Déstalinisation

La déstalinisation en Union soviétique commence aussitôt après la mort de Joseph Staline en mars 1953. Elle prend cependant un ton officiel le , lorsque Nikita Khrouchtchev, alors Secrétaire général du Comité central du Parti communiste d'Union soviétique divulgue son « Rapport secret » à la fin du XXe congrès du Parti. Pour les dirigeants soviétiques, elle consiste à abandonner le culte de la personnalité et à dénoncer les « excès » de la période du stalinisme.

Les bottes de la statue de Staline abattue lors de l'insurrection de Budapest, en 1956, conservées aujourd'hui à Memento Park.

Dans les démocraties populaires du bloc de l'Est ainsi que dans les autres pays communistes (Chine, Corée du Nord, etc.), la déstalinisation connut un rythme différent et des vicissitudes spécifiques.

La première déstalinisation

La critique de Staline commença de façon silencieuse et insidieuse dès la mort du dictateur. Lavrenti Beria en fut le principal réformateur et libéralisa le régime en annulant des décisions staliniennes : réhabilitations et amnisties (le goulag devenait trop chargé pour être rentable), abandon des projets coûteux, critique de la gestion des pays satellites, remplacement des dirigeants de ces pays (il préfère des personnalités locales compétentes quand Staline imposait des russes et apparatchiks fidèles qui n'étaient pas les plus qualifiés), rétablissement des liens avec la Yougoslavie socialiste, etc. Le symbole vient aussi de la Pravda, que Beria contrôle, où en mai-juin 1953, le nom de Staline n'est cité qu'une fois. Les révoltes au Goulag, en RDA et en Roumanie en mai-juin 1953 résultent de cette libéralisation, ce qui contribue à la chute de Beria. La déstalinisation est stoppée. Pourtant, le 27 juin 1953, le lendemain de l'arrestation secrète de Beria, Imre Nagy reçut un document qui ressemble beaucoup au futur rapport Khrouchtchev. Mais il reste en retrait lors de la communication du rapport au comité central du Parti des travailleurs hongrois. Jusqu'en 1956, Staline est célébré avec un ton modeste, mais les critiques restent en sourdine[1],[2].

Le rapport Khrouchtchev

Heinrich Rau, Nikita Khrouchtchev et Walter Ulbricht en 1958 à Berlin. La déstalinisation divisa fortement le SED[3].

Le Rapport sur le culte de la personnalité, dit « rapport Khrouchtchev » ou « rapport secret » a été communiqué le aux seuls 1 436 délégués du XXe congrès du Parti communiste d'Union soviétique réunis à huis clos[4]. Pour la circonstance, les membres des « Partis frères » ont été exclus de l'assemblée. Selon l'historienne Hélène Carrère d'Encausse, il s'agit plutôt d'une réunion programmée de manière inopportune où seuls les soviétiques furent conviés. Toujours selon l'historienne (La Deuxième mort de Staline), les délégations étrangères à leurs chambre d'hôtel ont pu connaître le discours, à la condition que le texte doit être rendu après lecture, sans copie, sous surveillance[5]. À la fin de son réquisitoire, Khrouchtchev lance d'ailleurs à l'auditoire :

« Aucune nouvelle à ce sujet ne devra filtrer à l'extérieur ; la presse spécialement ne doit pas être informée. C'est donc pour cette raison que nous examinons cette question ici, en séance à huis clos du Congrès. Il y a des limites à tout. Nous ne devons pas fournir des munitions à l'ennemi ; nous ne devons pas laver notre linge sale sous ses yeux. »

 Nikita Khrouchtchev[6].

