Langage de rêve

Dans une monographie de 1906, le psychiatre allemand Emil Kraepelin a étudié les troubles du langage intérieur dans le rêve. Parmi ces troubles se trouvent des paraphasies (p.e. néologismes), des troubles du discours (p.e. agrammatisme) et des troubles de la pensée (p.e. incohérence). Ce langage fut dénommé par Kraepelin : Traumsprache (langage de rêve ; ne pas confondre avec langage du rêve). Il utilisait l’analogie du rêve et de la psychose pour essayer de comprendre, par la voie du langage de rêve, les troubles du langage de ses patients schizophrènes.

Rêve et psychose

Les troubles du langage dans le rêve peuvent être étudiés car le rêveur en se réveillant peut retenir non seulement le mot ou la phrase troublée, mais peut aussi se rappeler ce qu’il voulait exprimer dans le rêve, c'est-à-dire son intention (non troublée). Évidemment le rêveur peut retourner de son monde rêveur au monde réel. C’est précisément ce que le psychotique ne peut accomplir: se débarrasser de son monde psychotique pour nous expliquer la signification de ces propos troublés ; ce qui en complique l'étude.

En comparant le langage de rêve à d’autres formes de trouble de langage, comme il s'en produit chez les alcooliques, les enfants, les personnes en état de fatigue, etc., Kraepelin conclut que c’est avec les troubles de langage des patients chez qui on a diagnostiqué une démence précoce (schizophrénie) que le langage de rêve a le plus de correspondance. [1]

De 1906 à 1926

Kraepelin nous a fourni 286 exemples de son langage de rêve (la plupart des rêves sont les siens) et continué son projet de recherche du langage de rêve de 1906 à sa mort en 1926. Heynick (1993) a publié 391 nouveaux exemples qu'Engels (2006) a annotés. Kraepelin a rêvé pendant plus de 40 ans pour la psychiatrie, puisque son langage de rêve commence avant 1886.[2]

Le code Kraepelin

Kraepelin a fait de son mieux pour reconstruire les associations intermédiaires menant du mot ou phrase non troublée au mot ou phrase troublée. Mais il ne réussit pas, en bien des cas, à donner une explication suffisante. La où Kraepelin n'a pas réussi, on peut reconstruire les termes intermédiaires, manquants encore dans une chaîne partielle d'associations.

Kröpelin - Kraepelin

Dans un rêve de Kraepelin du un voyage à destination Rostock aboutit à Milz. Utilisant l'autobiographie de Kraepelin (1983), on peut reconstruire dans la chaine qui mène de Rostock (destination intentionnée) vers Milz (destination troublée) deux termes intermédiaires, encore manquants. Bilz ci-dessous est déjà donné par Kraepelin et sa chaine incomplète est :

Rostock - ?? - Bilz - Milz

avec deux termes intermédiaires (voir la discussion ci-dessous) on obtient

Rostock - Kröpelin - Kraepelin - Bilz - Milz

Kraepelin lie dans son autobiographie la ville de Rostock avec la petite ville de Kröpelin. Comme F.E.Bilz, premier producteur de la boisson Sinalco, c'est-à-dire sine alcohole, Kraepelin pratiquait l'abstinence de l'alcool. Son nom était lié en Allemagne à l'abstinence (Kraepelin, 1983, p. 80). Kröpelin est un mot de code, c'est-à-dire un mot qui gouverne, qui dirige l'association, comme on le voit ci-dessus. Le code Kraepelin consiste en des mots s'associant par sonorité avec la clé, le nom Kraepelin.[3]

Émile Zola

Pas seulement le nom Kraepelin mais aussi le prénom Emil forme une clé pour comprendre quelques rêves. Dans le rêve no. 107 de la monographie Kraepelin donne le néologisme Nanahatte comme un mot estonien. Kraepelin avait appris cette langue pendant son séjour à Dorpat en Estonie de 1886 à 1891. Ce qui est estonien dans le néologisme est le mot hatt signifiant 'prostituée.' Nana est l'héroïne d'un roman de Zola. Elle était prostituée. Le néologisme entier se réfère au mot allemand Nutte, prostituée. Ce mot mène à une élaboration avancée du rêve.[4]

Dans un autre rêve, du , Kraepelin produit une phrase :

devicit cunitere vixta

C'est du pseudo-latin comme il l'explique, ne donnant aucun autre renseignement. Le (donc un jour avant le rêve d'Emil Kraepelin) la dépouille mortelle d'Émile Zola était transférée au Panthéon (Paris) et placées dans la crypte de Victor Hugo. Ce contexte suffit pour pouvoir traduire (c'est-à-dire donner l'intention du rêve) de la phrase étrange d'Emil Kraepelin, voulant aussi devenir immortel.[5] La phrase signifie en allemand :

