Loi portant statut des Juifs
La loi du « portant statut des Juifs », appelée par les historiens « premier statut des Juifs », est un acte édicté par le régime de Vichy par lequel celui-ci donne une définition, à son sens légale, à l'expression « de race juive » qui sera employée durant l'Occupation pour la mise en œuvre dans le cadre de la Révolution nationale d'une politique corporatiste et « raciale » antisémite. Elle précise les professions désormais interdites aux personnes répondant aux critères édictés.
Numérotée 28, elle précède d'un jour la « loi relative aux ressortissants étrangers de race juive » qui autorise et organise l'internement des Juifs étrangers et marque le début de la politique de collaboration du régime de Vichy à l'extermination des Juifs d'Europe. Ces deux « lois » sont parues simultanément au Journal officiel deux semaines plus tard, le .
« Loi » d'exception qui sera remplacée le par le second statut des Juifs, elle usurpe le nom de loi en dépit des positions du Conseil d'État resté en place, le Parlement n'étant plus en fonction depuis le .
Histoire
L'acte s'inscrit dans un ensemble de textes contre les Juifs et les étrangers, le premier pris dès 1938 par le gouvernement radical-socialiste d'Édouard Daladier[1], tel le décret signé le par le ministre de l'Intérieur Albert Sarraut instaurant sous commandement militaire le Camp des Milles, où furent de fait concentrés des réfugiés Achkénazes, bon nombre étant ultérieurement déportés vers Auschwitz ou d'autres camps d'extermination nazis.
Promulgué sous le gouvernement Laval, ce premier statut des juifs est abrogé et remplacé durant le gouvernement Darlan par la loi dite « second statut des juifs » parue au Journal officiel le , qui rapporte l'appartenance à la « race juive » à la religion d'un grand parent et multiplie concomitamment les exceptions pour ceux qui ont rendu service à la nation et les interdictions pour les autres.
La loi s'applique à l'ensemble du territoire de l'État français mais en Zone occupée, elle est doublée par les décrets de l'administration militaire allemande plus ou moins en conflit avec le ministère des affaires étrangères allemand. Elle concerne environ cent cinquante mille citoyens français, de religion juive ou pas, et autant d'étrangers.
Elle n'a pas d'application effective avant la mise en place opérationnelle à partir d' d'une police à même de la rendre exécutoire, le Commissariat général aux questions juives formellement créé un an plus tôt, mais a jeté les personnes visées dans une situation précaire. Elle provoque immédiatement l'exil ou la démission de certains, le recours à des prête noms dans quelques cabinets libéraux, à des emplois clandestins dans les sociétés de communication, tels les Studios de Boulogne. Dans l'Administration, des licenciements sont signifiés par des responsables zélés ou sous pression, tel l'administrateur de la Comédie Française par intérim Jacques Copeau dont le chef de la censure Hans Baumann obtient la démission parce qu'il n'a exclu que quinze personnels et trois pensionnaires, André Brunot, Béatrice Bretty et Robert Manuel. Ces chefs d'administration subissent des pressions de leur hiérarchie mais ne peuvent pas être sanctionnés judiciairement s'ils s'abstiennent tant qu'il n'y a pas de décret d'application.
Celui ci n'intervient que le et impose simultanément le port de l'Étoile jaune, provoquant un retournement de l'opinion publique même chez des antisémites avoués, comme en témoigne Marie Laurencin, retournement que renforce en août l'appel de Monseigneur Saliège, en septembre l'instauration du Service du travail obligatoire, en novembre l'enlisement de la Wehrmacht devant Stalingrad. Le décret d'application donne un cadre légal aux arrestations sporadiques puis à la participation de la police française en tant que principal agent aux rafles massives, celle du Vel d'hiv dès le , suivie de celle de Marseille le . Le , le statut des Juifs est complété par la loi sur l'aryanisation, qui organise la spoliation des biens possédés par les personnes tombant sous le coup du statut.
Texte de la loi
Loi portant statut des juifs
Nous, Maréchal de France, chef de l'État français, Le conseil des ministres entendu, décrétons :
Article 1 :
Est regardé comme juif, pour l'application de la présente loi, toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de la même race, si son conjoint lui-même est juif.
