Détournement du vol Paris-Nice du 18 octobre 1973

Le , le Boeing 727-228 assurant le vol Paris-Nice est détourné, notamment pour protester contre la sortie du film Les Aventures de Rabbi Jacob, sorti le même jour.

Pour un article plus général, voir Les Aventures de Rabbi Jacob.

Détournement du vol Paris-Nice

Un Boeing 727-228 similaire à celui détourné.

Localisation France
Cible Boeing 727-228 F-BPJC d'Air France
Date
vers 10 h (UTC+1)
Type Détournement aérien
Prise d'otage
Armes Carabine .22 Long Rifle
Pistolet factice
Morts 1 (Danielle Cravenne)
Blessés Aucun
Auteurs Danielle Cravenne (1938-1973)

Le film, réalisé par Gérard Oury et avec Louis de Funès dans le rôle principal, est une comédie traitant de l’antisémitisme et des relations entre Arabes et Juifs, à une époque où celles-ci sont très tendues. Le publicitaire Georges Cravenne est chargé de la promotion du film, qui doit sortir le .

Le , l'opération Badr commence : les forces armées égyptiennes passent par le canal de Suez et s'introduisent en Israël, marquant ainsi le début d'un nouveau conflit israélo-arabe, la guerre du Kippour. Malgré les circonstances, la sortie des Aventures de Rabbi Jacob n'est pas repoussée.

Le jeudi , alors que le film sort en salles, Danielle Cravenne, épouse de Georges Cravenne, une femme psychologiquement fragile, détourne un avion d'Air Inter faisant la liaison Paris-Nice. Très touchée par le déclenchement de la guerre et croyant que le film est « pro-sioniste », elle réclame l'annulation de sa sortie ainsi que d'autres revendications en rapport avec le conflit et demande à atterrir au Caire.

Le pilote de l'appareil réussit à obtenir de Danielle Cravenne de pouvoir se poser à l'aéroport de Marseille Marignane pour ravitaillement, n'ayant pas assez de carburant pour joindre Le Caire. Après l'évacuation des passagers, le Groupe d'intervention de la Police nationale (GIPN) s'introduit dans l'avion et tire à plusieurs reprises sur l’auteure des faits, à la tête et à la poitrine. Danielle Cravenne meurt des suites de ses blessures dans l'ambulance qui la conduisait vers une clinique, à l'âge de 35 ans. Les policiers semblent avoir agi en légitime défense mais aucune preuve d'un tir de la pirate de l'air sur eux n'aurait été découverte. Son mari, convaincu que sa mort aurait pu être évitée, intentera un procès à l’État, qu'il perdra finalement.

Bien qu'insolite, le fait divers est rapidement oublié et demeure méconnu, malgré le succès du film qui l'a provoqué.

Historique

Un point culminant du conflit israélo-arabe

La traversée par l'armée égyptienne du canal de Suez le , deux semaines avant la sortie du film, marque le début de la guerre du Kippour entre Israël et les pays arabes l'entourant.

En 1973, les relations entre Arabes et Juifs demeurent très tendues, notamment à cause de la rivalité existant entre Israël et les pays arabes du Moyen-Orient depuis le plan de partage de la Palestine et la Déclaration d'Indépendance de l'État hébreu en 1948. Depuis 1948, plusieurs guerres ont lieu entre Israël et les pays arabes du Moyen-Orient. À l'issue de la Guerre des Six Jours en 1967, Israël conquiert des territoires importants à ses voisins comme la péninsule du Sinaï et le plateau du Golan, territoires respectivement égyptien et syrien. Israël y construit des fortifications (dont la ligne Bar-Lev le long de la rive orientale du canal de Suez) afin de se protéger militairement des attaques ponctuelles survenant sur les nouvelles frontières : les années 1967-1970 constituent en effet une période de guerre larvée entre l'État juif et ses voisins égyptien et syrien.

Le , le jour du jeûne de Yom Kippour (jour le plus sacré du calendrier juif, férié en Israël, et célébrée par la majorité de sa population) qui coïncidait avec la période du Ramadan, une coalition menée par l'Égypte et la Syrie attaquent par surprise simultanément dans la péninsule du Sinaï et sur le plateau du Golan. Profitant d'une supériorité numérique écrasante, les armées égyptiennes et syriennes avancent durant 24 à 48 heures, le temps qu'Israël achemine des renforts. Même si les attaquants bénéficient toujours d'une large supériorité numérique, l'armée israélienne arrive à les arrêter. Dix pays arabes de l'OPEP annoncent qu'ils cesseront leurs livraisons de pétrole aux amis d'Israël[1], une décision qui entraînera le premier choc pétrolier.