Le rapport fut initialement préparé fin 1955, Khrouchtchev divisa profondément le comité central et le politburo (nommé alors praesidium), soutenu par Anastase Mikoian, Nikolaï Boulganine, Mikhaïl Pervoukhine, Mikhaïl Sabourov, Andreï Aristov, Mikhaïl Souslov mais critiqué par les staliniens historiques Viatcheslav Molotov, Lazare Kaganovitch et Kliment Vorochilov. Une commission est créée, dirigée par Piotr Pospelov, rédacteur en chef de la Pravda, qui donna son nom par éponymie à la commission. Le but de cette dernière est d'enquêter sur les causes des répressions contre les membres du comité central élus au XVIIe Congrès du Parti, en 1934, ce qui limite grandement la critique[7].

Initialement secret, le rapport n'a été publié en Russie qu'à la fin des années 1980 dans le cadre de la Glasnost. Mais deux personnalités hors du sérail en ont eu discrètement connaissance avec la fin  : l'ennemi no 1 de Staline, le Yougoslave Tito, et la fille de Staline, Svetlana Allilouïeva[8]. Le document fut cependant très vite connu dans le monde entier. La première information à son sujet en Occident remonte au [9], car il aurait été revendu aux services secrets étrangers par des communistes polonais hostiles à l'Union soviétique. Selon Khrouchtchev, à vil prix. Selon Hélène Carrère d'Encausse, ce n'est pas vraiment un hasard dans la mesure où Bolesław Bierut venait de mourir et une lutte pour la succession se met en place en Pologne communiste. D'ailleurs, les soviétologues sont divisés sur la question mais une grande partie suppose que Khrouchtchev voulait faire connaître au monde entier le « rapport secret », d'où les lectures à un auditoire large (les membres du PCUS et les 25 millions de membres du Komsomol), sachant que les fuites sont inévitables[10].

Sont dénoncés les déportations massives, les arrestations arbitraires « d'honnêtes communistes et de chefs militaires traités en ennemis du peuple », l'incapacité du dictateur dans les préparatifs de guerre, son caractère irascible, y compris dans ses rapports avec les partis communistes frères. La biographie officielle qui présente Joseph Staline comme « le plus grand stratège de tous les temps », comme un véritable sage infaillible est sévèrement critiquée.

Le rapport ouvre le procès de l'ancien dictateur mais pas celui du système qu'il a mis en place, ce qui dérive dans une réécriture historique. Stéphane Courtois parle de « blanchiment » et pour les cadres staliniens d'« auto-amnistie »[11]. Courtois et les autres détracteurs du communisme expliquèrent que cette charge contre Staline permet de sauver le système, étant une manœuvre politique : selon eux, il n'y a aucune volonté de repentance ou de dilemme moral mais un cynisme politique[11],[12]. Depuis l'ouverture des archives soviétiques, on sait que ce n'est pas une opération à l'initiative seule de Khrouchtchev. Le but aussi pour Khrouchtchev était de se débarrasser des cadres staliniens, particulièrement Malenkov et Molotov[13]. Ainsi, le choix de l'année 1934 comme début de la « dégradation du caractère de Staline » est significatif : il ne remet en cause ni l'essentiel de la politique économique (planification et collectivisation) ni la répression exercée par Staline contre les compagnons de Lénine. La critique se fonde essentiellement sur la dénonciation du culte de la personnalité et s'efforce de dédouaner le parti des excès du stalinisme. « Le culte de la personnalité est un abcès superficiel sur l'organe parfaitement sain du parti », écrit la Pravda. Seules « la glorification d'un individu, son élévation au rang de surhomme doté de qualités surnaturelles comparables à celles d'un dieu » sont à bannir car « contraires aux principes du marxisme-léninisme »[14]. Il est aussi passé sous silence de nombreuses exécutions car Khrouchtchev y était également impliqué, tout comme plusieurs de ses collègues au politburo[7].

Les conséquences

Le corps de Staline était jusqu'alors exposé dans le mausolée de Lénine sur la place Rouge. En 1961, son corps fut retiré et inhumé. Dans le même temps, la ville de Stalingrad fut rebaptisée Volgograd. Presque toutes les statues à l'effigie de Staline disséminées à travers l'URSS furent démontées. Il en resta un moment trois à Tiflis (capitale de la Géorgie, dont Staline était originaire), défendues par la population, mais qui furent démontées par les Russes[N 1]. Une statue de Staline échappa pourtant à la déstalinisation : elle se trouvait à Gori, la ville natale de Staline. Son avenir était cependant menacé par les suites politiques de la deuxième guerre d'Ossétie du Sud[15]. Elle a été abattue le [16].

