John Holker

John Holker, né à Stretford, faubourg de Manchester, le , mort à Montigny le , est un manufacturier anglais, fondateur de la Manufacture royale de velours et de draps de coton du faubourg Saint-Sever de Rouen, nommé inspecteur général des manufactures en 1755, chargé de promouvoir l'industrie textile en France[1].

Pour les articles homonymes, voir John Holker, Jr..

Parcours

Daniel Charles Trudaine
la navette volante de John Kay
atelier de teinturerie (publié par Roland)
armoiries de John Holker

Troisième fils du gentilhomme catholique Thomas Holker de Mounton, forgeron[2], et d'Alice Morris, il naît le à Stretford, au sud-ouest de Manchester, dans le Nord-Ouest de l'Angleterre.

Son père catholique zélé et partisan dévoué de la Maison des Stuart. Mais il le perd très jeune. John Holker en conservera le jacobisme, loyalisme à l'égard des Stuarts, l'attachement à la religion catholique avec de la tolérance à l'égard des protestants.

John Holker reçoit comme son père une éducation de gentilhomme campagnard et fait preuve d'adresse dans le maniement des armes; mais en tant que catholique anglais, il n'a aucune chance de faire carrière dans l'armée ou dans l'administration.

Il entre alors en apprentissage à Manchester[3] dans l'atelier de J. Moss. Pendant près de cinq ans, il s'initie à toutes les techniques de pointe et apprend le cardage, la filature, les apprêts, le calandrage, le moirage des étoffes, l'impression des tissus, la teinture à chaud, le lustrage dans des platines chauffées[4]. Il devient compagnon. Il étudie des multiples mémoires qu'il traduira plus tard et se fait de solides amitiés qui faciliteront ses recrutements d'ouvriers anglais vers la France.

De surcroit, il perd sa mère en 1740. Cela l'incite à tenter sa chance dans l'industrie. Il vend le domaine familial et fonde une entreprise de calandrage à Manchester, en partenariat avec son ami Peter Moss.

Le , il épouse Elizabeth, fille de John Hilton ou Hulton, négociant à Manchester[5].

1745 est une année riche en évènements : deux ans après son mariage, naît un fils, qui reçoit également le prénom de John. C'est lui qui importera en France en 1771 la «Jenny», la «Jeannette» si appréciée des filateurs des campagnes.

La même année commencent les derniers soulèvements jacobites en vue de ramener les Stuart, branche catholique de la monarchie britannique, sur le trône. John Holker abandonne femme, enfant et carrière manufacturière, pour servir son roi, Charles Édouard Stuart dit Bonnie Prince Charles; John Holker est nommé lieutenant dans le régiment de Manchester levé par les Jacobites, composé d'épiscopaliens, des highlanders, des lowlanders, un certain nombre d'Anglais sensibles à leur cause, huit cents soldats du régiment royal écossais et plusieurs centaines de Français dont le marquis d'Éguilles, un provençal considéré comme la caution de Louis XV et la brigade irlandaise de l’armée française.

A la tête de douze cents puis trois mille combattants, Bonnie Prince Charles, prétendant écossais au trône d'Angleterre et d'Ecosse en exil en France, lance hardiment une offensive dans le royaume anglais. Mais au lieu de vite prendre Londres, il reste plus d'un mois à Edinbourgh à espérer - en vain - voir grossir ses troupes. Ce faisant, Bonnie Prince Charles torpille son avantage en laissant le temps à Georges II de rappeler son armée occupée en Allemagne et dans les Flandres.

Le 16 avril 1746 au petit matin, la charge des Highlanders qui avait fait merveille lors des batailles précédentes échoue à cause du terrain marécageux choisi par Charles. L'armée hanovrienne du Duc de Cumberland, composée de soldats anglais et écossais, d'une compagnie hessoise et de la milice du clan Campbell, met celle des Jacobites en déroute à Culloden. Un carnage s'ensuit. John Holker et Moss sont faits prisonniers. Condamné à mort, ils se retrouvent enfermés dans la prison de Newgate en attente de leur exécution. Mais les amis de Moss soudoyent le gardien[3] et le , ils parviennent à s'échapper avec quelques de difficultés liées à la grande taille de Holker. Il se cache pendant six semaines chez une éleveuse et rejoint la Hollande, puis la France[6]. En 1747, il entre dans le régiment d'Ogilvy[3] nouvellement formé à partir d'éléments écossais. En 1749, alors qu'il est capitaine en second de ce régiment, il rencontre à Rouen, Marc Antoine Morel de la Hillaume, inspecteur des manufactures de la région.