Zola gen (= gegen) Panthéon
signifiant en français
Zola vers le Panthéon

Les deux Émilie

Le nom d'Emil est aussi décelable dans le rêve 192 de la monographie. Kraepelin rêve d'une clé, dont Charlotte von Stein, vivant à Weimar, aurait accouché. Engels[6] remarque, que Charlotte von Stein avait écrit un drame[7] die zwey Emilien (les deux Émilie), et que le nom d'Émilie était deux fois présent dans la famille de Kraepelin : sa mère et une sœur portaient ce nom. La sœur Émilie n'a vécu qu'un an (1852-1853) et était déjà décédée quand Emil Kraepelin naquit. Emil a donc hérité d'un nom d'une sœur morte. Engels y voit une source de la préoccupation postérieure de Kraepelin avec son propre (pré)nom.

La découverte de Toni Kraepelin

En 1920 Toni Kraepelin, psychiatre, fille aînée de Kraepelin et parfaitement au courant du langage de rêve de son père, rêve du prénom Emil. Elle produit deux néologismes similaires, un de type français : sémil (se terminant en émil) et un de type anglais : semile (se terminant en emile). Le dernier semile sonne comme un néologisme allemand : simeil, selon Toni. Évidemment, c'est le mot anglais seamile, qui sonne comme "l'allemand" simeil. Seamile (=mille marin) évoque par la mesure de 1 852 mètres l'année de naissance 1852 d'Emilie Kraepelin, sœur aînée d'Emil. Donc, d'après Toni, le nom Emil est lié avec cette Emilie.[8]

La découverte de Toni tombe exactement 25 ans après le rêve de l'injection faite à Irma de Freud, qui a choisi ce rêve pour montrer comment opère sa méthode d'analyse de rêve dans le deuxième chapitre de l'Interprétation du rêve.

Les trois Émilie

Juin 1882 Kraepelin rencontre trois Émilie. Il est à Ellrich dans le Harz chez son frère le plus aînė Otto. Là il trouve aussi sa mėre Émilie, sa belle-sœur Émilie et la petite Émilie, fille d'Otto et Émilie.[9]

Le début du langage de rêve

Cette rencontre à Ellrich a lieu pendant une crise professionnelle de Kraepelin. Il vient d'être renvoyé par Paul Flechsig, son chef à la clinique de psychiatrie de Leipzig. Ellrich et les Émilie y présentes - en particulier la petite Émilie, homonyme d'une autre petite Émilie, morte en 1853 - ont confronté Kraepelin avec son prėnom, la clė primordiale de son langage de rêve. Le séjour en à Ellrich, pendant la crise, pourrait donc marquer le début du langage de rêve.

Les troubles fondamentaux

Kraepelin a remarqué, que dans le langage de rêve, les noms propres (noms de personnes, noms géographiques etc.) sont particulièrement fréquents. Il considère, qu'un des troubles fondamentaux dans le langage de rêve est le retrait de la pensée abstraite (Allgemeinvorstellungen), parce que le rêve entraîne une distraction de l'attention, nécessaire pour la pensée abstraite. Par contre, il observe une croissance des idées individuelles (Individualvorstellungen), en autres termes une tendance à exprimer les pensées en termes concrètes.

Le deuxième trouble fondamental selon Kraepelin est un fonctionnement diminué de l'aire de Wernicke. Ce trouble fondamental a attiré l'attention de Roman Jakobson, qui commente le langage de rêve de Kraepelin et donne lui-même un exemple de langage de rêve.[10]

Rêve de Jakobson

Dans le rêve de Jakobson le mot tchèque zemřel (mort) se transforme en seme: selon Jakobson, due à la disparition des liquides l ent r. L'explication de Jakobson présuppose, que le mot seme est issu directement de zemřel sans associations intermédiaires et que seme ne comporte pas un sens, lié indirectement avec zemřel. Jakobson, ayant lu la monographie de Kraepelin, doit savoir que seme figure déjà dans le rêve 49, où par-seme-nie est censé être russe pour 'quelques semaines'. De plus, le ř-tchèque se trouve dans le nom de la ville de Příbram, figurant dans le rêve 113. Ces deux observations pourraient aider à reconstruire la chaîne associative menant de zemřel à seme et ainsi infirmer l'explication de Jakobson.