Les prisonniers politiques sont progressivement réhabilités, de telle sorte qu'en 1957, parmi les prisonniers des camps, on ne compte plus que 2 % de « politiques »[réf. nécessaire]. Mais cette « sortie de la peur » se fait dans une certaine discrétion et le parti tente de circonscrire la déstalinisation à la dénonciation du culte de la personnalité et de la répression. Les intellectuels sont ainsi encouragés à écrire des biographies des victimes de Staline : Alexandre Soljenitsyne peut publier Une journée d'Ivan Denissovitch ; Grigori Tchoukhraï réalise Ciel pur[17].

Le rapport constitue néanmoins un choc brutal, notamment pour les « partis frères » de l'Europe de l'Est, car il met à bas le principe de l'infaillibilité du Comité central. Et certains dirigeants comme Walter Ulbricht désapprouvèrent le rapport ; ils avaient en effet leurs propres culte de la personnalité. Les Hongrois exigent la destitution du stalinien Mátyás Rákosi et les Polonais et Yougoslaves expriment leur colère. D'un autre côté, les dirigeants installés par Staline, de même que les Chinois et les Albanais manifestent un vif mécontentement face à cette remise en cause : Mao Zedong adopte ainsi un credo « anti-révisionniste » afin d'éviter, en Chine, toute forme de déstalinisation, assimilée à un écart vis-à-vis du marxisme-léninisme. La Chine rompt avec l'Union soviétique au début des années 1960. La République populaire d'Albanie se brouille également avec l'URSS et s'aligne sur la Chine : le régime d'Enver Hoxha demeure le seul, en Europe, à conserver officiellement des références staliniennes.

Un espoir déçu

Les intellectuels qui espéraient dépasser le strict contenu du rapport pour dénoncer globalement le système stalinien voient très vite leurs espoirs déçus. Fondamentalement, malgré la dénonciation publique des crimes de l'ancien dirigeant en 1961, le Parti continue d'accaparer le pouvoir sans modifier son idéologie.

En effet, au-delà du fond du rapport qui omet plusieurs décennies et personnalités, le , deux jours après le soulèvement de Poznań en Pologne communiste, le rapport rectificatif Sur le dépassement du culte de la personnalité de Staline et ses conséquences est émis : les critiques sont considérablement édulcorées, présente une réhabilitation de Staline « grand théoricien et organisateur » et adoube le parti communiste, n'ayant jamais dévié de sa mission[7],[18].

Après le limogeage de Khrouchtchev, Léonid Brejnev, plus conservateur, voulant éviter un relâchement des mœurs et souhaitant promouvoir la grande guerre patriotique, interrompt la déstalinisation et fit une réhabilitation progressive de Staline. Il faut attendre la glasnost et l'ouverture des archives pour avoir une vision négative.

Déstalinisation post-1989

La chute du mur de Berlin en 1989 et la fin de l’URSS en 1991 ont amené plusieurs des anciennes « démocraties populaires » à supprimer toute référence au culte de la personnalité de Staline et à criminaliser l’apologie du totalitarisme soviétique en général. Par exemple, lors de son arrivée au pouvoir en 2004, le président de Géorgie, Mikheil Saakachvili a lancé une politique de déstalinisation : en 2010, il fait déboulonner une immense statue de Staline qui restait à Tiflis, et en 2011, il fait voter par le Parlement l’interdiction des symboles soviétiques. Néanmoins, deux villes à l’ouest de Tiflis, Akura et Alvani, ont érigé en décembre 2012 deux statues à la gloire de Staline ; celles-ci ont été déboulonnées en par des inconnus ; à noter qu’il existe toujours un musée Staline à Gori célébrant son culte de la personnalité[19].