Morel est séduit par ses capacités dans le domaine de l'industrie et l'encourage à monter une entreprise textile en France[7]. Il lui garantit l'appui de Daniel-Charles Trudaine, intendant des finances du service des ponts et chaussées, auquel il prie John Holker de faire parvenir plusieurs mémoires visant la création d'une manufacture de velours de coton, un type d'établissement qui n'existe pas encore en France[8].

Le gouvernement anglais refusant pour l'heure l'amnestie aux jacobites considérés comme des traitres, Holker quitte l'armée sans regrets et se lance dans l'aventure à Rouen, déjà devenu un centre cotonnier important.

En , il présente son projet à Paris avec Trudaine, à Machault d'Arnouville et Mignot de Montigny. Ils veulent recourir à la technique d'outre-Manche et recruter de la main d'œuvre britannique[9]. C'est pourquoi en octobre 1751, au péril de sa vie, car il est toujours recherché, il part en Angleterre acheter des machines qu'il transferera discrêtement car démontées[10] et il recrutera 25 ouvriers ayant la particularité d'être catholiques et célibataires donc à marier afin de les fixer en France - raison pour laquelle il leur accorda une dot[11],[12],[13] Parmi eux se trouvaient ses cousins Morris, et plusieurs s'établiront à leur compte[14],[15].

Les essais menés à la manufacture de Darnétal pendant six mois en 1752 sont concluants et Machault d'Arnouville l'autorise par arrêt du de la même année à fonder sa propre manufacture à Saint-Sever, un faubourg de Rouen[16]. La direction de l'entreprise lui est confiée mais des associés français lui sont imposés (d'Haristoy à Darnétal, Paynel et Dugard à Rouen, Torrent à Paris) un moindre mal car il n'a pas de capital. Il n'apporte que la main d'œuvre et la technique anglaises. En contrepartie, il est intéressé à hauteur d'un cinquième des produits de l'entreprise[17]. La nouvelle manufacture royale jouira d'un privilège de quinze ans. De nombreux avantages, primes, subventions, gratifications, sont octroyés à l'entreprise, ses ouvriers et son directeur[18]. Le capital de la manufacture de velours est fixé à 100.000 livres.

Une seconde société a été autorisée par le même arrêt, une entreprise de calandres, qui fera du travail à façon et plus tard construira des calandres à destination des autres manufactures. Son capital est de 40.000 livres, auquel John Holker participe pour moitié; elle reçoit une subvention de 21.000 livres pour ses dépenses de construction[19].

Il se met rapidement à l'ouvrage, surveillé et inspecté par Mignot de Montigny et Morel[20], car le gouvernement a misé gros dans l'affaire. Parmi les innovations qu'il diffuse :

  • le tarif anglais, ou paiement des filés au poids et en fonction inverse de la grosseur, ce qui augmente la productivité[21],
  • le cardage avec des peignes d'acier,
  • la filature au grand rouet
  • le tissage avec la navette volante de John Kay,
  • la teinture à chaud et non plus à froid,
  • de nouvelles formules d'apprêts,
  • le calandrage des étoffes (l'étoffe, arrosée d'un apprêt, est comprimée dans des cylindres chauffés qui lustrent et polissent),
  • des étoffes nouvelles, velours de coton, velverets et cannelés[22].

Jacques Delécluse commente ainsi ses débuts : « Son acharnement lui a permis d'honorer son contrat, d'apporter la preuve de ses capacités de meneur d'hommes et de ses compétences professionnelles[23] ». Holker profite de la bonne opinion qu'on a de lui pour suggérer à Trudaine en 1754 de multiplier ces expériences et de lui confier cette mission[24].

La décision est prise en 1755 : le , il est nommé inspecteur général des manufactures par Trudaine et le nouveau contrôleur général des finances, Moreau de Séchelles[25]. Fait unique qui provoquera plus tard l'ire de son jeune collègue Roland de La Platière, il pourra cumuler sa rémunération et les privilèges de sa charge avec sa position d'entrepreneur[26]. Ce sont toutes les fabriques d'étoffes, quelle que soit la matière, qui seront sous sa coupe. Il devra les visiter, leur donner des conseils, consulter les corps intermédiaires (chambres de commerce) et rapporter ses activités aux autorités : « Ledit sieur Holker nous donnera ses avis sur tout ce qui pourra intéresser lesdites manufactures ». Ses appointements de 8000 livres seront vite portés à 12.000[10].

