Leo Frank

Leo Max Frank, né le et mort lynché le , est un directeur d'usine américain de confession juive. En 1913, une adolescente de 13 ans qui travaillait dans l'usine qu'il dirigeait à Atlanta, est retrouvée violée et assassinée. Il est interpellé comme suspect, ainsi que deux de ses employés. L'un de ces derniers, Jim Conley, avoue être le complice du crime et désigne Frank comme le meurtrier. Frank est alors condamné à la peine capitale. Très médiatisé à l'époque, le jugement est également controversé, tandis que Leo Frank fait l'objet d'une campagne de haine à teneur antisémite.

Pour les articles homonymes, voir Frank.

La peine de Leo Frank est commuée en réclusion criminelle à perpétuité par le gouverneur de Géorgie, convaincu de son innocence, mais un commando armé parvient à l'extraire de sa prison et l'exécute par pendaison à Marietta en Géorgie. Les chercheurs contemporains estiment dans leur majorité que Conley était seul coupable. Leo Frank fait l'objet d'une grâce posthume en 1986.

Cette affaire conduit à la création de l'Anti-Defamation League en réaction à l'antisémitisme que ses fondateurs estiment régner alors aux États-Unis[1].

Jeunesse et études 1884-1908

Leo Max Frank est né à Paris (Texas)[2], fils de Rudolf et Rachel ('Rae') Frank. Sa famille vient d'Allemagne et s'installe d'abord à Brooklyn (New York) avant de faire un court séjour de trois ans à Cuero au Texas, épisode pendant lequel naît Leo. Le père de Leo n'est pas particulièrement brillant, c'est son oncle Moses qui réussit : originaire comme le reste de la famille d'Allemagne, il fait fortune en commerçant avec les États-Unis et aide sa famille. Leo qui est doué à l'école en profite : il bénéficie ainsi d'une très haute éducation, puisqu'après être allé au Pratt Institute, il va à l’université Cornell, une des plus grandes universités du pays avec Harvard, Princeton ou Yale[3],[4] d'où il sort diplômé d'ingénierie mécanique en 1906.

Brillant élève, Leo est recruté par la célèbre B.F. Sturtevant Company à Hyde Park dans la banlieue de Boston (MA). Il n'y reste pas longtemps et revient à New York, avant d'être repris en main par son oncle Moses. Ils sont déjà allés en Europe ensemble plusieurs fois (1905, 1906, 1907). Ils y ont visité l'Allemagne et la France, et fait la connaissance des Faber, une famille de fabricants de stylos de Hambourg. C'est là que Leo revient, et passe neuf mois de à  ; il y apprend tout du système de fabrication. Fort de cette nouvelle expérience, il est recruté par Sigmund (dit "Sig") Montag qui vient de créer la National Pencil Company et a besoin d'un directeur pour sa nouvelle usine d'Atlanta. Moses Frank qui connaît Sig Montag (tous deux sont juifs d'Allemagne) réussit à faire nommer Leo à ce poste.

Débuts à Atlanta : 1908 à 1913

Leo Frank, 1910.

Leo M. Frank travaille à l'usine de stylos établie sur Forsyth Street. Il s'installe en . Atlanta abrite alors la plus grande communauté juive du Sud ; aussi Leo y fait la connaissance de sa future femme, Lucile Loeb-Cohen Selig (), la fille de la plus illustre famille juive d'Atlanta, qui a fondé la première synagogue de la ville et qui appartient à la classe moyenne supérieure de la ville. Ils se marient le [5].

Frank grimpe vite les échelons et cumule bientôt à lui seul les plus importantes fonctions de l'usine : directeur (gagnant 180 $ par mois et touchant une partie des bénéfices de l'usine[6]), trésorier, comptable, gérant des payes, et même copropriétaire des lieux ; bientôt il devint aussi directeur associé de l'autre usine de stylos de la ville située sur Bell Street. Il s'attache principalement à pousser au maximum la productivité de l'usine. Il installe un système de poinçonnage de cartes qui chronomètre le travail des employés à la seconde près.

Frank est élu chef de la section de l'organisation juive du B'nai B'rith d'Atlanta à la fin de l'année 1912[7]. À cette époque, la communauté juive d'Atlanta est la plus grande du Sud des États-Unis ; la famille Frank fait partie d'un environnement social et culturel philanthropique avec des activités de loisirs telles l'opéra et le bridge[8]. Au printemps 1913, sa femme est enceinte.

Mary Phagan.

Le viol et le meurtre de Mary Phagan : 1913

On découvre dans l'usine le corps de Mary Phagan, une employée qui aurait fêté ses 14 ans quelques semaines plus tard[9] et qui était venue chercher sa paye de 12 $ due pour ses 12 heures de travail de la semaine[10].

