Affaire du duc d'Enghien

L'affaire du duc d'Enghien recouvre l'enlèvement sur le territoire de l'Électorat de Bade, le , de Louis Antoine de Bourbon-Condé, duc d’Enghien, petit-fils du prince de Condé, lié aux émigrés royalistes et soupçonné d'implication dans la conspiration de Georges Cadoudal, à la suite d'une opération de la police secrète dirigée par Savary et menée par le général Ordener. Le prince est jugé sommairement et exécuté dans les fossés du château de Vincennes.

Le duc d'Enghien dans les fossés de Vincennes, par Jean-Paul Laurens (1873).

Contexte

En 1803, alors que la guerre a repris avec l'Angleterre, le pouvoir de Napoléon Bonaparte reste aveugle aux menaces d'attentat depuis la suppression du ministère de la Police de Fouché en . Trompés par la liberté de la presse qui règne à Londres, les réseaux anglo-royalistes croient qu'il est possible de renverser le régime et de prendre le pouvoir en s'emparant de la personne du Premier consul. Dès , des conspirateurs retraversent la Manche et viennent se cacher à Paris. Ce n'est que le , après de nombreuses maladresses, qu'est découverte la conspiration contre le Premier consul ; l'émoi est vif dans la capitale, la presse se déchaîne contre la conjuration, Paris se trouve comme en état de siège, avec des troupes aux portes d'octroi pour intercepter les conjurés.

Talleyrand, dont le rôle exact dans l'affaire est discuté, suspect aux yeux de Bonaparte par son attitude équivoque dans les mois qui précèdent, utilise cette crise pour renforcer sa position. Dans ses mémoires, Bonaparte indique que « c'est Talleyrand qui [l]'a décidé à arrêter le duc d'Enghien », mais il revendique l'exécution comme sa décision personnelle[1]. L'exécution du jeune duc a pour objectif de démoraliser les royalistes, opposés au Consulat[2].

Projet

Le projet prend forme lors de l'enquête policière conduite sur la tentative d'enlèvement ou d'assassinat du Premier consul en , dite « conspiration de l'An XII ». L'attentat, organisé par Cadoudal et le général Pichegru, implique aussi le général Moreau. Interrogé par Pierre-François Réal, conseiller d'État chargé de la suite de cette affaire, Bouvet de Lozier avoue en outre que les comploteurs attendent l'arrivée d'un jeune prince de sang royal. Ce prince introuvable pourrait être un des fils du Comte d'Artois. Le Ridant, aide de camp de Cadoudal, avoue la présence d'un prince à Paris qui n'est vraisemblablement que Polignac. Or un policier a affirmé sur les dires de chouans qu'un prince d'Orléans est à Paris et que le duc d'Enghien va prochainement rentrer en France. Celui-ci est installé à Ettenheim, dans le margraviat de Bade à quelques lieues de la frontière française. Officier à la solde de l'Angleterre, il a plusieurs fois traversé la frontière pour tenter de soulever l'Alsace. Un rapport transmis au Premier consul par Talleyrand indique qu'il reçoit chez lui le « traître » Dumouriez et un des plus actifs agents anglais, le colonel Smith. Il est confirmé par un autre rapport du général Moncey. Bonaparte hésitant réunit Talleyrand, Cambacérès, Fouché et Murat. Seul Cambacérès plaide contre une arrestation et une exécution possible du duc. Mais conforté par Talleyrand et Fouché, Bonaparte ordonne de faire enlever les conjurés.

L'objectif est alors de saisir les conjurés, à savoir le duc d'Enghien, Mme de Reich, Dumouriez et un colonel anglais, ainsi que les correspondances des personnes visées, en espérant y collecter des preuves de complot. Pour ce faire, deux missions sont lancées : l'une vers Ettenheim, commandée par le général Ordener, et l'autre vers Offenburg, commandée par le général Caulaincourt. Les deux commandants ont pour lieu de départ la ville de Strasbourg, où ils se concertent avec le général Leval, commandant de la cinquième division militaire, et le Conseiller Henri Shée, qui y a des fonctions de préfet.

Enlèvement du duc

Le duc d'Enghien arrêté dans sa maison d'Ettenheim.

Le , un détachement d'un millier d'hommes[3] du 22e de dragons (dont son colonel, Jean Augustin Carrié de Boissy) franchit le Rhin à Rhinau, se dirige vers Ettenheim, à 10 km de la frontière, et enlève le duc. Celui-ci est enfermé à Strasbourg, puis transféré à Vincennes, où il arrive le .