Il sillonne la France pour prodiguer ses conseils et revient à Paris débattre avec Trudaine. Comme le secteur de la laine entre dans ses compétences, il lui fait adopter les techniques d'apprêts déjà utilisées pour la finition du coton[27]. Il fait aussi des recherches dans le domaine des colorants qui seront bien utiles quand l'interdiction de fabrication des indiennes aura été levée en 1756[27].

John Holker ne perd pas de vue ses intérêts personnels et fonde en 1760 une autre manufacture de velours de coton à Sens, également nantie d'un privilège royal[27] ; la région manque en effet d'industries textiles. Il en confie la codirection à son cousin Pierre Morris[28] et à un autre de ses anciens ouvriers, Thomas Hulme dit Hall. L'entreprise portera le nom de Pelletier et Cie, avec dix associés[29]. Il prend aussi une participation dans la manufacture de Bourges mais ses collègues apprécieront peu ce mélange des genres[27].

Urbain Fages note qu'il ne se cantonne pas au textile mais crée des fabriques de faïence et de poterie (Sens et Montereau) ou de quincaillerie (la Charité-sur-Loire et Toul)[30].

Holker s'est intéressé à la faïence pour trois raisons : c'est une activité importante à Rouen, les colorants font partie de ses fournitures de base, comme pour le textile, et il a embauché pour le seconder un jeune fils du grand faïencier Jean Guillibaud, Philémon Martin[31], qu'il va progressivement associer à ses affaires (il remplacera en 1759 d'Haristoy, décédé en 1757), et qui ira même jusqu'à racheter ses entreprises en 1791[32],[33]. On retrouve d'ailleurs ce Guillibaud dans les deux entreprises de Sens, celle de velours de coton et celle de faïence, et dans la manufacture royale fondée à Brive en 1764 à l'instigation d'Holker par Thomas Le Clere (O'Cleere)[32],[34]. Enfin, en 1762, John Holker fonde avec ses collègues James Morris et James Hope une teinturerie à Saint-Sever, pour laquelle il a obtenu le statut de manufacture privilégiée, avec en prime la naturalisation de ses deux associés[35].

Son succès est tel que le gouvernement anglais s'en inquiète et veut le faire revenir au pays : il lui propose en 1764 de le gracier et de lui offrir une pension de 600£ mais Holker décline l'offre[36]. Il accepte par contre d'être naturalisé français en 1766[37]. D'autres honneurs l'attendent : il reçoit la croix de Saint-Louis en 1770, manifestement un passe-droit car il n'a pas, et de loin, les dix ans d'ancienneté requis. Et en , il reçoit des lettres d'anoblissement, enregistrées à la Cour des aides en 1775[38]. Le terme de lettres d'anoblissement est ici impropre, car il s'agit d'une reconnaissance de noblesse qui s'appuie sur les documents fournis par les juges d'armes anglais concernant son père[39],[40]. Urbain Fages, qui transcrit la description de ses armoiries par d'Hozier[41], précise que la famille est noble depuis Alexander Holker de Mounton, mort en 1620. Dans les attendus de la lettre, il est indiqué que John Holker est anobli par reconnaissance des efforts déployés pour former des ouvriers du textile, procurant par ce moyen une occupation journalière à plus de 80 000 sujets de Sa Majesté[42].

En 1768, il propose à Trudaine de Montigny (qui a succédé à son père) la création d'une fabrique d'acide sulfurique avec débauchage d'ouvriers anglais. En effet, le procédé qui en a révolutionné la fabrication est anglais, il s'agit du procédé des chambres de plomb. Le produit, aussi appelé vitriol à l'époque, est utilisé notamment pour le blanchiment des tissus et le traitement des colorants[43]. Holker offre à cette occasion sa démission du poste d'inspecteur général. Elle lui est refusée[44]. Il s'associe à M. Chatel, de Rouen, pour fonder la société Chatel et Cie. Un arrêt du les autorise à créer une manufacture privilégiée au faubourg de Saint-Sever, avec des subventions, gratifications et autres avantages. Le plus important est l'entrée en franchise de droits de 30 000 livres de salpêtre par an[45]. La production démarre en 1769 et est un succès ; c'est une première en France, qui jusque là importait presque tout son acide sulfurique.

