(5) pour tout élément y de L, il existe un et un seul élément de F(X) tel que

Puisque est un homomorphisme de F(X) dans L et que

dans le groupe F(X),

le résultat (5) revient à dire (compte tenu de la définition de ) que pour tout élément y de L, il existe un et un seul élément de F(X) tel que

le second membre étant calculé dans L. Cela prouve que la condition 3° est satisfaite, comme annoncé.

Supposons maintenant 3° et prouvons 1°.
Soient G un groupe et f une application de X dans G; il s'agit de prouver

(thèse 6) qu'il existe un et un seul homomorphisme de L dans G qui prolonge f.

Considérons l'application

Puisque, d'après l'énoncé 4, est une base de F(X), cette application h se prolonge (d'une seule façon) en un homomorphisme de F(X) dans L. Puisque est un homomorphisme, nous avons, pour tout élément de F(X),

(7)

le second membre étant calculé dans L.
Puisque nous supposons que la condition 3° (existence et unité d'une certaine décomposition) est satisfaite, la relation (7) montre que l'homomorphisme est bijectif et est donc un isomorphisme de F(X) sur L.
Puisque prolonge h,

(8) l'isomorphisme de L sur F(X) applique tout élément x de X sur ((x, 1)).

D'autre part, puisque est une base de F(X), l'application

se prolonge (d'une seule façon) en un homomorphisme de F(X) dans G.

Alors, compte tenu de (8), est un homomorphisme de L dans G qui, pour tout x dans X, applique x sur f(x); autrement dit,

(9) l'homomorphisme de L dans G prolonge f.

La condition 3° de l'énoncé, que nous supposons satisfaite, entraîne clairement que X est une partie génératrice de L, donc, d'après (9), est l'unique homomorphisme de L dans G qui prolonge f, ce qui prouve notre thèse (6), donc 3° entraîne 1°.
Nous avons donc prouvé la première assertion de l'énoncé, à savoir l'équivalence des conditions 1° à 3°. La seconde assertion de l'énoncé, à savoir que tout groupe de base X est isomorphe à F(X), résulte évidemment du fait que 1° entraîne 2°.

Définitions

Soient F un groupe libre, X une base de F et a un élément de F. Nous définirons le mot réduit représentant a dans la base X comme étant l'unique élément (mot signé réduit) de F(X) tel que

(Cette définition est justifiée par l'énoncé 5, partie 1° 3°.)
On dit couramment que est l'expression réduite de a dans la base X, ce qui est un peu équivoque, car cela pourrait sembler signifier que a est sa propre expression réduite dans la base X.
Si la base X est clairement désignée par le contexte, on dit « expression réduite de a » au lieu de « expression réduite de a dans la base X ».

Énoncé 6.

Soient F un groupe libre et X une base de F. L'application de F dans F(X) qui applique tout élément a de F sur le mot signé représentant a dans la base X est un isomorphisme de F sur F(X).

Fin du théorème

Démonstration. Cela résulte de l'énoncé 5, partie 1° 2°.

Définition

G étant un groupe et étant un élément de F(G), autrement dit un mot signé sur G, nous définirons la valeur de w dans G comme l'élément de G, calculé selon la loi de groupe de G. Autrement dit, la valeur de w dans G est la valeur en w de l'unique homomorphisme de F(G) dans G qui prolonge l'application
(L'expression « valeur de w dans G » n'est pas standard.)

Avec cette définition, l'équivalence des conditions 1° et 3° de l'énoncé 5 revient à l'énoncé suivant :

Énoncé 7.

Soit X une partie d'un groupe G. X est une base de G si et seulement si pour tout élément g de G, il existe un et un seul élément w de F(X) tel que g soit la valeur de w dans G.

Fin du théorème
Énoncé 8.

Toute base d'un groupe est une partie génératrice de ce groupe.

