Crime de lèse-majesté

Le crime de lèse-majesté est une notion juridique mal définie qui a évolué dans le temps, recouvrant différentes qualifications juridiques. Pour l'essentiel, il était relié aux atteintes au souverain, quel qu'il soit (le peuple, un monarque, un principe fondateur, etc.), et aux signes de sa majesté (objets, décisions, personnes y compris leurs représentants, etc.).

Historique

La maiestas romaine

Ce crime apparaît à Rome sous la République sous le terme de crimen maiestatum. La première loi sanctionnant ce délit pour lui-même, et non plus comme argument à charge dans le cadre d'un procès à visée plus large, est due au tribun de la plèbe Lucius Appuleius Saturninus. La loi qu'il fit alors promulguer, la lex appuleia de maiestatis, en 103 ou en 100 av. J.-C., instituait des tribunaux chargés de juger ce délit en particulier[1]. Selon Tacite (Annales, I, LXXII, 2-4), la notion de crimen maiestatum recouvrait les crimes de « trahison envers l’armée, sédition à l’égard de la plèbe, enfin mauvaise gestion des affaires publiques, nuisible à la majesté du peuple romain ». La maiestas c'est la grandeur du peuple romain dans son ensemble.

Cicéron emploie cette notion dans deux affaires :

  • Dans sa seconde action contre Verrès (Discours, T. IV, 88), il qualifie le vol du Mercure de Tyndaris de lèse-majesté (en même temps que crime de concussion, de détournement d'une propriété publique, de sacrilège et de cruauté)
    « Il y a lèse-majesté, car il a osé renverser et emporter les souvenirs de notre domination. »
  • Dans sa défense de Cluentius (Pro Cluentio, 97), il emploie ce terme à propos d'une tentative de soulèvement militaire.
    « Il fut établi (…) qu'il avait cherché à soulever une légion en Illyrie : telle était l'action qui relevait proprement du ressort de ce tribunal, tel était le fait qui tombait sous la loi de majesté. »

Toujours selon Tacite (Annales, I, LXXII, 2-4) : « les actes étaient mis en cause, les paroles restaient impunies ».

La majesté impériale

Avec l'Empire, l'empereur devient la personnification de la maiestas du peuple romain. Tacite et Suétone démontrent bien l'évolution de la notion de ce crime de lèse-majesté, sous Auguste puis Tibère, pour condamner les propos portant atteinte à la personne impériale — qui depuis qu'Auguste a reçu la puissance tribunicienne à vie est sacrosanctus.

« Auguste le premier se couvrit de cette loi pour engager une instruction sur les libelles scandaleux, indigné par la licence de Cassius Severus qui, s’en prenant à des hommes et à des femmes de rang illustre, les avait diffamés dans des écrits insolents ; puis Tibère, consulté par le préteur Pompeius Macer sur la recevabilité des accusations pour lèse-majesté, répondit que les lois devaient être appliquées. Lui aussi avait été exaspéré par des vers anonymes qui couraient sur sa cruauté, son orgueil et sa mésintelligence avec sa mère. »

 Tacite, Annales, I, LXXII, 2-4

« Vers le même temps, comme un préteur demandait à Tibère s’il voulait faire poursuivre les crimes de lèse-majesté, il répondit « qu’il fallait appliquer les lois », et il les appliqua de la manière la plus atroce. Quelqu’un avait enlevé la tête d’une statue d’Auguste pour lui en substituer une autre ; l’affaire fut débattue au Sénat et, comme il y avait doute, on eut recours à la torture. L’inculpé ayant été condamné, ce genre d’accusation fut insensiblement porté si loin qu’on fit un crime capital même d’avoir battu un esclave ou changé de vêtements près d’une statue d’Auguste, d’avoir été aux latrines ou dans un lieu de débauche avec une pièce de monnaie ou une bague portant son effigie, d’avoir critiqué l’une de ses paroles ou de ses actions. Enfin on alla jusqu’à faire périr un citoyen qui s’était laissé investir d’une magistrature dans sa colonie, le même jour où l’on avait autrefois décerné des charges à Auguste. »

 Suétone, Vies des douze Césars, « Tibère », LVIII


Au Moyen Âge (Ve siècleXVe siècle)

L'attentat contre le pape Léon III avant le couronnement impérial de Charlemagne en l'an 800 fut qualifié de reus majestatis accusé de [lèse]-majesté »).

En 1199, avec la décrétale Vergentis in senium, le pape Innocent III, bouleverse le sens du crime de lèse-majesté en y assimilant l'hérésie. Désormais la lèse-majesté comportera une facette religieuse en qualifiant l'hérésie, le blasphème, le sacrilège, et toute autre opinion déviante.

En 1313, l'empereur Henri VII, donne une définition moderne de la lèse-majesté au travers du texte Qui sint rebelles.