Missions de Caulaincourt

Le général de Caulaincourt, aide de camp du Premier consul, reçoit de Berthier, ministre de la Guerre, l'ordre d'arrêter la baronne de Reich. Il reçoit également de la part de Talleyrand, ministre des Relations extérieures, une lettre pour le baron d'Edelsheim, ministre principal de l'électeur de Bade alors allié de la France. L'ensemble de l'affaire se déroule sur les terres de Charles Ier. Il s'agit pour Caulaincourt d'une mission diplomatique.

Le policier Charles Popp sera chargé par Caulaincourt d'examiner les papiers du prince envers qui il se montrera très respectueux, lui rendant même une lettre de Mlle de Rohan. Plus tard, le duc de Bourbon, père du duc d'Enghien, attestera de cela ce qui n'empêcha pas Popp d'être proscrit à la Restauration, comme le dit le général de Vaudoncourt dans ses Mémoires d'un proscrit.

Personnes arrêtées

Le citoyen Charlot, chef du 38e escadron de gendarmerie, dans son rapport au général Moncey, premier inspecteur général de la gendarmerie, cite comme ayant été arrêtés :

  • Louis-Antoine-Henri Bourbon, duc d'Enghien, le général marquis de Thumery, le colonel baron de Grunstein, le lieutenant Schmidt,
  • L'abbé Wenborm, aide de l'ancien archevêque de Strasbourg et son secrétaire l'abbé Michel.
  • Les domestiques du duc qui continuent à le servir : il s'agit de Jacques, son secrétaire, Simon Ferrand, son valet de chambre, et des domestiques Pierre Poulain et Joseph Canon, de même que son chien Mohiloff.
  • Sont aussi arrêtées puis envoyées à Paris dans le cadre de cette affaire la fille, la femme et la maîtresse du général Lajolais, Thérèse Jacquet de Saint-Dié. Dans les papiers de cette dernière est trouvé le chiffre du général déjà sous les verrous pour sa complicité avec Pichegru. L'abbé Aymar, grand-vicaire du cardinal de Rohan, madame Kinglin d'Essert sont également appréhendés. M. Briançon, émigré rayé et contrôleur de la poste aux lettres de Strasbourg, et M. Boug d'Orschwiller, ex-capitaine de la Légion noire de Mirabeau, sont arrêtés à Colmar.

Tribunal militaire

Le 27 ventôse, le prince est tiré de sa prison de Strasbourg vers une heure du matin afin de partir en malle poste pour Paris. Il arrive à l'hôtel de Galiffet, 84 rue du Bac où se situait le ministère des affaires étrangères, mais n'a pas le loisir de descendre de voiture avant d'être conduit au château de Vincennes vers 17h30 le 28 ventôse.

Composition

Le duc d'Enghien devant ses juges.

Nommé par Murat, gouverneur de Paris, qui choisit parmi les unités présentes en ville des officiers supérieurs pour siéger. Sont nommés :

Il était prévu que le colonel Colbert, de la gendarmerie d'élite, soit nommé ; ce dernier n'ayant pu être joint, il fut remplacé selon les sources par Bazancourt[4] ou Dautancourt[5].

Les membres du tribunal ont été nommés sans connaître l'objet de leur affectation au château ; ils ne reçurent le texte de la mise en accusation qu'une fois sur place.

Protection du tribunal

Le général Savary, aide de camp du Premier consul, colonel de la Légion de gendarmerie d'élite, réunit celle-ci avec une brigade d'infanterie pour se rendre au château de Vincennes. Les gendarmes sont placés à l'intérieur de la forteresse pour en assurer la garde contre toute intrusion.