En 1775, Holker fils demande des avantages supplémentaires, essentiellement l'entrée en franchise de 70 000 livres de salpêtre. Un arrêt du conseil du ratifie sa demande[46]. Globalement, avec la fin du monopole de Chatel et Cie[47] et la multiplication des fabriques, la France va devenir exportateur net d'acide sulfurique dans les années 1780[46], un beau résultat !

En 1776, John Holker fonde à Oissel, une localité au sud de Rouen, une filature destinée à alimenter Saint-Sever. Les deux usines seront rachetées en 1791 par les frères Sévène[48], associés à Guillibaud.

Dans les années 1770, Holker se retire peu à peu des affaires. Ainsi, en 1771, c'est son fils John qu'il envoie en Angleterre pour une nouvelle mission d'espionnage industriel. En effet, d'autres inventions sont apparues : la spinning jenny d'Hargreaves (qui date de 1765) et la water frame d'Arkwright (de 1769), auquel on doit également une machine à carder, de 1775. Sur le moment[49], Holker junior jette son dévolu sur la spinning jenny, qu'il expédie en pièces détachées. Elle sera installée à Sens, et des copies répandues dans les autres manufactures ensuite. Elle donne de grandes satisfactions, car elle augmente la productivité de vingt fois[50]. Holker en fait profiter notamment son ami Le Ray de Chaumont, qu'il a connu lors de ses tournées en Languedoc, un riche homme d'affaires qui se mêle aussi beaucoup de politique[51]. Le Ray de Chaumont va jouer un rôle clé dans la Révolution américaine et y fera participer Holker junior. Ce dernier, qui était survivancier de son père depuis les années soixante, devient inspecteur général des manufactures le [50], aux appointements de 24 000 livres[52] !

John Holker se retire vers 1780 à Montigny.

Sa fin de vie est marquée par deux séries d'épreuves : une vive polémique avec Roland de La Platière (voir plus loin), et son fils qui, aux États-Unis, a accumulé des dettes importantes, que le père, qui en était caution, est forcé d'éponger. On parle d'une somme de 572.000 livres[52].

Elle est aussi marquée par deux visites prestigieuses : en 1777, celle du futur empereur d'Autriche, Joseph II, venu incognito sous le nom de comte de Falkenstein[53], et en 1785 celle de Benjamin Franklin, qui, sur le chemin du retour aux États-Unis, s'arrête à Rouen et passe plusieurs jours chez Holker. Franklin a décrit ce séjour dans ses Mémoires[54]. Venant de chez le cardinal de La Rochefoucauld qui l'a reçu dans son fastueux château de Gaillon, il part au matin du pour Rouen : « Nous avions appris chez le cardinal que notre ami M. Holker, de Rouen, avait été ce jour-là jusqu'à Port-Saint-Antoine à notre rencontre. Il nous attendait, d'après une lettre de M. de Chaumont[55]... Nous sommes arrivés à Rouen vers cinq heures, et nous avons reçu l'accueil le plus cordial de M. et de Mme Holker. Il y avait beaucoup de monde au souper qui était notre dîner. Le premier président du parlement et son épouse nous ont invités à dîner pour le lendemain ; mais étant déjà engagés par M. Holker, nous promîmes d'aller prendre le thé. Nous avons tous logé chez M. Holker  ». Le lendemain qui est un samedi, tout le monde s'arrache Franklin et on se bouscule pour lui être présenté. Il retient surtout la rencontre avec le petit-fils Chabot de sa grande amie la duchesse d'Enville. Le dimanche matin à l'aube, Franklin part pour le Havre : « M. Holker nous a accompagnés quelques milles et nous nous sommes fait très affectueusement nos adieux ». Cette narration vient en renfort du sentiment éprouvé en lisant leurs nombreuses lettres échangées[56] tout au long du séjour officiel en France de Franklin : une chaleureuse amitié, sans doute née bien avant, au cours du premier séjour en France de l'Américain[57]. Beaucoup de choses en effet rapprochent les deux hommes, qui partagent le même vif intérêt pour la science, les inventions, le progrès par le machinisme. Franklin suit en outre de près les activités d'Holker junior aux États-Unis[56]. John Holker, déjà malade, est mort quelques mois après cette rencontre.

Après avoir perdu sa première femme, Elizabeth Hilton, le à Rouen, il s'était remarié dans la même ville le avec Marie Marguerite Ribard.