Le , Gauthier d'Aunay est condamné et exécuté pour avoir été l’amant de Blanche de Bourgogne, bru du roi de France Philippe le Bel[2], avec son frère cadet, Philippe d’Aunay également exécuté le même jour pour avoir été l'amant de Marguerite de Bourgogne, épouse du roi Louis de Navarre, héritier de la couronne de France[3].

Époque moderne

En 1572, à la suite de la Saint-Barthélemy, le fomenteur des troubles, selon le roi Charles IX, l'amiral de Coligny fut jugé post mortem et condamné de crime de lèse-majesté et d'atteinte à la sûreté publique.

En 1610, François Ravaillac, condamné à l’écartèlement, fut accusé du pire des forfaits dans la hiérarchie des délits, « le crime de lèse-majesté divine et humaine au premier chef », en assassinant Henri IV.

En 1626, Henri de Talleyrand-Périgord, comte de Chalais, est impliqué dans la « conspiration de Chalais » à l’encontre du cardinal de Richelieu et de Louis XIII.

En 1632, Henri II de Montmorency est condamné pour s’être joint à la rébellion contre Louis XIII.

En 1649, Henri de la Tour d'Auvergne-Bouillon, vicomte de Turenne, qui voulant secourir les frondeurs, voit ses troupes l'abandonner et subit une déconfiture. En 1650, il échappe à l'arrestation dont sont victimes d'autres princes (dont Condé) et cherche l'aide des Espagnols.

En 1657, Jean-François Paul de Gondi, cardinal de Retz publie un pamphlet contre la politique étrangère de Mazarin. II s'agit de la Très humble et très importante remontrance au Roi sur la remise des places maritimes de Flandres entre les mains des Anglais, dirigée contre le traité franco-anglais du 23 mai 1657.

En 1664, Nicolas Fouquet, surintendant des Finances, est condamné après un procès qui dura de 1661 à 1664 pour avoir fomenté un plan de rébellion en bonne et due forme en corrompant des gouverneurs de place et des officiers, en fortifiant certaines de ses terres, en constituant une flotte de vaisseaux armés en guerre et en tentant d'enrôler dans son parti la Compagnie de Jésus.

En 1757, Robert-François Damiens est condamné pour son agression sanglante sur la personne de Louis XV.

Contestation par les Lumières

La notion de lèse-majesté a été très violemment contestée par les Lumières :

  • d'une part en raison de la contestation de toute notion de divinité sur terre, à une époque où la lèse-majesté était explicitement liée à la religion ;
  • d'autre part considérant que la répression de ce crime était la porte ouverte à tous les arbitraires, en raison du flou inhérent à sa définition, de sa procédure hors du droit commun (parfois même absente), et de l'absence de limite dans les châtiments possibles. De fait, certains ont utilisé ce chef pour attaquer leurs adversaires (et parfois réussi à les faire condamner), au motif par exemple que se plaindre c'était contester une décision royale, donc s'attaquer à la majesté du roi.

Cette contestation s'est révélée efficace, la notion de lèse-majesté a fortement reculé depuis.

Époque contemporaine

  • En Belgique, l'outrage public au Roi est passible de six mois à trois ans de prison ou une amende. L'outrage public à un autre membre de la famille royale est également puni, mais par une peine moins lourde. En 2013, les parlementaires N-VA Theo Francken et Kristien Van Vaerenbergh souhaitent abolir cette loi[4].
  • Au Danemark, la diffamation à l'égard de la famille royale est davantage punie par la loi que celle visant des citoyens ordinaires[5].
  • En Espagne, le délit de lèse-majesté est punissable d'une amende[6]. En 2015, le tribunal constitutionnel considère que brûler un portrait du roi relève bien du même délit, passible de six mois à deux ans de prison[7].
  • En France, la révision du code pénal en 1832 a fait disparaître la mention de lèse-majesté[8]. Un délit d'offense au plus haut représentant de l'État a cependant été réintroduit par la Troisième République. L'offense au chef de l'État fut un délit tombant sous le coup de la loi, jusqu'à son abrogation[9] lors de la promulgation de la loi no 2013-711 du 5 août 2013. Ainsi, l'autrice d'une banderole hostile à Emmanuel Macron a été poursuivie à Toulouse en 2020 pour délit d'offense au chef de l’État, avant de voir les charges classées sans suite[10].
  • Au Maroc, les condamnations pour « atteinte aux sacralités » sont courantes (l'exemple du Marocain Walid Bahomanea qui a été condamné à un an de prison ferme et 10 000 dirhams (environ 1 000 euros) pour « atteinte aux sacralités », pour avoir diffusé une caricature de Damien Glez sur Facebook)[11],[12]. Le quotidien espagnol El País, daté du 16 février 2012, a été censuré au Maroc au motif de la présence de cette caricature du roi Mohammed VI.
  • Aux Pays-Bas, les articles du code pénal néerlandais réprimant la lèse-majesté sont abrogés en 2018, les offenses à la dignité du souverain relèvent désormais des mêmes peines que les outrages à agent, fonctionnaire, ou toute personne en mission de service public[13]. La dernière condamnation pour ce motif remonte à 2016, lorsqu'un homme a été condamné à trente jours de prison pour avoir traité le roi Willem-Alexander de meurtrier, violeur et voleur sur le réseau social Facebook[14].
  • En Thaïlande, ce crime est passible de peines de prison pouvant aller jusqu'à plusieurs dizaines d'années[15],[16]. Il s'est particulièrement renforcé à partir des années 2000[17].
  • En Russie, la loi sur l'irrespect à l'égard du pouvoir, effective à partir du 29 mars 2019, prévoit une amende de 30 à 100 000 roubles, pouvant être portée à 300 000 roubles ou remplacée par une détention administrative de 15 jours en cas de récidive. En une année d'application de la loi, des Russes se sont vu infliger des amendes d'un montant total de 1 615 000 roubles, essentiellement pour avoir dénigré sur les réseaux sociaux le président du pays, Vladimir Poutine[18],[19].