Notes et références

Notes

  1. Les habitants de Tbilissi s'étaient organisés pour surveiller 24 heures sur 24 les trois statues et empêcher qu'elle ne fussent démontées. Mais les autorités organisèrent une fausse alerte aérienne nucléaire et, profitant du fait que la population s'était réfugiée dans les abris anti-aériens, démontèrent rapidement les statues.

Références

  1. Chambre Henri. La déstalinisation en Union soviétique. In: Revue française de science politique, 6e année, n°4, 1956. pp. 770-792.
  2. 1953-1956, l’impact de la « déstalinisation » en Europe centrale et orientale, Conférence de Stéphane Courtois, mars 2016, Académie royale de Belgique.
  3. « ALLEMAGNE (Politique et économie depuis 1949) République démocratique allemande », sur Encylopedia Universalis
  4. Branko Lazitch 1976, p. 13
  5. « The secret speech that changed world history », sur The Guardian,
  6. Branko Lazitch 1976, p. 15
  7. « Les crimes du communisme - Révélations sur le rapport Khrouchtchev », sur L'Histoire,
  8. Branko Lazitch 1976, p. 16
  9. Cité par Branko Lazitch 1976, p. 17
  10. Roy Medvedev, The Unknown Stalin, p. 104
  11. Lénine, L'inventeur du totalitarisme, 2017, p.18
  12. Thierry Wolton, Histoire mondiale du communisme
  13. Communisme et totalitarisme. Conférence-débat à l'Institut d'histoire sociale avec Stéphane Courtois le 22 octobre 2009.
  14. Andreï Kozovoï, Russie, réformes et dictatures, Perrin, coll. « Tempus », (ISBN 9782262035464), p. 46-47
  15. Problèmes en Géorgie? La faute incombe à Staline, RIA Novosti, 8 octobre 2008.
  16. Le Monde, 25 juin 2010
  17. Armand Gaspard, « Dix années de "dégel" », Politique étrangère, vol. 28, no 1, , p. 58-79 (lire en ligne)
  18. Thierry Wolton, Histoire mondiale du communisme, tome 1 : Les bourreaux, chap. 12
  19. Isabelle Lasserre, « Staline statufié mais déboulonné en Géorgie », in Le Figaro, lundi 11 février 2013, p. 10.

Voir aussi

Articles connexes

Bibliographie

 : document utilisé comme source pour la rédaction de cet article.

  • Rapport sur le culte de la personnalité et ses conséquences, présenté au XXe congrès du Parti communiste d'Union soviétique, dit Le Rapport Khrouchtchev, traduction et présentation par Jean-Jacques Marie, Éditions du Seuil, 2015, (ISBN 978-2021170542).
  • Hélène Carrère d'Encausse, 1956 : La Déstalinisation commence, Éditions Complexe, Bruxelles, 1984
  • Branko Lazitch, Le Rapport Khrouchtchev et son histoire : Texte présenté et annoté par Branko Lazitch, Paris, Édition du Seuil, coll. « Points Histoire » (no H23), (1re éd. 1976), 191 p.
  • Boris I. Nicolaevski, Les Dirigeants soviétiques et la lutte pour le pouvoir : essai, Paris, Collection : Dossiers des Lettres Nouvelles, Denoël, 1969
  • Muriel Blaive (préf. Krzysztof Pomian), Une déstalinisation manquée : Tchécoslovaquie 1956, Bruxelles, Édition Complexe, coll. « Histoire du temps présent », , 282 p. (ISBN 978-2-8048-0027-7, lire en ligne)

Liens externes

  • Portail de l’URSS
  • Portail du communisme
  • Portail de la guerre froide
Cet article est issu de Wikipedia. Le texte est sous licence Creative Commons - Attribution - Partage dans les Mêmes. Des conditions supplémentaires peuvent s'appliquer aux fichiers multimédias.