Il est à noter que John Holker est à l'origine d'une dynastie d'industriels, puisque son fils John et son petit-fils Jean marcheront sur ses traces, ce dernier plus spécialisé dans les industries chimiques.

John Holker était-il un libéral ?

Roland de La Platière
Machine à carder d'Arkwright, telle que publiée par Roland

La question a été posée pour la première fois en 1780 par Roland de La Platière, et reprise par des auteurs modernes. Elle est d'autant plus intéressante qu'Holker vient d'un pays pionnier en matière de libéralisme économique et qu'il arrive en France au moment où s'y engage un vif débat autour des thèses des physiocrates. Le laissez-faire de Vincent de Gournay date de 1752[58], le Tableau économique de François Quesnay, de 1758. L'académicien Mignot de Montigny, membre du bureau du Commerce comme Vincent de Gournay, et qui surveille Holker, est proche de leurs idées, ainsi que Trudaine lui-même. Quant à Turgot, le plus politique des physiocrates, il suit les affaires d'Holker depuis qu'il a été intendant du Limousin[59]. Les uns et les autres reconnaissent que trop d'entraves règnent sur l'industrie et le commerce. Ils voudraient bien libérer les forces vives du royaume. Mais la tradition colbertiste est forte et le corporatisme bien ancré, ce, alors même que l'Angleterre a renoncé dès le XVIIe siècle à contrôler et réglementer l'industrie, et que le système corporatif y est tombé en désuétude[60].

Face au retard constaté dans l'industrie textile française, le pouvoir choisit d'intervenir fortement, en utilisant la formule des manufactures privilégiées, dotées d'un monopole, de subventions (d'installation ou d'exploitation), de primes et de gratifications en fonction des résultats obtenus. Il va même jusqu'à encourager l'espionnage industriel. Nous sommes en plein colbertisme, même si on retrouve quelques touches de libéralisme dans la libre circulation des biens ou les exemptions (fiscales ou autres) dont les ouvriers peuvent bénéficier et qui pèsent inutilement sur leurs collègues[61]. Naturellement, les avantages consentis provoquent des réactions négatives chez les autres manufacturiers, et Holker, qui a négocié ces avantages, commence à être attaqué. Il le sera encore plus quand on lui permettra de cumuler sa charge d'inspecteur général des manufactures (une fonction très colbertienne) avec son activité d'entrepreneur, un mélange des genres qui passe mal et qui s'assimile à une distorsion de concurrence[26].

C'est dans ce contexte qu'intervient Roland, jeune collègue d'Holker, nommé inspecteur des manufactures à Amiens en 1766, avant de l'être à Lyon. Roland est un partisan fervent du libéralisme économique. Contrairement à Holker, il théorise et écrit beaucoup. On lui doit plusieurs ouvrages de référence sur l'industrie textile, dont l'Art du fabricant de velours de coton, de 1780. Ses planches décrivent les machines utilisées à l'époque[62]. C'est un ouvrage très savant, digne du meilleur ingénieur. On y trouve juste une petite phrase venimeuse en page 9 : « La machine à carder le coton est si neuve pour la France[63] qu'à peine y soupçonnait-on son existence il y a trois mois. L'avidité nous en a laissé entrevoir le voile à l'Administration, qui a pu en lever un coin ; c'est de là que je la tire pour la publier ». En d'autres termes, il n'admet pas le secret qui entoure ces inventions, qu'il veut au contraire répandre en les publiant, et il accuse sans le nommer Holker de les accaparer pour son plus grand profit. Il a mal choisi son angle d'attaque, car répandre ces inventions, c'est précisément ce qu'a fait Holker toute sa vie. Simplement, quand il reçoit une nouvelle machine, il commence par la tester, voire chercher à l'améliorer, avant de diffuser la technologie. La machine d'Arkwright vient d'arriver en France grâce aux frères Milne[64] et est en phase de test à Oissel, à la demande de Necker et de l'intendant du Commerce, Tolozan[65]. Holker a lu la phrase de Roland mais il se tait, car il sait son collègue mal considéré. Ce silence encourage Roland à durcir ses attaques en 1781 :