Fin du théorème

Démonstration. Soit X une base d'un groupe L. La condition 3° de l'énoncé 5 est alors satisfaite. Or l'existence affirmée par cette condition entraîne que X est une partie génératrice de L. (On l'a d'ailleurs noté dans la démonstration de l'énoncé 5, partie 3° 1°.)

Soient X un ensemble et Y une partie de X. Le lecteur vérifiera facilement que l'ensemble est contenu dans et que le groupe F(Y) est un sous-groupe de F(X). Puisque est une partie génératrice (et même une base, comme on l'a vu) de F(Y), on peut préciser que F(Y) est le sous-groupe de F(X) engendré par .

Rappelons (voir un exercice de la série Sous-groupe distingué, groupe quotient) que s'il existe un homomorphisme surjectif du groupe G sur le groupe H, on dit que H est un quotient de G.

Énoncé 9.

Soient G un groupe et X une partie génératrice de G; alors G est un quotient du groupe libre F(X).
Tout groupe est un quotient d'un groupe libre.

Fin du théorème

Démonstration. Notons l'homomorphisme de F(X) dans G qui prolonge l'application L'image de l'application f est la partie X de G, donc, puisque prolonge f, l'image de contient X. Puisque X est une partie génératrice de G et un homomorphisme, il en résulte que est surjectif. Donc G est isomorphe au quotient , ce qui prouve la première assertion de l'énoncé.
En prenant pour X l'ensemble (sous-jacent) de G, nous trouvons que G est un quotient du groupe libre F(G), ce qui prouve la seconde assertion de l'énoncé.

Énoncé 10.

Soient L un groupe, X une base de L et Y une partie génératrice de L; alors

Deux bases d'un même groupe ont toujours le même cardinal.

Fin du théorème

Démonstration. Puisque Y est une partie génératrice de L, il résulte de l'énoncé 9 que

(1) L est un quotient de F(Y).

Donc

(2)

Puisque X est une base de L, L est isomorphe à F(X) (énoncé 5, seconde assertion), donc (2) peut s'écrire

(3)

Supposons d'abord que

(hyp. 4) la partie Y de G est infinie.

Rappelons que, de façon générale (voir un exercice de la série Groupes, premières notions),

(5) si G est un groupe, si T est une partie génératrice infinie de G, alors

Puisque est équipotente à Y, elle est infinie; puisque, de plus, est une partie génératrice (et même une base) de F(Y), la relation (5) donne

d'où, puisque est équipotente à Y,

D'après (3), on a donc

(6)

Puisque est équipotent à X et contenu dans F(X), nous avons , donc (6) donne

ce qui prouve que la première assertion de l'énoncé est vraie si Y est infinie.

Supposons maintenant Y finie.
Puisque X est une base de L et une base de F(Y), nous avons, d'après l'énoncé 3,

(7)

et

(8)

désigne « le » groupe à deux éléments.
De façon générale, si un groupe H est un quotient d'un groupe G, on a, pour tout groupe K,

(9)

(Voir un problème de la série Sous-groupe distingué, groupe quotient.)
Or on a vu en (1) que L est un quotient de F(Y). Donc, d'après (9),

D'après (7) et (8), cela peut s'écrire

Puisque nous supposons fini, il en résulte que est lui aussi fini et que (car l'application de dans lui-même est strictement croissante).
Cela achève la démonstration de la première assertion de l'énoncé. La seconde résulte clairement de la première.

Remarques. 1° Pour démontrer la relation nous n'avons pas supposé que la partie Y est finie, mais nous avons fait cette supposition pour déduire de que . Il est nécessaire de distinguer les cas Y finie et Y infinie, car la question de savoir si pour tous ensembles infinis X et Y la relation entraîne est indécidable dans l'axiomatique ZFC de la théorie des ensembles (sauf contradiction dans cette axiomatique)[7].
2° Pour prouver que deux bases d'un même groupe libre ont toujours le même cardinal, on peut aussi démontrer que l'abélianisé d'un groupe libre de base X est un -module admettant une base équipotente à X (un énoncé équivalent est démontré dans les exercices) et utiliser le fait que deux bases d'un même -module ont toujours le même cardinal[8].