Le corps a été découvert dans la nuit du 26 au à 3 h du matin par le veilleur de nuit noir de l'usine, Newt Lee, dans les toilettes réservées aux Noirs (à cette époque le Sud est soumis à la ségrégation raciale, qui n'est abolie en droit qu'à la fin des années 1960). Il téléphone à la police qui arrive sur les lieux dix minutes plus tard. On trouve sur le corps très sali de la jeune fille, deux bouts de papier sur lesquels, agonisante, elle aurait écrit que son violeur et assassin serait noir. Le veilleur de nuit analphabète n'a pas pu lire le mot, et cela en fait le premier suspect, mais le système de pointage établi par Leo Frank innocente le veilleur de nuit qui a pointé en temps et en heure toutes les quinze minutes.

Les policiers préviennent alors le patron de l'usine de la découverte du corps et le prient de se rendre immédiatement sur les lieux du crime. Leo Frank ne semble pas comprendre tout de suite la situation car il se montre revêche et semble déplaire aux policiers qui lui reprochent sa nonchalance et croient déceler un ton apeuré dans sa voix. Lorsque Leo Frank se rend sur place, quatre heures après la découverte du corps, il continue de faire mauvaise impression et apparaît le plus troublé de toute l'assistance[11]. N'ayant pas confiance dans la police d'Atlanta, Leo Frank engage alors une entreprise de détectives privés (Pinkerton Detective Agency) aux frais de la société. Il apprend que les policiers ont pollué la scène de crime, ne relevant pas des empreintes digitales dans du sang séché, par exemple.

Une des deux notes ("murder notes") trouvées près du corps de la victime, Mary Phagan, le 27 avril 1913.

Les policiers resserrent leurs filets autour de Leo Frank : Il est le dernier à avoir vu la fille vivante, son comportement a été nerveux et le jour du meurtre, il a fait deux choses inhabituelles qu'il n'avait jamais faites auparavant : il a demandé à Newt Lee de venir deux heures en avance au travail (16 h au lieu de 18 h) et, lorsque ce dernier s'est présenté à 16 h, lui a demandé de repartir pour revenir à 18 h. Enfin, Leo Frank est rentré chez lui à 18h25 où il a téléphoné à Newt Lee vers 19 h pour savoir si tout allait bien. Leo Frank se justifie ensuite en disant qu'en quittant l'usine à 18 h, il a croisé James Gantt, un ancien comptable, licencié deux semaines auparavant, qui venait récupérer des chaussures laissées à son ancien bureau et qu'il demanda alors à Newt Lee d'accompagner le comptable et s'assura ensuite par téléphone que tout s'était bien passé avec lui[12].

Le lendemain, , Leo Frank est convoqué au commissariat pour y être entendu. Il y est rejoint par son avocat, Luther Rosser, et l'avocat de la compagnie, Herbert Haas. À la demande de Rosser, Frank montre qu'il n'est atteint d'aucune blessure, ni coupure, et la police ne retrouve pas de sang sur son costume porté le samedi[13].

Le , Leo Frank est arrêté. Les enquêteurs ne laissent rien filtrer à la presse. Aussi est-elle tout d'abord indécise, tout comme l'opinion publique : la communauté juive et la famille de Frank clament son innocence mais dans le reste de la population, des rumeurs de culpabilité commencent à circuler.

Le , un employé de l'usine est interpellé. Il s'agit d'un balayeur noir du nom de Jim Conley. Il est arrêté car il a été surpris en train de laver une chemise tachée de sang (il s'en défend en disant que c'était de la rouille ; quand il est appréhendé, il a fini de laver la chemise). Il est entendu et questionné par les enquêteurs, et finit par dire que c'est Leo Frank qui l'a recruté pour se débarrasser du corps et lui a promis 200 dollars en paiement. Des témoins ont d'ailleurs vu le modeste Jim Conley passer beaucoup de temps dans les bars depuis le meurtre, consommant beaucoup d'alcool. Quand les policiers lui parlent des bouts de papier trouvés sur le corps, il affirme que c'est Leo Frank qui les lui a dictés la veille du meurtre, car aussi surprenant que cela puisse paraître pour l'époque, Jim Conley sait lire et écrire. Les enquêteurs font vérifier son écriture (différents experts expriment des avis contradictoires) ; de même, ils montrent les papiers à la tutrice de Mary Phagan qui affirme ne pas reconnaître là l'écriture de la victime.