Article 2 :
L'accès et l'exercice des fonctions publiques et mandats énumérés ci-après sont interdits aux juifs :
1. Chef de l'État, membre du Gouvernement, conseil d'État, conseil de l'ordre national de la Légion d'honneur, cour de cassation, cour des comptes, corps des mines, corps des ponts et chaussées, inspection générale des finances, cours d'appel, tribunaux de première instance, justices de paix, toutes juridictions d'ordre professionnel et toutes assemblées issues de l'élection.
2. Agents relevant du département des affaires étrangères, secrétaires généraux des départements ministériels, directeurs généraux, directeurs des administrations centrales des ministères, préfets, sous-préfets, secrétaires généraux des préfectures, inspecteurs généraux des services administratifs au ministère de l'intérieur, fonctionnaires de tous grades attachés à tous services de police.
3. Résidents généraux, gouverneurs généraux, gouverneurs et secrétaires généraux des colonies, inspecteurs des colonies.
4. Membres des corps enseignants.
5. Officiers des armées de terre, de mer et de l'air.
6. Administrateurs, directeurs, secrétaires généraux dans les entreprises bénéficiaires de concessions ou de subventions accordées par une collectivité publique, postes à la nomination du Gouvernement dans les entreprises d'intérêt général.
Article 3 :
L'accès et l'exercice de toutes les fonctions publiques autres que celles énumérées à l'article 2 ne sont ouverts aux Juifs que s'ils peuvent exciper de l'une des conditions suivantes :
a- : Être titulaire de la carte de combattant 1914-1918 ou avoir été cité au cours de la campagne 1914-1918 ;
b- : Avoir été cité à l'ordre du jour au cours de la campagne 1939-1940 ;
c- : Être décoré de la Légion d'honneur à titre militaire ou de la médaille militaire.
Article 4 :
L'accès et l'exercice des professions libérales, des professions libres, des fonctions dévolues aux officiers ministériels et à tous auxiliaires de la justice sont permis aux juifs, à moins que des règlements d'administration publique n'aient fixé pour eux une proportion déterminée. Dans ce cas, les mêmes règlements détermineront les conditions dans lesquelles aura lieu l'élimination des juifs en surnombre.
Article 5 :
Les juifs ne pourront, sans condition ni réserve, exercer l'une quelconque des professions suivantes :
Directeurs, gérants, rédacteurs de journaux, revues, agences ou périodiques, à l'exception de publications de caractère strictement scientifique.
Directeurs, administrateurs, gérants d'entreprises ayant pour objet la fabrication, l'impression, la distribution, la présentation de films cinématographiques; metteurs en scène et directeurs de prises de vues, compositeurs de scénarios, directeurs, administrateurs, gérants de salles de théâtres ou de cinématographie, entrepreneurs de spectacles, directeurs, administrateurs, gérants de toutes entreprises se rapportant à la radiodiffusion.
Des règlements d'administration publique fixeront, pour chaque catégorie, les conditions dans lesquelles les autorités publiques pourront s'assurer du respect, par les intéressés, des interdictions prononcées au présent article, ainsi que les sanctions attachées à ces interdictions.
Article 6 :- En aucun cas, les juifs ne peuvent faire partie des organismes chargés de représenter les progressions visées aux articles 4 et 5 de la présente loi ou d'en assurer la discipline.
Article 7 :
Les fonctionnaires juifs visés aux articles 2 et 3 cesseront d'exercer leurs fonctions dans les deux mois qui suivront la promulgation de la présente loi. Ils seront admis à faire valoir leurs droits à la retraite s'ils remplissent les conditions de durée de service ; à une retraite proportionnelle s'ils ont au moins quinze ans de service ; ceux ne pouvant exciper d'aucune de ces conditions recevront leur traitement pendant une durée qui sera fixée, pour chaque catégorie, par un règlement d'administration publique.
Article 8 :
Par décret individuel pris en conseil d'État et dûment motivé, les juifs qui, dans les domaines littéraire, scientifique, artistique, ont rendu des services exceptionnels à l'État français, pourront être relevés des interdictions prévues par la présente loi. Ces décrets et les motifs qui les justifient seront publiés au Journal officiel.
Article 9 :
La présente loi est applicable à l'Algérie, aux colonies, pays de protectorat et territoires sous mandat.
