Carmen figuratum
Carmen figuratum (au pluriel carmina figurata) est un poème à technopaegnia ayant une certaine forme ou un motif formé par tous les mots qu'il contient, et ce faisant, il est proche du calligramme apollinarien. Un exemple d’un poème de France Prešeren : Zdravljica, où la forme de chaque strophe ressemble à une tasse de vin. Le terme dérive de figurata carmina, textes de la Renaissance, un ouvrage dans lequel une image sacrée était écrite en lettres rouges sur un champ de type noir de sorte qu’une figure sainte pouvait être vue et méditée au cours de la lecture.
Historique : un art romain ?
Ut araneoli, tenuem formavimus orsum.
« Comme des araignées, nous avons tissé notre ouvrage subtil. »
En poétique tardo-latine
Au Ier siècle av. J.-C., Horace traduisait dans sa formule lapidaire Ut pictura poesis ("la poésie comme une peinture") le lieu commun d'une écriture mêlant calligraphie, littérature et enluminure dans une "toile" visuelle comparable à une fresque ou une tapisserie. Cette formule ne fut pas oubliée : l'ouvrage théorique dont elle est tirée, l'Ars Poetica, figure en bonne place dans les armaria médiévales, avec une dominante jusqu'au XIIe siècle. On ne comptera même pas la somme titanesque de "calligrammes" issus de terre d'Islam et toujours inventés de nos jours, la calligraphie arabe s'inscrivant dans un interdit fondamental de tabou figuratif et laissant libre cours à l'imagination des poètes[1].
L'art qui "lie" par des fils symboliques le fond et la forme dans une seule vision (ars aragnea, "technique arachnéenne") est naturellement un objet de recherche plus ancien qu'Horace lui-même : Simmias de Rhodes au IVe siècle av. J.-C. avait déjà conçu des sortes de calligrammes en grec, en forme d'ailes d'Icare ou de labrys. Le genre trouve cependant une certaine apogée pendant le Bas-Empire, "ère d'anxiété", (M. Van Uytfanghe) de troubles et d'incertitudes (effondrement de l'autorité impériale, radicalisation culturelle des barbares en réponse au limes, croissance des cultes à mystères et en particulier du Christianisme, impossibilité à guérir l'économie de la crise du IIIe siècle, etc.) qui voit une classe dominante résister à l'inflation et à la misère, les patriciens comme Sidoine Apollinaire, face aux classes moyennes et pauvres qui plongent dans la famine et le dénuement. C'est dans ce contexte que les élites, en quête d'affirmation et de sécurité, investissent le champ des lettres, de la théologie et de la rhétorique pour leur donner un raffinement et une complexité jugés propres à imposer leur image au monde romain. Le mouvement, qui s'essouffle en avançant dans le temps (les intellectuels se raréfient considérablement en Europe Occidentale au VIIe siècle) donne aux Gaules, à l'Italie et à l'Hispanie une nouvelle génération de poètes et poétesses : Ausone, Symmaque, Ambroise de Milan, Prudence, Betitia Proba, Ammien Marcellin, Corippe. Optatianus Porfirius (fl. 325) s'en fait une spécialité et apparaît comme un pionnier. Un des ouvrages fondateurs du dogme chrétien, le De doctrina christiana (397) d'Augustin d'Hippone, travaille déjà à une catégorisation de la phonétique (nomen), du signe (figura) et de la portée symbolique (potestas) du mot ; cet ouvrage très populaire chez les moines et les évêques ne fera que renforcer les débats sur l'écriture au fil du temps. Au VIe siècle, Venance Fortunat use de ces "poèmes-dessins" pour une supplique à Syagre d'Autun, mêlant diverses métaphores (ses larmes pour l'encre, les fils d'une trame pour ses vers, les initiales pour une chaîne à entraves...) dans une composition complexe, qui va jusqu'à assimiler le poème à un piège à oiseaux, quinquifidus[2].
Les carmina figurata trouvent, plus techniquement, une parenté dans les carmina quadrata (sortes de jeux visuels sous forme de mots croisés, le plus célèbre étant la figure de Louis le pieux dans le Liber de laudibus Sanctae Crucis) : la ligne droite de lecture, verticale ou horizontale, peut se plier, se tordre au fil de ce que le poète veut dévoiler implicitement et explicitement de son travail, destiné à la glorification de Dieu et à la compréhension des mystères divins. Adhelm de Sherborne, dans ses Aenigmata, n'évoque pas autre chose :
Nec satis est unum per campos pandere callem
Semita quin potius milleno tramite tendit
Quae non errantes ad coeli culmina vexit.