« Cet homme, qui se dit de famille noble, est né et a vécu dans la plus grande abjection et dans la misère... Son humble épouse, qui lui aidoit à tout de son mieux, ne savoit ni lire, ni écrire... Comme si nous ne savions pas que parmi les calandreurs de Manchester même, le sieur Holker tenoit le dernier rang... Il ment quand il parle de ses inventions et des services qu'il a rendus à la France ; il ne savoit rien quand il y est venu... Il n'avoit même pas de notion des calandres à cylindres... Il ment quand il dit que sa tête étoit mise à prix... Ledit chevalier est un chevalier d'industrie comme il est rare d'en voir... Quant aux attroupements qui se firent au nord de l'Angleterre (en faveur du prétendant Stuart), il n'y eut que la plus vile canaille qui s'en mêla, gens perdus de dettes ou de débauches[66]. »

Holker est évidemment durement touché par ces libelles, que Patrick Clarke de Dromantin juge tout à fait offensants et calomnieux[67]. Il fait répondre par un ami à lui, sans doute son collègue l'inspecteur Louis Casimir Brown, qui écrit une Lettre d'un citoyen de Villefranche à M. Roland de La Platière, académicien de Villefranche, où il rétablit la vérité sur les mérites indiscutables d'Holker[68]. Plus sérieuse est l'autre attaque de Roland, quand il dit dans l'avertissement du même ouvrage que le système des manufactures privilégiées permet aux monopoles de maintenir des prix élevés et donc de s'enrichir indûment[69]. Il ne fait que reprendre en fait une critique de Turgot qui dénonçait en 1773 les "imbéciles", amoureux des monopoles et des privilèges, qui espéraient prospérer à l'ombre de la tutelle gouvernementale[70]. A cela on peut répondre, comme l'a bien expliqué Philippe Minard, que le retard pris par la France au milieu du XVIIIe siècle dans le domaine industriel commandait un véritable politique de l'invention, passant par de fortes incitations financières (primes, gratifications, subventions, crédits)[71]. Il impliquait aussi un cadre juridique protecteur, ces fameuses manufactures privilégiées, étant entendu que si on leur accordait un monopole, il était limité dans l'espace (à une ou plusieurs régions) et dans le temps. Il n'y avait pas d'autre choix si on voulait inciter les entrepreneurs à franchir le pas. Une fois que la greffe avait pris, la fin du monopole et la multiplication des entreprises devaient permettre une normalisation des prix. En outre, Roland ne tient aucun compte de la contrebande, très active dans le domaine des textiles, et qui exerçait naturellement une pression à la baisse sur les prix.

En fait, il est quelque peu aveuglé par l'animosité accumulée à ses débuts, quand il était élève-inspecteur à Rouen vers 1760 sous la tutelle d'Holker, et augmentée des frictions survenues au cours de leurs missions d'inspection. André Rémond, qui a dressé une liste de leurs disputes, dit que l'opposition doctrinaire entre les deux hommes cache en fait l'asservissement d'une rancune privée[72]. Sur cette dernière querelle, Holker réagit et obtient de l'Académie des Sciences, qui patronne les ouvrages de Roland, que l'avertissement qui figurait en tête de l'Art du fabricant de velours de coton en soit retiré[73].

Le débat a rebondi en France à la fin du XXe siècle avec les travaux de Philippe Minard, sa thèse sur l'Inspection des manufactures en France et l'ouvrage qu'il en a tiré, La Fortune du colbertisme. Après avoir dit dans l'introduction de ce livre qu'il fallait éviter les positions dogmatiques et expliqué le fonctionnement de l'inspection des manufactures, il montre comment ce corps a réagi à la montée des exigences libérales. Son jugement sur Holker mérite d'être cité :

« En quinze ans, il a édifié un véritable complexe manufacturier sur la rive gauche de la Seine... C'est la première concentration ouvrière et technique de cette importance..., et l'on y aperçoit déjà les deux secteurs pilotes de l'industrialisation locale : le coton (tissage, teinture, apprêts) et la chimie lourde. On peut y ajouter la construction mécanique, puisque la manufacture de Saint-Sever fournit des calandres à diverses autres fabriques. L'"offre" d'Holker a ainsi été à la source d'un véritable projet de développement industriel, aux répercussions d'ampleur nationale, produisant non seulement des étoffes mais aussi des machines et des ouvriers qualifiés, essaimant à travers le pays entier. Technologie, équipement, main d'œuvre, organisation du travail : le petit empire manufacturier de John Holker introduit tout cela à la fois[74] »

C'est son pragmatisme qui a permis ces réalisations, un pragmatisme partagé par ses mandants et qui se situe au-delà de l'opposition entre étatisme et libéralisme. Les partenariats public-privé de l'époque moderne sont dans la même lignée.