Définition

Le cardinal des bases d'un groupe libre est appelé le rang de ce groupe. D'après l'énoncé 10, c'est le plus petit cardinal de partie génératrice de ce groupe.

Remarques. 1° Le fait que deux bases d'un même groupe libre sont toujours équipotentes est une nouvelle analogie entre les bases d'un groupe libre et celles d'un espace vectoriel, le rang d'un groupe libre étant analogue à la dimension d'un espace vectoriel. Nous verrons toutefois dans les exercices de la série Groupes libres : théorème de Nielsen-Schreier qu'un groupe libre H sous-groupe d'un groupe libre L peut avoir un rang strictement supérieur à celui de L, ce qui rompt l'analogie entre groupes libres et espaces vectoriels.
2°. Nous avons vu (remarque 3° après la définition d'une base) qu'un groupe admet sa partie vide pour base si et seulement s'il est trivial (réduit à l'élément neutre). Cela revient à dire qu'un groupe est libre de rang 0 si et seulement s'il est trivial.

Énoncé 11.

Soient F un groupe admettant une base X et G un groupe admettant une base Y. F et G sont isomorphes si et seulement si X et Y sont équipotentes.
Cela revient à dire que deux groupes libres sont isomorphes si et seulement s'ils ont le même rang.

Fin du théorème

Démonstration. Prouvons d'abord que si X et Y sont équipotentes, F et G sont isomorphes. Nous pouvons le faire directement à partir de la définition d'une base.
Par hypothèse, il existe une bijection f de X sur Y. Puisque X est une base de F, il existe un (et un seul) homomorphisme de F dans G qui prolonge f, c'est-à-dire tel que

pour tout x dans X,

D'autre part, puisque Y est une base de G, il existe un (et un seul) homomorphisme de G dans F tel que

pour tout y dans Y,

Alors, pour tout x dans X,

Donc est un homomorphisme dans lui-même qui prolonge la transformation identique de X. Puisque X est une base de F, est donc l'endomorphisme identique de F.
De même, est l'endomorphisme identique de G. Donc et sont des homomorphismes réciproques l'un de l'autre et sont donc des isomorphismes, donc F et G sont isomorphes, comme annoncé.

Réciproquement, supposons que F et G sont isomorphes et prouvons que X et Y sont équipotentes. Choisissons un isomorphisme de F sur G. Alors (énoncé 2) est une base de G. Puisque Y est elle aussi une base de G, et sont donc équipotentes (énoncé 10). Puisque et sont équipotentes, il en résulte que X et Y sont équipotentes, comme annoncé.

Remarque. On a vu (remarque 4° suivant la définition d'une base) que le singleton {1} est une base du groupe . Donc, d'après l'énoncé 11, un groupe est libre de rang 1 si et seulement s'il est isomorphe à .

Parties libres d'un groupe

Énoncé 12.

Soit G un groupe (non forcément libre), soit X une partie de G. Les conditions suivantes sont équivalentes :

1° X est une base du sous-groupe de G qu'elle engendre;
2° l'unique homomorphisme de F(X) dans G qui prolonge l'application de dans G est injectif;
3° si et sont des mots signés réduits sur X tels que selon la loi de G, ces deux mots signés sont égaux
(autrement dit : si deux mots signés réduits sur X ont la même valeur dans G, ils sont égaux);
4° si est un mot signé réduit sur X tel que selon la loi de G, ce mot signé est le mot vide
(autrement dit : si un mot signé réduit sur X a pour valeur dans G l'élément neutre de G, ce mot signé est le mot signé vide).
Fin du théorème