« Et ce n'est pas assez d'ouvrir un seul sillon dans les champs,
Le chemin s'étend plutôt par un millier de trames
Qui conduisent les justes au faîte du ciel. »
Une passion du Haut Moyen Âge ?
Après quelques figurata de charme d'époque mérovingienne (Ansbert de Rouen notamment) le grand spécialiste des carmina quadrata et figurata est sans doute Raban Maur, écolâtre puis abbé de Fulda (776-856), avec Alcuin et l'irlandais Joseph Scot. La Renaissance carolingienne, bien que limitée dans l'espace, a remis au goût du jour les lettres latines : Charlemagne lui-même se pique de poésie (qu'il ne peut pas écrire lui-même, étant illettré[3]), fonde un cortège de lettrés (l'Académie palatine) qui ne survivra pas vraiment à son créateur : mais l'impulsion est lancée et le Moyen Âge entier demeurera hanté par le souvenir de la Restauratio Imperii doublé d'une providentielle Translatio studii[4].
Comme pour ses ancêtres antiques, les figurata médiévales abordent le plus souvent des thèmes religieux : il s'agit de faire correspondre le contenant et le contenu dans un message plus grand qui doit alors sembler évident. Dans un monde essentiellement visuel (l'écrasante majorité de la population est analphabète) où les cathédrales rivalisent d'ingéniosité pour donner à voir l'origine du monde, ses grandes figures mystiques, son imminente annihilation et la façon d'en réchapper (Venance Fortunat témoigne de l'habitude de peindre les figurata sur les murs des palais épiscopaux), l'alliance entre le mot et ce qu'il désigne était l'incarnation ultime du bon goût, affirmant non seulement la pertinence du propos et de son auteur, mais aussi la naturelle puissance divine manifestée par un art total.
Le monde dans son ensemble, tel qu'il est conçu au Moyen Âge, c'est-à-dire avec les trois continents de la carte en T, est concerné : Raban Maur concrétise une pensée tardoantique sur les lettres du nom d'Adam, correspondant miraculeusement aux initiales des points cardinaux en grec, Anatolé (Aνατολή ; le Levant), Dysis (Δυσις ; le Couchant), Arctos (Ἄρκτος ; la Grande Ours) et Mesembria (Μεσημβρία ; le Midi) et ouvrant ainsi une véritable herméneutique occulte du monde (dans le sillage du langage des oiseaux par exemple). L'interprétation de l'exemple géographique d'un nom cataphorique d'Adam "déplié" est ici sans ambiguïté : incarnation phonologique du monde, il était destiné à y régner par l'intermédiaire de sa descendance. L'analogie du Christ avec ce père de l'humanité offre une nouvelle vision, tout aussi parlante à un clerc médiévale : l'expansion du christianisme, religion missionnaire, offerte aux quatre coins du monde comme une révélation.
Moyen Âge tardif et Renaissance
Contrairement au latin, langue savante par excellence, le grec et l'hébreu présentent l'avantage de n'être parlé que par un nombre encore plus restreint d'individus : ces deux langues, mais également deux nouveaux alphabets à conquérir pour les lettrés médiévaux investis d'Aristote (Siger de Brabant) et d'Averroès (Isaac Albalag, Moïse de Narbonne) sont un levier supplémentaire de "jeu". Religieux, profane (la dive bouteille de Rabelais, 1546), l'esprit humaniste du XVIe siècle favorise les redécouvertes d'anciens figurata et encourage les auteurs européens à s'en inspirer.
Notes et références
- Alain-Marie Bassy, Gérard Blanchard, Michel Butor, Pierre Garnier , Jérôme Peignot, Jean-Marie Tricaud, « Du calligramme », Communication et langages, n°47, , p. 47-60 (lire en ligne)
- Cécile Treffort, « Tissages textuels et transcendance du signe : autour des poésies visuelles du haut Moyen Âge. », Revista de poética medieval, (lire en ligne)
- Elisabeth Lalou, « Les tablettes de cire médiévales », Bibliothèque de l'école des chartes, tome 147, , p. 123-140 (lire en ligne)
- Michel J. L. Perrin, « Pourquoi les poèmes figurés à la cour carolingienne ? », La lyre et la pourpre, , p. 59-72 (lire en ligne)