Débat sur les réformes du patriarche Nikon

L'opinion domina dans les cercles académiques, jusqu'au milieu du XIXe siècle, que le rite russe ancien avait été corrompu par des erreurs des copistes incompétents et que les réformes du patriarche Nikon, pour cette raison, étaient absolument légitimes.

Plus tard divers savants – historiens ecclésiastiques, byzantinologues, liturgistes et notamment théologiens – entreprirent des recherches sur les causes du schisme.

Études scientifiques sur les réformes nikoniennes

Leurs investigations des savants, utilisant les sources se trouvant dans les archives, ont démontré la fausseté de la théorie de la corruption de la vieille tradition russe orthodoxe (leurs constatations sont présentées ci-dessous au chapitre Les Règles de Stoudios et de Jérusalem). On compte parmi ces chercheurs, entre autres, les professeurs A. A. Dmitrievski, N. F. Kapterev, A. V. Kartachov et l'historien ecclésiastique renommé E. E. Goloubinski ; tous membres de l'Académie des sciences de Russie ; Goloubinski et Kapterev furent professeurs à l'Académie ecclésiastique de Moscou de l’Église d'État. Ces savants ont montré que les anciens textes, ainsi que les anciens rites, remontent aux très vieilles sources gréco-byzantines. Les conclusions mentionnées ci-dessus ont fait sensation dans les cercles académiques. Elles furent toutefois contestées par les conservateurs laïcs, dont C.P. Pobiedonostsev, procureur-général du Saint-Synode, et le haut clergé de l’Église d'État ; beaucoup de publications sur ce sujet furent censurées ou interdites jusqu'en 1905.

« Toute l’histoire officielle-séminaire du raskol des vieux-croyants et des accusations à propos de ce schisme imaginaire est un mensonge total, sauf quelques exceptions minimes. La position ordinaire officielle de nos théologiens sur ce schisme fut que le Raskol est un produit de notre bêtise nationale et un manque d'instruction. (…) Au fond, la lutte par le gouvernement avec les vieux-croyants fut la lutte avec les libertés civiles ; mais les missionnaires la réduiront habilement aux discussions seulement sur l'alléluia, sur le signe de croix, sur les inclinations ; ils triomphèrent sur ses adversaires seulement par la voie de la calomnie sur eux. Des documents historiques originaux sur les vieux-croyants furent découverts par professeur N.F. Kapterev et en 1889 il commença à les publier, mais la publication fut interdite par Pobiedonostsev, et ils ne parurent qu’en 1911. (…)[1]. »

Règles de Stoudios et de Jérusalem

Un fragment du tableau La Boyarine Morozova de Vassili Sourikov qui représente la poursuite des vieux-croyants. Le personnage principal tient deux doigts croisés en haut pour indiquer que c'est la manière correcte de faire le signe de croix, à savoir avec deux doigts au lieu de trois.

En 988, la Rus' de Kiev fut christianisée par les Grecs. Les missionnaires y introduisirent la règle studite, établie par saint Théodore Studite (759-826), higoumène du monastère du Stoudion à Constantinople. Plus tard, dans l'Empire byzantin, cette règle fut graduellement remplacée par celle de Jérusalem, établie par saint Sabas le Sanctifié (439-532). La règle de Jérusalem était en fait une variante et une adaptation ultérieure de la règle studite à celles des monastères palestiniens. Les deux règles étaient fondées sur celles de saint Basile de Césarée (ca. 330-379) et saint Pacôme le Grand (v. 292-348). Aux XIVe – XVe siècles, deux métropolitains de Russie, Photius et Cyprien, commencèrent l’introduction de la règle de Jérusalem en Russie. Ce processus s'arrêta du fait qu'après l'Union florentine de 1439, considérée par les Russes comme trahison de l'orthodoxie, les liens avec Constantinople furent rompus et il n’y eut plus de métropolitains byzantins en Russie. La Russie, quelque peu conservatrice et isolée, n’adopta que partiellement la règle de Jérusalem, c'est pourquoi y apparut une règle hybride conservant à côté des éléments de la règle de Jérusalem ceux de la règle studite. Au milieu du XVIIe siècle, les Grecs ignoraient déjà la tradition studite et Nikon et ses partisans manquaient de connaissance de la tradition ecclésiastique. Donc les variantes dans les textes russes furent prises à tort pour des innovations ou des erreurs surgies dans la tradition russe à cause de traductions fautives ou arbitraires, tandis que c'était la règle studite qui avait conservé beaucoup d’éléments paléochrétiens et paléobyzantins. Les différences entre l'Église russe et celle de Byzance étaient dues à l'influence latine sur l'Église byzantine à la suite des croisades, l’Union florentine et la crise dans le monde grec après la chute de Constantinople en 1453, et elles aboutirent à l'adoption de la règle de Jérusalem néogrecque.