Article 10 :
Le présent acte sera publié au Journal officiel et exécuté comme loi de l'État.
Fait à Vichy, le .
Signataires
Par le maréchal de France, chef de l'État français :
Le vice-président du Conseil, Pierre Laval.
Le garde des sceaux, ministre secrétaire d'État à la Justice, Raphaël Alibert.
Le ministre secrétaire d'État à l'Intérieur, Marcel Peyrouton.
Le ministre secrétaire d'État, aux Affaires étrangères, Paul Baudouin.
Le ministre secrétaire d'État à la Guerre, Général Huntziger.
Le ministre secrétaire d'État aux Finances, Yves Bouthillier.
Le ministre secrétaire d'État à la Marine, François Darlan.
Le ministre secrétaire d'État à la Production industrielle et au Travail, René Belin.
Le ministre secrétaire d'État à l'Agriculture, Pierre Caziot.
Source
- Loi du portant statut des Juifs, dans Journal officiel de la République française : lois et décrets, vol. 72e an., no 266, , 1re part. (« Lois »), texte no 6, p. 5323, col. 1-3.
Voir aussi
Bibliographie
- Stéphane Boiron, « Antisémites sans remords : les « bons motifs » des juristes de Vichy », Cités, Paris, Presses universitaires de France, no 36 « Le vertige du mal », , p. 37-50 (DOI 10.3917/cite.036.0037, lire en ligne).
- Denis Broussolle, « L'élaboration du statut des Juifs de 1940 », Le Genre humain, Paris, Éditions du Seuil, nos 30-31 « Le droit antisémite de Vichy », , p. 115-139 (ISBN 978-2-02029-366-2, ISSN 0293-0277, lire en ligne).
- Tal Bruttmann, Au bureau des affaires juives : l'administration française et l'application de la législation antisémite (1940-1944), Paris, La Découverte, coll. « L'espace de l'histoire », , 286 p. (ISBN 2-7071-4593-9, présentation en ligne).
- Tal Bruttmann, « La mise en œuvre du statut des Juifs du 3 octobre 1940 », Archives Juives. Revue d'histoire des juifs de France, Paris, Les Belles Lettres, nos 41/1 « Les évictions professionnelles sous Vichy », 1er semestre 2008, p. 11-24 (lire en ligne).
- Jérôme Cotillon (dir.), Raphaël Alibert, juriste engagé et homme d'influence à Vichy : actes du colloque organisé le 10 juin 2004, Paris, Economica, coll. « Histoire », , 272 p. (ISBN 978-2-7178-5683-5, présentation en ligne).
- Dominique Gros, « Le « statut des juifs » et les manuels en usage dans les facultés de droit (1940-44) : de la description à la légitimation », Cultures et Conflits, Paris, L'Harmattan, nos 9/10 « La violence politique dans les démocraties européennes occidentales », , p. 139–174 (JSTOR 23698834).
- Laurent Joly, « Tradition nationale et « emprunts doctrinaux » dans l'antisémitisme de Vichy », dans Michele Battini et Marie-Anne Matard-Bonucci (dir.), Antisemitismi a confronto : Francia e Italia. Ideologie, retoriche, politiche, Pise, Edizioni Plus / Pisa University Press, , 199 p. (ISBN 978-8-88492-675-3), p. 139-154.
- (en) Laurent Joly, « The Genesis of Vichy's Jewish Statute of October 1940 », Holocaust and Genocide Studies, vol. 27, no 2, , p. 276–298 (ISSN 8756-6583, DOI 10.1093/hgs/dct027).
- Michel Laffitte, « La question des « aménagements » du statut des juifs sous Vichy », dans Michele Battini et Marie-Anne Matard-Bonucci (dir.), Antisemitismi a confronto : Francia e Italia. Ideologie, retoriche, politiche, Pise, Edizioni Plus / Pisa University Press, , 199 p. (ISBN 978-8-88492-675-3), p. 179-194.
Références
- par Décret-loi du 2 mai 1938 sur la Police des étrangers (abrogé par l’ordonnance no 45-2658 du 2 novembre 1945), Daladier instaure le délit d’entrée irrégulière et clandestine en France (article 2, § 1): texte original
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