Tout semble accréditer la thèse de Conley. À cela, viennent s'ajouter des rumeurs qui font du patron de l'usine un « maquereau » et un pervers sexuel, des vices qui auraient été plus marqués depuis la grossesse de sa femme. Il harcèlerait notamment les jeunes ouvrières comme Mary Phagan : une vingtaine d'entre elles témoignent au tribunal avoir été victimes de ses assauts (mais qu'elles ont toutes repoussés). Il courait également une rumeur affirmant qu'étaient souvent organisées pendant la nuit des parties fines dans l'usine même. Une maquerelle d'Atlanta en témoigne au tribunal. La défense produit un certain nombre de témoignages de jeunes ouvrières, qui disent n'avoir jamais vu Leo Frank flirter ou toucher une employée, et qu'elles le considèrent comme ayant bon caractère[14] ; dans sa réfutation, Dorsey produit des ouvriers qui disent le contraire[15]. Les policiers pensent tenir leur coupable et échafaudent leur hypothèse : le jour du , peu après midi, la petite Mary se rend à l'usine pour toucher sa paye que doit lui remettre Leo Frank. C'est là qu'elle aurait refusé ses avances, ce que Leo Frank n'aurait pu supporter. Après l'avoir violée, il l'aurait étranglée et aurait soudoyé Jim Conley pour se débarrasser du corps.

Une de l'Atlanta Georgian du 29 avril 1913 annonçant que la police se concentre sur Leo Frank.

L'Atlanta Georgian engage l'avocat William Manning Smith pour défendre Jim Conley pour 40 $. W. Smith est connu pour être spécialisé dans la représentation de clients noirs, et il a déjà remporté plusieurs procès. Constatant que son client semble trop bavard auprès de ses co-détenus et des journalistes, l'avocat parvient à le faire transférer dans une autre prison[16].

Les charges retenues contre Leo Frank sont extrêmement graves puisque les enquêteurs arrivent à prouver avec le témoignage de Jim Conley que Leo Frank aurait prémédité ses actes. Selon les enquêteurs, Leo Frank aurait tout manigancé pour qu'un Noir soit accusé à sa place - culpabilité facile à accepter par une population blanche raciste et ségrégationniste (en 1906, Atlanta avait connu les pires émeutes raciales du pays). Il est important de noter que tous les témoignages de l'accusation feront l'objet de rétractations et de réaffirmations successives.[réf. nécessaire]

Le procès et la condamnation à mort

Témoignage du veilleur de nuit, Newt Lee, assis à droite, le premier jour du procès, le 28 juillet 1913. Le procureur Hugh Dorsey se tient debout à gauche. Leo Frank, assis au centre bras croisés, regarde l'objectif. Son épouse Lucille Frank, est assise derrière lui et sa mère, Mme Ray Frank, se tient debout à côté de lui.

Sur la base de l'hypothèse formulée par la police, Leo Frank est inculpé le . Le procès commence le . Le , après moins de quatre heure de délibération, le jury rend son verdict et reconnaît, à l'unanimité, Leo Frank coupable du meurtre de Mary Phagan[17]. Le lendemain, , la culpabilité établie, le juge Roan réunit le conseil à huis clos et condamne Leo Frank à la peine de mort par pendaison, et fixe l'exécution de la sentence au [18].

Les jurés n'ont pas cru à la défense de Frank qui rejetait le crime sur Jim Conley ; d'autant que si on pouvait penser que Frank était accusé uniquement parce que juif, riche et « nordiste », on avait du mal à comprendre le discours raciste des avocats de Frank qui déclaraient Conley « noir, alcoolique, menteur, puant », etc. Conley fait plusieurs déclarations contradictoires mais son attitude naïve lui donne les faveurs du public. Deux jurés sont récusés par la défense pour avoir tenu des propos antisémites envers Leo Frank avant le procès mais rien ne fut prouvé malgré certains témoignages.

Le verdict devait être rendu un samedi mais ce jour étant le jour d'affluence des gens de la campagne à Atlanta, le juge repoussa l'énoncé du verdict au lundi, de peur des réactions de la foule. Le juge interdit aussi à Leo Frank et ses avocats de siéger au tribunal au moment de l'énoncé du verdict, pareillement pour éviter tout lynchage.

Appels et détention de 1913 à 1915

Les appels rejetés

En vertu du droit de Georgie de l'époque, une demande d'appel sur une affaire de peine de mort devait être fondée sur une erreur de droit, et non pas sur une réévaluation de la preuve présentée au procès. La défense présenta donc un dossier alléguant 115 problèmes de procédure : préjugés du jury, intimidation du jury par la foule à l'extérieur du palais de justice, mauvaise appréciation de la preuve, etc.