Réformes sur la base de la règle néogrecque

Au milieu du XVIIe siècle, la Russie fut en guerre avec l'État polono-lituanien et l'Empire ottoman ; le tsar Alexis Ier (1629-1676) et le patriarche Nikon pensèrent qu'un grand empire orthodoxe avec Alexis comme nouvel empereur byzantin et Nikon comme patriarche de Constantinople aurait pu en peu de temps devenir réalité. Ils furent soutenus dans leurs ambitions par quelques patriarches du Moyen-Orient. Ceux-ci attirèrent l'attention de Nikon et du tsar sur les différences rituelles et textuelles entre l'Église russe et celle de Constantinople et insistèrent sur le fait que cette circonstance présentait un obstacle à l'uniformisation éventuelle de toutes les Églises orthodoxes. On décida de comparer les livres russes avec ceux de Grèce et de corriger les premiers à l'aide des originaux grecs en cas de besoin. Différents historiens placent cette tendance à l'uniformisation dans le contexte des processus géopolitiques susmentionnés et indiquent le caractère politique de cette initiative (Kapterev, 1913, 1914 ; Zenkovski, 2006[2]). Une analyse comparative des livres ecclésiastiques aurait demandé plusieurs années, mais on n'en attendit jamais les résultats.

Au lieu de comparer les livres russes et grecs, Nikon ordonna de faire de nouvelles traductions des livres liturgiques contemporains édités selon la règle néogrecque dont les traductions slaves furent adoptés aussi à Kiev. Les chrétiens orthodoxes dans l’Empire ottoman n’eurent pas le droit d’imprimer les livres ecclésiastiques et furent réduits à recourir aux typographies européennes. Les livres liturgiques que Nikon fit traduire furent, eux aussi, imprimés par les typographies des Jésuites à Rome, Venise et Paris. Ils furent non seulement imprimés mais aussi rédigés en Italie à l'aide de sources des chrétiens de l’Italie méridionale qui pratiquaient le rite byzantin. Dans ces livres se sont toutefois graduellement glissés des changements dus aux influences catholiques. Donc leur fiabilité et leur teneur orthodoxe furent mises en doute même parmi les Grecs. En Russie, un grand nombre d'opposants aux réformes de Nikon furent au courant de cette circonstance, mais leurs objections furent ignorées.

Opposition des moines du monastère Solovetski aux réformes de 1666 (tableau de Miloradovitch, 1851-1943).

La correction indélicate des livres ecclésiastiques réalisée par Nikon fut à cause de son caractère omniprésent un défi à tout le patrimoine religieux des Russes et le moyen le plus sûr de provoquer une protestation générale : du côté de l'épiscopat, du clergé des paroisses et des monastères et des laïques, nobles comme roturiers. L'activité de la poignée de chefs du Raskol ne fut que la manifestation extrême du mécontentement général[3].

Nikon convoque deux conciles à Moscou. Au second, pour en agrandir l'autorité, il invite deux chefs d'Églises orientales : les patriarches d'Alexandrie et d'Antioche, munis des pleins pouvoirs de la part des patriarches de Constantinople et de Jérusalem. Au concile de 1666-1667, l'opinion des adeptes des réformes, selon laquelle le vieux rite russe était plutôt hétérodoxe et même hérétique, servit à ratifier les nouveaux livres et rites tandis que les vieux furent anathématisés de même que leurs adeptes. Au fond, les décisions de ce concile jetèrent le blâme sur le passé de l'Église russe. On démentit la théorie de Moscou comme « troisième Rome » : il s'avéra que la Russie, loin d'être gardienne de l'orthodoxie, n'était qu'un amoncellement d'erreurs liturgiques grossières. Pour les opposants aux réformes, la signification même de l'histoire russe en fut annulée.

Nouveaux textes et rites

Icône de Christ le Tout-Puissant datant du VIe siècle (au Monastère Sainte-Catherine, au désert de Sinaï, Égypte). Celui-ci est représenté bénissant avec deux doigts dressés. C'est le même signe de croix que font les vieux-croyants.