Démonstration. Notons <X> le sous groupe de G engendré par X. D'après l'énoncé 5, le point 1° du présent énoncé équivaut à ce que l'unique homomorphisme de F(X) dans <X> qui prolonge l'application de dans <X> soit un isomorphisme. Comme l'image de contient X, est surjectif, donc dire que est un isomorphisme revient à dire qu'il est injectif. Cela équivaut à ce que l'homomorphisme

soit injectif. Comme est l'unique homomorphisme de F(X) dans G qui prolonge l'application de dans G, nous avons prouvé que les conditions 1° et 2° de l'énoncé sont équivalentes.
Notons toujours l'unique homomorphisme de F(X) dans G qui prolonge l'application de dans G. La valeur de en un mot réduit est l'élément de G, calculé selon la loi de G. Il en résulte que les conditions 2° et 3° de l'énoncé sont équivalentes.
Il en résulte aussi (puisqu'un homomorphisme de groupes est injectif si et seulement si son noyau est trivial) que les conditions 2° et 4° de l'énoncé sont équivalentes.

Définition

Une partie X d'un groupe G satisfaisant aux conditions équivalentes 1° à 4° de l'énoncé qui précède est appelée une partie libre de G.

Ce nouvel emploi du mot libre est un peu ambigu car un sous-groupe d'un groupe G peut être libre comme groupe mais n'est jamais une partie libre de G, par exemple parce qu'une partie libre de G ne comprend jamais le neutre de G. (Vérification facile, voir les exercices.)

De la caractérisation 3° ou 4° des parties libres, il résulte clairement que toute partie d'une partie libre d'un groupe est une partie libre de ce groupe.

Énoncé 13.

Une partie d'un groupe est une base de ce groupe si et seulement si c'est une partie libre et génératrice de ce groupe.

Fin du théorème

Démonstration. Cela se déduit facilement, par exemple, du fait qu'une base est toujours une partie génératrice et du fait qu'une partie d'un groupe G est libre si et seulement cette partie est une base du sous-groupe de G qu'elle engendre.

Remarque. On verra dans les exercices de la série Groupes libres : théorème de Nielsen-Schreier que le cardinal d'une partie libre d'un groupe libre L peut être strictement supérieur au rang de L.

Seconde forme des éléments de F(X)

Soit X un ensemble. Pour un élément de X, notons l'élément de . Tout élément de F(X) peut se mettre d'une et une seule façon sous la forme

,

est un nombre naturel (), où est une séquence d'éléments de X dans laquelle deux éléments consécutifs ne sont jamais égaux et où sont des entiers relatifs tous distincts de 0.
Il ne serait pas bien difficile de le démontrer ici, mais nous ne le ferons pas, parce que l'étude des produits libres nous fournira un énoncé plus satisfaisant.

Notes et références

  1. C'est ainsi que procède N. Bourbaki, Algèbre I, chapitres 1 à 3, Paris, 1970, p. I.84.
  2. Voir par exemple J.J. Rotman, An Introduction to the Theory of Groups, 4e éd., tirage de 1999, p. 344. Définition équivalente dans N. Bourbaki, Algèbre, Chapitres 1 à 3, 1970, p. I.147, exerc. 26.
  3. N. Bourbaki, Algèbre, chapitres 1 à 3, Paris, 1970, p. I.78.
  4. J. Calais, Éléments de théorie des groupes, Paris, 1984, p. 329-330.
  5. J.J. Rotman, An Introduction to the Theory of Groups, 4e éd., tirage corrigé de 1999, p. 344.
  6. D.J.S. Robinson, A Course in the Theory of Groups, 2e éd., 1996, p. 45.
  7. Voir J.-L. Krivine, Théorie des ensembles, 2007, chap. 12.
  8. Voir par exemple J. Calais, Éléments de théorie des groupes, Paris, 1984, théor. 9.23, p. 344-345.
Cet article est issu de Wikiversity. Le texte est sous licence Creative Commons - Attribution - Partage dans les Mêmes. Des conditions supplémentaires peuvent s'appliquer aux fichiers multimédias.