Schizophrénie

L'aire de Wernicke fait part du gyrus temporal supérieur (GTS). Ce gyrus est une des aires responsables pour des troubles de langage des schizophrènes. Utilisant la technique de l'imagerie par résonance magnétique on a montré que chez les schizophrènes – contrastés avec les non-schizophrènes – le GTS dans l'hémisphère droit reçoit plus de sang que le GTS de l'hémisphère gauche durant des tests de langage.[11]

Le nom propre

Vu que le nom Emil forme une des clés au langage de rêve, on notera, que déjà Darwin a observé en 1877 une connexion du nom propre et du stade du miroir : I may add that when a few days under nine months old he [a child] associated his own name with his image in the looking-glass, and when called by name would turn towards the glass even when at some distance from it.

Un cas pareil: la glossolalie d'Hélène Smith

Théodore Flournoy (1854-1920), psychologue suisse et contemporain de Kraepelin, a publié en 1900 un cas de trouble de langage pareil au langage de rêve: la glossolalie d'Hélène Smith. Selon Ferdinand de Saussure, consulté par son concitoyen Flournoy, un remplacement complètement arbitraire de mots français (la langue maternelle d'Hélène Smith) par des mots de la glossolalie aurait eu lieu.[12] Cependant, des recherches récentes montrent, qu'un code, basé sur des noms propres, régit la glossolalie.[13]

Langage de rêve et langage du rêve

Le nom propre, clé du langage de rêve, parfois explique le langage du rêve. Un exemple important est le rêve de la dissection de son corps par Freud lui-même. Ici le mot 'section' est aussi important que l'image de la section. 'Segment', mot de code lié au clé Sigmund, est dérivé du latin secare, comme 'section' et 'sex'. Freud ne veut pas parler de son secret intime, qui est pourtant bien évident : la triade Sigmund - segment - sex.[14]

Notes et références

  1. Kraepelin, 1906, p. 77.
  2. Kraepelin, 1906, p.1.
  3. voire p.e. Engels, 2006/ 2009.
  4. Engels, 2006, p.28.
  5. Engels, 2006, p. 26-29).
  6. Engels, 2006, p. 64.
  7. Kord, 1998.
  8. pour le texte intégral, en allemand, du rêve de Toni du , voir Engels, 2006, p. 86.
  9. Burgmair et alt., 2003, p.238-241.
  10. Jakobson, 1971, p. 371.
  11. Marvel, 2006.
  12. Flournoy, 1900, p. 305.
  13. Engels, 2008.
  14. Engels, 2006, p. 70-72.

Voir aussi

Littérature

  • Burgmair, W. et alt. (2003). Emil Kraepelin. Briefe I: 1868-1886. München: belleville.
  • Darwin, Ch. (1877). A biographical sketch of an infant. Mind. p. 285-294.
  • Engels, Huub (2006). Emil Kraepelins Traumsprache 1908-1926. (ISBN 978-90-6464-060-5). (langage de rêve annoté).
  • Engels, Huub (2008). Understanding the glossolalia of Hélène Smith, the famous spiritist medium. Dans: J. Arveiller (dir.): Psychiatries dans l'Histoire. (p. 141-148). Caen: PUC.
  • Engels, Huub (2009). Emil Kraepelins Traumsprache: erklären und verstehen. In Dietrich von Engelhardt und Horst-Jürgen Gerigk (ed.). Karl Jaspers im Schnittpunkt von Zeitgeschichte, Psychopathologie. Literatur und Film. p. 331-34. (ISBN 978-3-86809-018-5) Heidelberg: Mattes Verlag.
  • Flournoy, Th. (1900). Des Indes à la planète Mars: étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie. Paris: Alcan.
  • Heynick, F. (1993). Language and its disturbances in dreams: the pioneering work of Freud and Kraepelin updated. New York Wiley. (contient une traduction en anglais de la monographie de Kraepelin).
  • Jakobson, R. (1971). Kindersprache, Aphasie und Lautgesetze. In Roman Jakobson's Selected Writings I Phonological Studies. p. 328-401. The Hague : Mouton.
  • Kord, S. (1998). Charlotte von Stein. Dramen (Gesamtausgabe). Hildesheim : Gerd Olms Verlag.
  • Kraepelin, E. (1906). Über Sprachstörungen im Traume. Leipzig : Engelmann.
  • Kraepelin, E. (1983). Lebenserinnerungen. Berlin : Springer.
  • Marvel, C. (2006). Schizophrenia and Language. Dans: K. Brown (dir.). Encyclopedia of Linguistics. Second Edition. vol. 11. (p. 14-17). Oxford: Elsevier.

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