Les Aventures de Rabbi Jacob, film comique polémique

Louis de Funès, interprète principal des Aventures de Rabbi Jacob.

Au début des années 1970, dans ce contexte de tensions, le réalisateur Gérard Oury[note 1] imagine un film sur l'amitié entre Juifs et Arabes : Les Aventures de Rabbi Jacob. Cette comédie raconte les mésaventures de Victor Pivert, un industriel bourgeois catholique raciste xénophobe et antisémite incarné par Louis de Funès, qui se retrouve embourbé dans un règlement de comptes entre les membres d'une police d'État d'un pays arabe et un dissident politique révolutionnaire ; pour se cacher, ils se font passer, lui et le révolutionnaire arabe, pour un rabbin orthodoxe — Rabbi Jacob — et son assistant en visite dans la rue des Rosiers à Paris. Au vu de la situation internationale, de nombreux producteurs refusent de produire ce film au sujet sensible car selon eux, « Les Arabes le prendront mal, les Juifs encore plus ! »[2], mais Gérard Oury parvient après plusieurs mois de recherche à trouver un producteur en la personne de Bertrand Javal et sa société de production Films Pomereu, permettant ainsi la concrétisation du projet.

Dès le lendemain de l'éclatement de la guerre du Kippour, le , Gérard Oury, le producteur Bertrand Javal, le distributeur Gérard Beytout et le publicitaire Georges Cravenne, chargé de la promotion du film, envisagent de reculer sa sortie en salles, fixée depuis dix-huit mois au [3],[1]. Ils décident finalement que Les Aventures de Rabbi Jacob, malgré son sujet polémique, sortira bien à la date prévue, à leurs risques et périls[3],[4]. Les jours précédant la sortie en salle, Gérard Oury reçoit des billets anonymes à son appartement rue de Courcelles demandant « Il ne faut pas projeter Rabbi Jacob, je vous en conjure, annulez tout »[5]. Un boycott du film ou des manifestations sont redoutés[4]. La préfecture de police de Paris, après des moments d'inquiétude, annonce finalement qu'aucun risque de débordement n'est à craindre pour la sortie du film[6].

À la même période, Danielle Cravenne (née Bâtisse, le 26 juillet 1938), seconde épouse de Georges Cravenne (de son vrai nom Joseph Cohen)[note 2], est très touchée par le conflit qui vient d'éclater[7]. Elle s'était convertie au judaïsme lors de son mariage en 1968 mais se sentait également proche des palestiniens : la guerre du Kippour vient ainsi bouleverser son esprit, alors qu'elle est psychologiquement fragile[7]. Selon Le Monde, elle avait été quelque temps plus tôt soignée pour une « dépression nerveuse »[7]. Sa situation n'était pas connue de tous, Gérard Oury décrivant ainsi comment il la voyait : « Jolie, élégante, trente-cinq ans, deux enfants que le couple chérit, les Cravenne donnent l'image du bonheur »[5]. Le cinéaste pense a posteriori que les billets l'implorant de ne pas sortir son film, qu'il prenait pour une plaisanterie, étaient de Danielle Cravenne[5].

« Elle n'était pas du tout d'accord avec la sortie du film Rabbi Jacob en ce moment, où il y a un conflit au Moyen Orient entre les Arabes et les Israeliens, et que ce film traite des rapports entre Arabes et Juifs. Elle trouvait ça un peu indécent. Elle a essayé de voir les différents producteurs de ce film et elle s'est heurtée à un mur et elle m'a dit “Je me suis heurtée au mur de l'argent”, c'est-à-dire que ces gens préfèrent leur argent à la vie des hommes qui sont là-bas. Le conflit israélo-arabe (…) a été le déclenchement de tout en elle : elle ne pouvait plus vivre d'une certaine façon, elle n'acceptait pas les minorités qui étaient persécutées, elle n'acceptait pas que les gens souffrent. C'était un peu une idéaliste. Je sais bien qu'à notre époque, ça ne se fait pas, on ne peut pas être idéaliste, faut vivre bien carré, faut vivre pour l'argent (…) »

 Témoignage d'une amie de Danielle Cravenne, le jour du détournement[8].