Leo Frank fit donc appel. Durant la procédure, en octobre[Quand ?], l'avocat de Jim Conley déclara que Conley était le vrai coupable et qu'il s'en était confié à lui mais cela n'empêcha pas l'appel d'être rejeté en par la cour d'appel de Géorgie, bien que le juge Roan ait dit : « Je ne suis pas tout à fait convaincu que Frank est coupable ou innocent. Mais je n'ai pas à être convaincu. Le jury était convaincu »[19],[20]. À ce moment, la défense de Leo Frank lui avait déjà coûté un total de 40 000 dollars, une véritable fortune à l'époque. Heureusement, Frank bénéficiait du soutien de son oncle Moses et d'un des amis de ce dernier, Louis Marshall (en), le président de l'American Jewish Committee.

Alors, Leo Frank fit appel lors d'une requête extraordinaire[21] auprès de la Cour suprême, qui se tint devant un seul juge, Ben Hill. Mais là encore l'appel fut rejeté par 7 voix contre 2, le . La demande d'appel donna lieu à un temps de sursis à l'exécution.

Durant toute cette période, la presse révéla de nombreux témoignages tendant à innocenter Leo Frank. Elle publia les lettres écrites en prison par Jim Conley à Annie Maude Carter, une femme de La Nouvelle-Orléans, dans lesquelles il aurait avoué le crime. Un détenu surnommé « Freeman » jura qu'il était avec Jim Conley dans le sous sol de l'usine le jour du meurtre. Ils jouaient aux cartes ensemble pour de l'argent et alors que Conley était à court d'argent, il serait monté à l'étage où il aurait croisé Mary Phagan et l'aurait assassinée pour lui prendre sa paye. « Freeman » affirma l'avoir vu étrangler Mary Phagan. Un biologiste de l'État déclara dans un journal qu'à son examen microscopique des cheveux trouvés sur un tour peu de temps après l'assassinat, ils ne correspondaient pas à ceux de Mary Phagan. Un pasteur noir d'Atlanta affirma avoir entendu deux noirs chuchoter le lendemain du meurtre, l'un d'eux affirmait qu'il avait été importuné par un agent d'assurances et qu'il lui affirma : « J'ai tué une petite fille aujourd'hui, alors ne m'obligez pas à tuer quelqu'un d'autre », etc. Tous ces témoignages convergeaient vers la culpabilité de Jim Conley mais ils furent systématiquement répudiés lors de l'audition des personnes par la police d'Atlanta, si bien qu'aucun élément nouveau ne permit d'innocenter Leo Frank et le rejet de l'appel du fut confirmé[22].

Demande de commutation de peine

Le , les avocats de Frank déposèrent une demande pour commuer la peine de mort en prison à vie. L'exécution était programmée pour le .

John Marshall Slaton, Gouverneur de Georgie.

Le gouverneur de Géorgie, John M. Slaton (en), ouvrit les audiences le . En plus de recevoir les argumentations et nouvelles preuves des deux côtés, Slaton visita la scène du crime et passa en revue plus de 10 000 pages de documents. Cela comprenait diverses lettres dont un écrit par le juge Roan peu avant sa mort demandant à Slaton de corriger son erreur et de faire preuve de clémence[23],[24]. Slaton reçut également plus de 1 000 menaces de mort. L'ancien avocat de Conley, William Smith, était convaincu que son client avait commis l'assassinat et exposa une analyse de 100 pages de notes pour la défense, particulièrement sur les écrits de Conley et les « murder notes » attribuées à Mary Phangan.

John Slaton produisit un rapport conclusif de 29 pages. Dans la première partie, il critiqua les personnes étrangères à l'affaire, en particulier la presse du Nord. Il défendit la décision du tribunal de première instance, qu'il jugeait suffisante pour un verdict de culpabilité. Il résuma les points de l'affaire contre Frank, que « toute personne raisonnable » de l'État accepterait et dit qu'il était difficile de concevoir que Jim Conley ait pu fabriquer tous ces petits détails, à moins que ce ne soit la vérité. Après avoir fait part de ces différents éléments, le récit de Slaton changea de cap dans une deuxième partie, et il posa la question rhétorique : « Est-ce que Jim Conley dit la vérité ? »[25]. Le juriste Leonard Dinnerstein écrit : « Slaton a fondé ses opinions principalement sur les incohérences qu'il avait découvertes dans le récit de Jim Conley »[26], particulièrement le transport du corps au sous-sol et les notes laissées par la jeune Mary, éléments qui ne pouvaient plus être acceptables dans leurs interprétations initiales[27]. Notamment, d'anciens excréments trouvés intacts dans la cage d'ascenseur prouveraient que Conley n'a pas pu l'utiliser pour transporter le corps contrairement à ses affirmations, et les « murder notes » montreraient des formes stylistiques retrouvées dans les courriers personnels de Conley et sont rédigées à la 3e personne (et non pas à la 1re personne), erreur que n'aurait pas pu commettre une personne instruite comme Leo Frank[28]. Slaton admit aussi l'argument de la défense selon laquelle les accusations de perversion de Frank reposaient sur le fait que les juifs étaient circoncis.