Notes et références

  1. Pierre Vayssière, « Un pionnier de la révolution industrielle en Languedoc au XVIIIe siècle : John Holker », Annales du Midi, vol. 79, no 83, , p. 269–286 (DOI 10.3406/anami.1967.4413, lire en ligne, consulté le )
  2. squire ou yeoman en anglais, en fait, propriétaire foncier appartenant à la petite noblesse
  3. Oxford Dictionary of National Biography
  4. Patrick Clarke de Dromantin, Les Réfugiés jacobites dans la France du XVIIIe siècle, p. 345
  5. lire en ligne. La date indiquée par le wikipedia anglais est fausse
  6. Son aventure est connue par ce qu'il en a raconté à Mignot de Montigny, membre de l'académie des Sciences, qui l'a répété à Condorcet, lequel s'en est servi pour l'éloge funèbre de Mignot ! lire en ligne
  7. André Rémond, John Holker, p. 25
  8. Jacques Delécluse, John Holker, p. 144-145. Comme son autre biographe, André Rémond, il le qualifie d'artisan-inventeur
  9. Patrick Clarke de Dromantin, op. cit., p. 347
  10. Philippe Champy, « De l'Andelle au Vexin normand, l'implantation d'une dynastie rouennaise du négoce, les Quesnel », Études normandes, 3 / 2011, p. 19
  11. André Rémond, op. cit., p. 59
  12. voyage financé par le Trésor royal à hauteur de 7000 livres (Patrick Clarke de Dromantin, op. cit., p. 348)
  13. lire en ligne
  14. [PDF]lire en ligne
  15. Peter (Pierre) Morris, né en 1724, est ramené par John Holker. Après avoir travaillé à Rouen avec lui, il sera associé dans la manufacture de coton de Sens, fondée en 1760. Le jeune frère de Peter, James (Jacques) sera en 1763 pris comme associé par John Holker et aura pour fils Franck (Jean-François-Edmond), fondateur de l'importante manufacture de Gisors en 1795
  16. Jacques Delécluse, op. cit., p. 146
  17. Jacques Delécluse, op. cit., p. 147
  18. André Rémond, op. cit., p. 70 à 72 pour le texte de l'arrêt
  19. Serge Chassagne, Le Coton et ses patrons, p. 50
  20. Patrick Clarke de Dromantin, op. cit., p. 349-350
  21. Jacques Delécluse, op. cit., p. 145-146. Il faut savoir que la filature s'effectue à l'époque largement dans des ateliers décentralisés et très souvent en zone rurale, d'où l'importance du secteur pour l'emploi
  22. Urbain Fages, Les Débuts de l'industrie cotonnière en France : John Holker, p. 66
  23. op. cit., p. 149
  24. Patrick Clarke de Dromantin, op. cit., p. 352-353
  25. grand-père du conventionnel Hérault de Séchelles. Les îles Seychelles lui doivent leur nom
  26. Jacques Delécluse, op. cit., p. 149
  27. Jacques Delécluse, op. cit., p. 150
  28. lire en ligne ; il en deviendra par la suite associé commanditaire
  29. Serge Chassagne, op. cit., p. 68
  30. Urbain Fages, op. cit., p. 74
  31. lire en ligne
  32. André Rémond, op. cit., p. 72
  33. Serge Chassagne, op. cit., p. 305
  34. Sur la manufacture de Brive, voir Patrick Clarke de Dromantin, op. cit., p. 361-363
  35. Serge Chassagne, op. cit., p. 54-55
  36. Urbain Fages, op. cit., p. 73
  37. Jacques Delécluse, op. cit., p. 152
  38. lire en ligne
  39. Patrick Clarke de Dromantin, op. cit., p. 95
  40. prétendu forgeron, selon certaines sources !
  41. Urbain Fages, op. cit., p. 73-74
  42. Jacques Delécluse, op. cit., p. 151
  43. Jacques Delécluse, op. cit., p. 154
  44. Urbain Fages, op. cit., p. 70
  45. Patrick Clarke de Dromantin, op. cit., p. 389
  46. Patrick Clarke de Dromantin, op. cit., p. 389-390
  47. Chatel fils (Jacques) et petit-fils (Jean-Pierre) continueront néanmoins la production d'acide sulfurique
  48. Édouard Sévène et Jean-Auguste Sévène
  49. Les inventions d'Arkwright seront récupérées ultérieurement
  50. Patrick Clarke de Dromantin, op. cit., p. 358
  51. Thomas J. Schaeper, France and America in the Revolutionary Era, the life of Le Ray de Chaumont, p. 14
  52. André Rémond, op. cit., p.126
  53. Jacques Delécluse, op. cit., p. 155
  54. lire en ligne
  55. Rappelons que c'est Le Ray de Chaumont qui a logé Franklin dans sa maison de Passy pendant toute la durée de son ambassade
  56. voir John Holker papers, Benjamin Franklin papers, Robert Morris papers, Founders Archives, entre autres
  57. Lors de ce séjour de plusieurs mois en 1767, Franklin s'était fait présenter nombre de personnalités du monde des affaires, des lettres ou des sciences
  58. dans un dialogue avec Trudaine, qui aboutit à la formule « laisser faire et laisser passer » (à l'infinitif)
  59. lire en ligne
  60. T.S. Ashton, The Industrial Revolution, p. 11-12
  61. voir Philippe Minard, La Fortune du Colbertisme, et Liliane Hilaire-Pérez, L'Invention technique au siècle des Lumières
  62. lire en ligne
  63. Il doit faire allusion à la machine d'Arkwright, mise au point en 1775 (voir supra)
  64. André Guillerme, De la diffusion des sciences à l'espionnage industriel, p. 293 lire en ligne
  65. André Rémond, op. cit., p. 97-98
  66. Lettres écrites en septembre 1781, non signées, et imprimées à Rouen en octobre
  67. op. cit., p. 359
  68. Patrick Clarke de Dromantin, op. cit., p. 360
  69. André Rémond, op. cit., p. 122-123
  70. Philippe Minard, La Fortune du colbertisme, p. 8
  71. op. cit., p. 218. Il donne le chiffre de 5,5 millions de livres de subventions distribuées entre 1740 et 1789
  72. André Rémond, op. cit., p. 127-128, note 438. C'est dans cette note qu'il détaille les accrochages connus entre les deux hommes
  73. André Rémond, op. cit., p. 124
  74. Philippe Minard, op. cit., p. 217