Danielle Cravenne se met en tête de détourner un vol pour se faire entendre. Elle avoue son projet la veille à une amie, qui n'y croit pas[8]. Les détournements d'avion sont alors très fréquents à cette époque[9], notamment menés par des femmes palestiniennes[10].

Détournement

L'avion détourné par Danielle Cravenne est un Boeing 727-228 d'Air France, immatriculé F-BPJC, construit en 1968 sous le numéro de série 19545/564 et propulsé par trois moteurs Pratt & Whitney JT8D-7[11].

Suite judiciaire

Son mari, convaincu que la mort de son épouse aurait pu être évitée, intente un procès à l’État en recourant les services de Georges Kiejman et Robert Badinter, mais les fragilités psychologiques connues de la preneuse d'otage font que son mari est débouté dans son recours[9].

Deux ans après les faits, Cravenne assigne le trésor public de dommages et intérêts d'un franc symbolique, devant la première chambre du tribunal civil[12]. L'Aurore du rapporte le point de vue de l'avocat Albert Naud, représentant Cravenne : « Le commandant de bord, apprenant que l'ordre d'assaut était donné, a estimé que ce n'était pas opportun, précise l'avocat qui s'attache ensuite à montrer que, contrairement à ce qui fut dit, Danielle n'a pas tiré sur le policier. La preuve en est que le chargeur a été retrouvée intact et complet et qu'aucune trace de ce soi-disant projectile n'a été retrouvée. Fallait-il donc la tirer comme un lapin ? »[12]. Leurs arguments sont que la pirate de l'air a agi en état de dérèglement mental, et qu'au bout d'un certain moment, il aurait été possible de la désarmer[12].

Postérité

Dans son roman Fourrure, paru en 2010, Adélaïde de Clermont-Tonnerre mentionne le détournement d'avion et l'un de ses personnages qualifie Danielle Cravenne de « pauvre folle »[13].

Notes et références

Notes

  1. Gérard Oury (1919-2006) avait notamment réalisé Le Corniaud, La Grande Vadrouille et La Folie des grandeurs, comédies françaises à succès où Louis de Funès tenait également les rôles principaux.
  2. La première épouse étant Françoise Arnoul.

Références

  1. Gérard Oury, Ma grande vadrouille, Paris, Plon, , 250 p. (ISBN 2-259-19352-8), p. 58-59.
  2. Oury 1988, p. 265.
  3. Oury 1988, p. 276.
  4. Danièle Thompson et Jean-Pierre Lavoignat, Gérard Oury : Mon père, l'as des as, La Martinière, coll. « Art et spectacle », , 208 p. (ISBN 2732487953), p. 134.
  5. Oury 1988, p. 277.
  6. Loubier 2014, p. 401.
  7. M. C., « La mort de Mme Cravenne », Le Monde, (lire en ligne, consulté le ).
  8. « Inter actualités de 19h00 » [vidéo], sur ina.fr, .
  9. Arnaud, « Détourner un avion de ligne pour tenter d'empêcher la sortie des Aventures de Rabbi Jacob ! », sur avionslegendaires.net,
  10. Paul Caparos, Tireur de l'ombre : la saga d'un maître d'armes, FeniXX, , 173 p. (ISBN 2-402-12317-6, lire en ligne).
  11. « Hijacking — jeudi  », sur Avion Safety Network, Flight Safety Foundation.
  12. Oury 1988, p. 278.
  13. Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Fourrure, éditions Stock, , 576 p. (ISBN 978-2-234-06296-2 et 2-234-06296-9, lire en ligne).

Bibliographie

  • Matthieu Frachon (préf. Robert Broussard), La Grande Histoire de l'Antigang : 50 ans de lutte contre le crime, Pygmalion, , 264 p. (ISBN 978-2-7564-1526-0 et 2-7564-1526-X, lire en ligne).
  • (en) Rémi Fournier Lanzoni, French Comedy on Screen : A Cinematic History, Springer, , 272 p. (ISBN 978-1-137-10019-1 et 1-137-10019-2, lire en ligne).
  • François Nénin, Oups ! On a oublié de sortir le train d'atterrissage : Histoires vraies et insolites de l'aérien, Fayard, , 216 p. (ISBN 978-2-213-68818-3 et 2-213-68818-4, lire en ligne).
  • Christian Prouteau et Jean-Luc Riva, GIGN, nous étions les premiers : La véritable histoire du GIGN racontée par ses premiers membres, Nimrod, , 384 p. (ISBN 978-2-915243-96-3 et 2-915243-96-4, lire en ligne).

Annexes

Articles connexes

Liens externes

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