La veille de l'exécution prévue de Leo Frank, le , le gouverneur John Slaton commua la peine en prison à vie, à une semaine de la fin de son mandat de gouverneur, au motif juridique qu'il y avait de nouvelles preuves suffisantes qui étaient non disponibles lors du procès initial pour justifier les actions de Leo Frank[29].

Cette décision qui allait à l'encontre du jury populaire, qui fut prise à la veille de la fin du mandat du gouverneur et à la veille de l'exécution de la sentence, ne fit qu'attiser un peu plus la haine sur le cas Leo Frank. La foule était en colère.

Le maire d' Atlanta, Jimmy Woodward, fit remarquer que « la plus grande partie de la population croit Frank coupable et que la commutation est une erreur ». En réponse, le gouverneur Slaton invita la presse à son domicile en leur disant :

« Tout ce que je demande est que le peuple de Georgie lise ma déclaration et examine calmement les motifs que je viens de donner pour commuer la peine de Leo M. Frank. Mon ressenti sur cette affaire est que je serais un assassin si je laissais cet homme être pendu. Je préfère perdre quelques nuits de sommeil que vivre quarante ans - si je vis aussi longtemps - avec le sang de cet homme sur mes mains  »[30],[24].

Il dit également aux journalistes qu'il était certain que Conley était le véritable meurtrier[30] et en privé à ses amis, qu'il aurait émis un acquittement total, s'il n'avait la conviction que Leo Frank serait bientôt en mesure de prouver son innocence et que dans peu de temps, la vérité sortirait à cause de certains « faits » non révélés de l'affaire, qui corroboraient la théorie de la défense sur la façon dont Conley avait assassiné Mary Phagan[31].

Dessin de reconstitution des actes de Jim Conley après l'assassinat de Marie Phagan, selon l'Atlanta Journal, 4 août 1913.

Le public était outré. John Carson[32], un musicien, joueur de fiddle, composa une chanson, La balade de Mary Phagan, qu'il joua devant le palais du gouverneur pour protester contre la commutation en prison à vie. La presse révéla alors que le gouverneur Slaton et l'avocat de Frank avaient une affaire en commun (en fait le cabinet d'avocats qui défendait Leo Frank depuis le début de l'affaire). Slaton et sa femme furent alors menacés de mort ; une foule se pressa aux alentours de leur villa à 7 kilomètres de la ville, et il fallut une compagnie de la milice pour les protéger de toute intrusion, des fils barbelés furent appliqués tout autour de la propriété, et les fréquents « Halte, qui va là ?! » empêchèrent le couple de dormir durant une semaine. Ayant atteint la fin de son mandat, le gouverneur décida de quitter l’État ; il ne revint en Géorgie que plusieurs années plus tard.

Pour assurer la sécurité de Leo Frank, le gouverneur Slaton, avant de rendre sa décision publique, l'avait fait transférer de nuit de la prison d'Atlanta à celle de Milledgeville (180 km plus au sud). Cette mesure le protégea de la foule d'Atlanta mais pas de ses codétenus, puisque le l'un d'entre eux, William Creen, armé d'un couteau de boucher trancha la gorge de Leo sur 21 cm de long, sectionnant la veine jugulaire. Il expliqua vouloir éviter à lui ainsi qu'aux autres détenus, d'être lynchés par la foule si jamais elle venait chercher Leo Frank, que Frank était une honte dans cette prison et qu'il serait pardonné s'il le tuait. Leo Frank resta entre la vie et la mort pendant des jours et ses blessures ne cicatrisèrent jamais totalement.

Le lynchage, 16 et 17 août 1915

L'Atlanta Constitution annonçant le rapt de Leo Frank, 17 août 1915.
Lynchage de Leo Frank par la populace, 17 août 1915.