Annexes

Bibliographie

  • Urbain Fages, Les Débuts de l'industrie cotonnière en France : John Holker, Nouvelle revue de Paris, tome II, juillet-
  • Camille Lion, John Holker, un des fondateurs de l'industrie cotonnière normande, bulletin de la Société industrielle de Rouen,
  • André Rémond, John Holker, manufacturier et grand fonctionnaire en France au XVIIIe siècle, 1719-1786, Bibliothèque d'histoire économique, Librairie Marcel Rivière et Cie, Paris, 1946
  • Pierre Dardel, Études d'histoire économique, tome III, Holker - Guillibaud et Morris (1752-1791) Manufacture Royale de velours et draps de coton, de Rouen, manufacture d'apprèts à la manière Anglaise, Société libre d'émulation du commerce et de l'industrie de la Seine-Inférieure, Imprimerie Lainé, Rouen, 1942
  • Jean-Jacques Pinel (préf. Christian Hérail), Histoire de 140 familles. Témoignages de 70 descendants. 2 siècles d'industrie à Rouen, Rouen, (ISBN 978-2-9532785-0-7), p. 161-162
  • Pierre Vayssière, Un pionnier de la révolution industrielle en Languedoc au XVIIIe siècle : John Holker, Annales du Midi, 1967, vol. 79, numéro 83, lire en ligne
  • Jacques Delécluse, John Holker, l'éminence grise de l'industrie textile rouennaise au XVIIIe siècle, précis analytique des travaux de l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen, 2001
  • Philippe Minard, La Fortune du colbertisme : État et industrie dans la France des Lumières, Paris, Fayard, 1998
  • Philippe Minard, L'Inspection des manufactures en France, de Colbert à la Révolution, thèse, 1994 (microfiches)
  • (en) John Holker, Oxford Dictionary of National Biography (DNB), vol. 27, p. 133, lire en ligne
  • Serge Chassagne, Le Coton et ses patrons. France 1760-1840, Paris, EHESS, 1991
  • Patrick Clarke de Dromantin, Les Réfugiés jacobites dans la France du XVIIIe siècle, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2005

Liens externes

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