Références

  1. Jean-Louis Ferrary, « Les origines de la loi de majesté à Rome », Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 127, 4, 1983, p. 556-572. Persée.
  2. Cet épisode a notamment inspiré un passage du Roi de Fer, premier volet des Rois maudits, de Maurice Druon.
  3. Didier Audinot, Histoires effrayantes, éd. Grancher, 2006.
  4. Belga, « La N-VA veut supprimer la loi sur le crime de lèse-majesté », sur RTBF.be, (consulté le ).
  5. Bekendtgørelse af straffeloven.
  6. « Spain royal sex cartoonists fined », BBC, 13 novembre 2007.
  7. Belga, « En Espagne, brûler un portrait du roi est bien un délit », sur RTBF.be, (consulté le ).
  8. Proposition de loi visant à abroger le délit d'offense au Président de la République, présentée par M. Jean-Luc Mélenchon, Sénateur, Annexe au procès-verbal de la séance du 19 novembre 2008.
  9. Anne-Gaëlle Robert, « La suppression du délit d’offense au président de la République : nouvelle illustration de l’influence européenne sur l’évolution des délits de presse. », sur revuedlf.com
  10. Gael Cérez, « Le Parquet de Toulouse a-t-il ressuscité le délit d’offense au chef de l’État ? », sur Mediacites.fr,
  11. (en) « Busted for Posting Caricatures of the King on Facebook », (consulté le ).
  12. (fr) « Lettre ouverte (déférente) à Mohammed VI », , Damien Glez.
  13. Didier Burg, « Ca se passe en Europe : aux Pays-Bas, le crime de lèse-majesté aboli du Code pénal », sur lesechos.fr, (consulté le ).
  14. AFP, « Aux Pays-Bas, un débat sur la fin du crime de lèse-majesté », sur parismatch.com, (consulté le ).
  15. ,« Writer held for 'insulting' Thai royals », BBC, 9 septembre 2008.
  16. « Sensitive heads of state », BBC, 30 mars 2007.
  17. « Le crime de lèse-majesté confisque le débat public thaïlandais », lemonde.fr, 5 décembre 2014.
  18. (ru) Мария Старикова, « За год неуважение к власти выразилось 51 раз », sur Коммерсантъ, (consulté le ).
  19. (ru) Анастасия Мельникова, « "Агора": ¾ обвинительных решений о неуважении к власти связаны с оскорблением Путина », sur Znak.com, (consulté le ).

Voir aussi

Bibliographie

  • Jacques Chiffoleau, « Sur le crime de majesté médiéval », dans Genèse de l'État moderne en Méditerranée. Approches historiques et anthropologique des pratiques et des représentations : actes des tables rondes tenues à Paris les 24, 25 et 26 septembre 1987 et les 18 et 19 mars 1988, Rome, École française de Rome, Collection de l'École française de Rome no 168, 1993, p. 183-313.
  • Jacques Chiffoleau, « Le crime de majesté, la politique et l'extraordinaire : note sur les collections érudites de procès de lèse-majesté du XVIIe siècle français et sur leurs exemples médiévaux », dans Yves-Marie Bercé (dir.), Les procès politiques (XIVe – XVIIe siècle), Rome, École française de Rome, Collection de l'École française de Rome no 375, 2007, p. 577-662.
  • Joël Blanchard, Commynes et les procès politiques de Louis XI. Du nouveau sur la lèse-majesté, Paris, Picard, 2008, 184 p. (ISBN 978-2-7084-0834-0).

Crimes rattachés à la lèse-majesté

Liens externes

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