Le 16 août 1915 vers 22 h, une caravane de huit voitures transportant 25 hommes armés, dont un ancien gouverneur de Georgie, et d'anciens ou futurs maires, des shérifs, fermiers, avocats, banquiers, etc., se rendit à la prison d’État de Milledgeville. Un électricien se chargea de couper les câbles reliant la prison (un câble téléphonique ne fut pas coupé, ce qui permit à l’État tout entier d'être au courant de l'enlèvement moins d'une heure après) ; un chauffeur et un mécanicien eurent pour mission d'éviter toute panne de véhicule ; un bourreau devait pendre le condamné, tout simplement ; les autres devaient prendre soin d'immobiliser les forces de police de la prison. Ce commando réussit à extraire Frank de sa cellule, et le conduisit en voiture par des chemins détournés (pour éviter les barrages de police) sur près de 240 kilomètres (plus de trois heures de trajet), jusqu'à la ville où était née la petite Mary, à Marietta. C'est là qu'il fut pendu à un arbre, tôt le matin du 17 août, après avoir été déclaré coupable par ses ravisseurs et sommé d'avouer une dernière fois (ce qu'il refusa de faire). Sa dernière volonté fut qu'on remette son alliance à sa femme, ce qui fut fait.

Une foule d'enfants, de femmes et d'hommes arriva alors et l'on prit en souvenir des photos dont on fit des cartes postales qui eurent un grand succès, mais que la presse locale refusa de publier (craignant des représailles au niveau national). La ville d'Atlanta prit un arrêté interdisant la vente de telles cartes trois jours après mais en 1917, on en vendait encore.

Le lynchage était une pratique courante bien qu'illégale, le commando avait agi masqué et les noms de ses membres ne furent révélés qu'en l'an 2000, 85 ans après les faits, bien que localement tout le monde les ait connus. Une enquête fut menée mais personne ne fut inculpé.

Le corps de Leo Frank fut transporté le 17 août à Atlanta par une entreprise de pompes funèbres ; il fit le voyage jusqu'à New York accompagné par sa veuve. La dépouille de Leo Frank fut inhumée le 20 août au cimetière du Mont Carmel à New York.|date=14 octobre 2018

Conséquence de l'affaire Leo Frank

Sur la société juive américaine

  • Création de l'ADL

Après sa condamnation, l'association juive dont Leo Frank était le président à Atlanta, « Les fils de l'Alliance » (ou B'nai B'rith), a décidé de créer l'AntiDefamation League en pour empêcher à l'avenir toute calomnie contre l'un de ses membres.

  • en Géorgie même

À la suite du lynchage d', la moitié de la communauté juive de Géorgie fuit l’État de peur des représailles et du boycott infligé à leurs commerces. Le jour du lynchage, la communauté juive de Marietta - ville natale de Marie Phagan - reçut l'avertissement qu'elle devait quitter la ville avant minuit ; elle s'exécuta.

Renaissance du Ku Klux Klan

Jim Conley, Tom Watson's Magazine, août 1915.

À la suite de l'affaire Mary Phagan, en , une partie des membres de l'association « les chevaliers de Mary Phagan » s'associa avec des nostalgiques du Ku Klux Klan (interdit depuis les années 1870) pour le ressusciter.

L'épouse de Leo Frank

Lucile, l'épouse de Leo Frank, ne se remaria jamais. Elle consacra sa vie à clamer l’innocence de son défunt mari et mourut en 1957 à New York. Bien qu'une place lui ait été réservée à la gauche de la tombe de Léo, elle demanda en 1954 à être incinérée afin de pouvoir être ramenée secrètement dans le caveau familial d'Atlanta (des funérailles auraient entraîné des représailles), ce qui fut fait 7 ans après sa mort. Ce dernier souhait, reposer entre ses parents à Atlanta plutôt qu'à côté de Frank à New York, est considéré par les partisans de la culpabilité de Leo Frank comme un aveu de la culpabilité de Frank de la part de son épouse - une rumeur prétendant que Leo lui aurait avoué avoir commis le crime.

Jim Conley

Jim Conley, le balayeur de l'usine, ne purgea en tout qu'un an de prison pour sa complicité dans l'affaire. Il fut interpellé plus tard pour cambriolage, ivresse et pari clandestin (il fut condamné à 20 ans de prison, mais n'en fit qu'une partie). Il mourut en 1962.

Plaque commémorative sur le lieu du lynchage à Marietta, érigée en 2007.

Tentatives de réhabilitation, années 1980

Le , Alonzo Mann, qui était en 1913 un petit garçon employé à l'usine de crayons, affirma avoir vu Jim Conley seul déplacer le corps de la petite Mary. Menacé de mort par Jim Conley s'il disait la vérité, il se tut sur le conseil de sa famille et de ses proches. Alonzo Mann mourut trois ans après, en 1985, et avoua avoir fait cette démarche pour pouvoir mourir la conscience tranquille. Jim Conley était mort depuis 1962.