Les réformes concernèrent les rites aussi bien que les textes. Le signe de croix se fait désormais avec trois doigts dressés, l'index, le majeur et l'annulaire au lieu de deux. Trois doigts réunis symbolisent la sainte Trinité, deux doigts étendus représentent les deux natures de Christ – divine et humaine. Les opposants du nouveau signe de croix affirmèrent que ce n'était pas la Trinité, mais le Christ qui fut crucifié et que, d’une perspective théologique, un signe de croix avec deux doigts serait plus adéquat. Dans le Credo, le Saint-Esprit « vraie source de vie » devient « source de vie ». Au lieu d’un alléluia binaire, on introduit la triple répétition de l'alléluia ; les processions ne se firent plus d'après le cours du soleil pour montrer qu'on va vers le Christ, le soleil du monde, mais dans le sens opposé ; le nom de Jésus, prononcé traditionnellement comme Isous fut transformé en Iisous ; la liturgie fut célébrée avec cinq au lieu de sept hosties, etc.

Jadis, le raskol était assez souvent présenté comme résultant de la foi fanatique et fossilisée des ignorants des rituels ayant causé beaucoup de souffrance. On déclarait que les réformes ne concernaient que des points accessoires et que les vieux-croyants ne savaient pas distinguer l'essentiel du secondaire. Les vieux-croyants tiennent que, dissertant ainsi, on se fie trop à l’axiome que la forme soit toujours subordonnée au contenu.

« De quelle foi aux rituels peut-on parler ici ? Pour nos ancêtres les rites sont - selon Klioutchevski - la manifestation évidente de la vérité dogmatique… Les doigts sont pliés pour faire le signe de croix et voici le credo entier, ces doigts pliés exposent en réduction une confession de foi entière. Et est-ce que l'aspiration à conserver un tel rite-symbole n’est pas naturelle ? On peut craindre que l'altération du rite n'en vienne à ébranler, perdre la vérité de la foi, habillée en cette enveloppe sacrée[4]. »

Beaucoup de fidèles crurent, avec l’anathématisation des vieux rites et textes, que la foi avait été touchée dans le fond. Pour les adeptes de la vieille tradition russe, les vérités de la foi, qui à partir des premiers siècles ont trouvé leur expression dans des rituels, furent insultées. Dans l’optique des vieux-croyants pour la conservation d’un certain « microclimat », dans lequel l'homme peut sauver son âme, il est nécessaire non seulement de suivre les commandements de Christ, mais aussi de garder soigneusement la tradition ecclésiastique qui contient la force et l'expérience spirituelles anciennes ayant pris des formes diverses – extérieures certes, mais pas accidentelles ou arbitraires.

« Aucun peuple chrétien de l'Europe ne possède un sentiment aussi aigu et brûlant de Dieu dans la matière, dans les objets sacrés que les Russes. La séparation nette du pur et de l'ignoble, du sacré et du profane dans la piété russe n'a comme précédent que, dans l'Israël ancien, le rapport à l'Arche d'Alliance (…). Comme prototype et anticipation de la vie juste, le peuple russe aime appréhender la vie quotidienne dans un contexte rituel et spirituel ; il aime que la vie quotidienne domestique autant que la vie publique soient comprises dans leur aspect ecclésial. Il aime considérer que, dans le creuset du culte ecclésial, tout ce qui est plein de grâce soit transformé de terrestre et périssable en quelque chose de pur et sacré[5]. »

Notes et références

  1. Andreï Oukhtomski « Lettres sur la Vieille croyance » (1923-1925), on cite « Apologie de la vielle croyance » rédacteur B. P. Koutouzov, Moscou 2006, Distanciation : la vieille croyance par les yeux des non-vieux-croyants. Pages 64, 65
  2. Русское старообрядчество, Тома I и II. С.А. Зеньковский, Институт ДИ-ДИК, Москва 2006 (« Les Vieux croyants de Russie », livres I et II, S.A. Zenkovsky, Institute DI-DIK, Moscou, 2006) (ISBN 5-93311-012-4)
  3. Kartachev A.V. «Essai sur l'histoire de l'Église russe». 2 livre, Moscou, 1991 (Paris 1959)
  4. Évêque Mikhaïl (Semionov), « Apologie de la vieille-croyance », journal "Tserkov", Moscou, 2002, 4-5, page 19 (caractères gras de l’auteur) ; (V.O. Klioutchevski (1841 - 1911) : historien russe)
  5. Kartachev A.V. « Le sens de la vieille-croyance », Paris 1924 ; Citation du journal Tserkov Moscou, 1992-2, page 18

Voir aussi

Articles connexes

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