À la suite de ce rebondissement, l'AntiDefamation League tenta de mener une procédure de réhabilitation envers Leo Frank mais échoua car toutes les pièces du dossier avaient été perdues. La Cour décida donc qu'on ne pouvait ni confirmer ni infirmer le verdict rendu à l'époque. Cependant, en 1986, la Cour reconnut sa faute dans le lynchage de Leo Frank, reconnaissant n'avoir pas pu le protéger. La communauté juive continue aujourd'hui de proclamer l'innocence de Leo Frank[33], alors que pour la Justice américaine et la famille de la victime, il reste coupable. L'opinion reste divisée. Même si pour la famille Phagan, Leo Frank est coupable, elle a toujours interdit aux « chevaliers de Mary Phagan » et au KKK de procéder à des cérémonies sur la tombe de Mary Phagan, et donc de s'associer à ces actions.

Rôle des médias

Le procès de Frank a été l'objet de surenchère spectaculaire de la part des médias qui décrivirent des scènes d'orgies et de viol à l'usine de Frank. D'avril à août, durant les quatre premiers mois, près de 18 000 colonnes lui furent consacrées[34]. Des trois journaux de la ville (The Atlanta Constitution, The Atlanta Journal, The Atlanta Georgian), celui de Hearst (Le Georgian) en a le plus profité en multipliant par trois son tirage. Hearst fit venir pour gagner cette bataille de la presse son éditeur de New York (Keats Speed) spécialement pour l'affaire.

La presse ne s'embarrassait pas de déontologie, et dès le premier jour, elle accusa Newt Lee d'avoir commis le crime, et déjà la foule demandait qu'on le lynche[35]. Alors que trois jours après les faits, Newt Lee était déjà remplacé par Leo Frank sur la liste des suspects no 1, cela n'empêchait pas le Georgian de titrer en gros en Une : « La culpabilité de Lee est prouvée ! ». Le démagogue nativiste, avocat et éditeur géorgien Tom Watson en particulier enflamma l'opinion publique en appelant au lynchage pour en finir avec Leo Frank, en justifiant le principe du lynchage en l'expliquant comme l'application de la « justice populaire » ; il commenta l'affaire à partir de , accusant à sens unique « le pervers juif ». Son mensuel et son hebdomadaire (The Watson Magazine et The Jeffersonian) virent leur tirage quadrupler. La presse géorgienne et atlantéenne ne condamna pas unanimement Leo Frank ; après les premiers mois du procès, et après la condamnation, les journaux remirent en question la décision du jury. Certains journaux géorgiens n'hésitèrent pas à condamner son lynchage par ailleurs, dès le jour même, et ils refusèrent de diffuser les photos du lynchage. En-dehors d'Atlanta, en Géorgie même, il y eut tout de même quelques journaux pour saluer la « justice populaire ».

En dehors de Géorgie, la presse était majoritairement pour Leo Frank. À Los Angeles et à New York, on fustigeait l'attitude archaïque des sudistes. Leo Frank croyait fermement dans sa future relaxe ; il était soutenu par la diaspora juive américaine qui était regroupée dans l'American Jewish Committee. Ce dernier était dirigé par Louis Marshall, qui, depuis New York (où il dirigeait le New York Times), a tout le long de l'affaire conseillé les avocats de Frank et orchestré véritablement le soutien à Leo Frank dans la presse grâce à ses puissantes relations, il l'a également aidé financièrement. Toutefois, l'AJC était soucieuse de ne pas organiser de manifestations trop voyantes, ni de campagne de presse trop virulente de peur de jeter de l'huile sur le feu ; les adversaires de Leo Frank ne se sont pas gênés pour expliquer le soutien à Leo Frank de la part de la presse par la corruption et l'argent du lobby juif.

Raisons sociales et culturelles

Pour l'AntiDefamation League et l'American Jewish Committee, l'affaire Leo Frank montre indéniablement l'antisémitisme inné de la culture sudiste (blanche, chrétienne, WASP, raciste), pour eux Leo Frank est le seul Blanc à avoir été condamné à mort sur la foi du témoignage d'un Noir. Cela dit, l'antisémitisme sudiste reste une question débattue : de nombreux officiers confédérés étaient juifs, les juifs sont arrivés très tôt dans le sud (dès le XVIe siècle) et le lynchage de Leo Frank est le seul concernant un juif dans toute l'histoire des États-Unis que ce soit au Sud ou au Nord, ce fut le premier et le dernier aussi. Plusieurs mois après le procès, avant le lynchage, les journaux d'Atlanta firent circuler une pétition appuyant la commutation de la peine déposée auprès du gouverneur ; ils reçurent des milliers de soutiens de gens du pays. L'historien américain, d'origine juive, Leonard Dinnersein met l'accent sur la situation sociale explosive d'Atlanta dans les années 1910 sur fond de misère et de violence extraordinaire (en 1906, Atlanta est le lieu de très violentes émeutes) : une population très pauvre, avec un très haut taux de criminalité, et une injustice sociale quasi permanente (Mary Phagan est l'exemple du travail d'enfant sous-payé[36]), une misère intellectuelle également où l'illettrisme mène à une manipulation facile des foules.

Adaptations de l'affaire à la télé, au cinéma, dans la littérature, au théâtre

  • Parade, comédie musicale d'Alfred Uhry sur le lynchage de Leo Frank, produite à Broadway (New York) en 1998, le titre évoque la parade du Confederate day (jour de la mort de M. Phagan) et la parade du lynchage (jour de la mort de L. Frank).
  • The murder of Mary Phagan, film américain disponible en français (Le Meurtre de Mary Phagan), en deux parties, de William Hale, avec Kevin Spacey, 1988[37],[38].
  • Death in the Deep South de Ward Green[39]
  • They wont forget, 1937, film américain adapté du livre Death in the Deep South de Ward Green, avec Lana Turner dans le rôle de Mary Phagan.
  • Richard Kruger, Members of the Tribe, 1977, l'affaire est reconstituée à Savannah plutôt qu'Atlanta.
  • David Mamet, The Old Religion, 1997, le narrateur est Leo Frank racontant son histoire.
  • Ils ont tué Leo Frank, 2020, bande dessinée, Scénario de Xavier Bétaucourt et dessins d'Olivier Perret, éditions Steinkis

Notes et références

  1. (en) Hang the Jew, Hang the Jew, site web de l'Anti-Defamation League, Histoire de l'ADL.
  2. Léonard Dinnerstein, The Leo Frank Case, revised edition, The University of Georgia Press, p. 5
  3. (en) The Leo Frank Case, Georgiainfo sur la Digital Library of Georgia
  4. (en) An Inventory to the Leo M. Frank Collection, American Jewish Archives
  5. Oney, op. cit., p. 84.
  6. Lindemann, op. cit., p. 251.
  7. Dinnerstein, o.c. p. 6
  8. Lawson, op. cit., p. 211, 250.
  9. Dinnerstein, o.c., p. 11
  10. (en) « Leo Frank Case », sur New Georgia Encyclopedia (consulté le )
  11. Dinnerstein, o.c., p. 4
  12. Oney, op. cit., p. 50-51.
  13. Oney, op. cit., p. 48-51.
  14. Oney, op. cit., p. 295-296.
  15. Oney, op. cit., p. 309-311.
  16. Oney, op. cit., p. 147-148.
  17. The Atlanta Journal reported the next day that deliberation took less than two hours; at the first ballot one juror was undecided, but within two hours, the second vote was unanimous.
  18. Lawson p. 409.
  19. Oney, op. cit., p. 364.
  20. Friedman p. 1477-1480 avec notes 39-52.
  21. Dinnerstein définit une « requête extraordinaire » comme une demande fondée sur de nouvelles informations non disponibles au moment du procès. Il était nécessaire de poursuivre le processus d'appel parce que les procédures ordinaires avaient été épuisées. Voir Dinnerstein, op. cit., 1987, p. 201 (fn 12).
  22. Dinnerstein, op. cit., 1987, p. 84-90, 102-105.
  23. Oney, op. cit., p. 489-499.
  24. (en) « Slaton here, Glad he save Frank », The New York Times, (lire en ligne)
  25. Oney op. cit., p. 499-500.
  26. Dinnerstein, op. cit., 1987, p. 127.
  27. Oney, op. cit., pp.. 500-501.
  28. Oney, op. cit., p. 482.
  29. Oney, op. cit., p. 352 et 502.
  30. Oney, op. cit., p. 503.
  31. Dinnerstein, op. cit., 1987, p. 129, 169-171.
  32. (en) « Fiddlin' John Carson (ca. 1868-1949) », sur New Georgia Encyclopedia (consulté le )
  33. en érigeant des monuments par exemple http://www.georgiahistory.com/events/62
  34. Dinnerstein, o.c., p. 13
  35. Dinnerstein, o.c., p. 14
  36. Comme en France à la même époque où l'instruction obligatoire s'arrêtait à 12-13 ans.
  37. Le Meurtre de Mary Phagan sur cinemotions.com.
  38. Le Meurtre de Mary Phagan, sur imdb.com.
  39. Death in the Deep South.

Voir aussi

Articles connexes

Bibliographie

Liens externes

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