Jugement

Jugé le soir même par une commission militaire présidée par le général Hulin, sans témoin ni défenseur, sans que les papiers saisis soient portés à la connaissance du tribunal. Selon le texte du jugement signé par les sept juges, le duc d’Enghien est condamné à mort pour faits d'armes contre la France et être soldé par l'Angleterre. Le texte publié dans Le Moniteur universel fait mention des chefs suivants :

  • avoir porté les armes contre la République française ;
  • avoir offert ses services au gouvernement anglais, ennemi du peuple français ;
  • avoir reçu et accrédité près de lui des agents dudit gouvernement anglais, leur avoir procuré les moyens de pratiquer des intelligences en France, et avoir conspiré avec eux contre la sûreté intérieure et extérieure de l'État ;
  • s'être mis à la tête d'un rassemblement d'émigrés français et autres, soldés par l'Angleterre, formés sur les frontières de la France dans les pays de Fribourg et de Baden ;
  • avoir pratiqué des intelligences dans la place de Strasbourg, tendant à faire soulever les départements circonvoisins pour y opérer une diversion favorable à l'Angleterre ;
  • être l'un des auteurs et complices de la conspiration tramée par les Anglais contre la vie du Premier consul, et devant, en cas de succès de cette conspiration, entrer en France[6].

Application

Lieu d'exécution du Duc d'Enghien. Fosses du Château de Vincennes.

Les jugements des tribunaux militaires n'étant susceptibles ni d'appel ni de cassation, les sentences sont immédiatement exécutoires. Le colonel Barrois est le seul membre du tribunal à demander un sursis à l'exécution. Vers trois heures du matin, le duc est conduit devant le peloton d'exécution, composé de huit hommes. Un officier de la gendarmerie d'élite lut l'acte d'accusation, le duc d'Enghien demanda à rencontrer Napoléon Bonaparte, l'officier lui répondit que cela ne pouvait se faire. Le duc insista et demanda à lui écrire, l'officier opposa le même refus. Enfin, le duc demanda à commander lui-même le feu mais essuya un ultime refus. Il dit : « Combien il est affreux de périr de la main des Français ! », à ces mots l'officier Savary cria « Commandez le feu ! », le duc ayant le temps de lancer au peloton d'exécution « Visez au cœur »[7]. Le duc s'écroula sous les huit coups de feu, son corps fut enterré dans la fosse fraîchement creusée derrière lui. On entendit ensuite les aboiements de Molihoff, le chien russe du duc, qui pleurait sur la tombe de son maître[8][source insuffisante].

Dans sa Vie de Napoléon (1818), Stendhal raconte que William Warden, qui avait la garde de Napoléon sur l'île Saint-Hélène et a eu de nombreuses conversations avec lui, a dit à celui-ci avoir vu de ses yeux une copie d'une lettre à Napoléon rédigée par le duc d'Enghien avant sa mort, où le duc affirme qu'il ne croit plus au retour des Bourbons et qu'il aspire seulement à servir la France. Napoléon, pour sa part, affirme n'avoir jamais reçu aucune lettre[9].

En 1816, Louis XVIII fait exhumer le corps du duc d'Enghien, et le fait déposer dans la Sainte-Chapelle du château de Vincennes. La conception du tombeau est confiée à Pierre Louis Deseine, mais il ne sera achevé qu’en 1825. Placé tout d'abord contre le mur du chevet de la chapelle, le tombeau est déplacé dans un petit oratoire latéral ("l'oratoire du roi") en 1852 sur ordre de Napoléon III.

Suites de l'affaire

Complot

Pichegru se suicida peu après, dans sa prison, et Cadoudal fut guillotiné avec onze complices le . Avant son exécution, ce dernier déclara : « Nous voulions faire un roi, nous avons fait un empereur ».

Politique

Faute de preuves de la participation du duc à l'attentat, les deux hommes envisageaient manifestement, selon l'historien Jacques Bainville, de faire un exemple : « Le prince annoncé par les conspirateurs royalistes ne paraissant pas, Napoléon ne voulut pas abandonner le plan qu'il avait formé. Il fit enlever de force le jeune prince de Condé, duc d'Enghien, qui se trouvait à Ettenheim, en territoire badois, et qui fut passé par les armes après un simulacre de jugement. »[10]. Toujours pour Jacques Bainville, « une fois Enghien fusillé, il [Napoléon] avait donné le gage suprême à la Révolution, il s’était mis du côté des régicides […]. Sans le fossé de Vincennes, l'Empire était impossible et les républicains ne l'auraient pas accepté »[11].

Le député de la Meurthe Antoine Boulay eut ce mot à propos de ce jugement : « C'est pire qu'un crime, c'est une faute ». Le nom de Boulay étant peu connu du grand public, cette phrase, attestée par des témoignages de l'époque, se retrouvera souvent attribuée à Fouché, et parfois même à Talleyrand.[réf. nécessaire]

À la Restauration, en 1814, Talleyrand fait disparaître tous les documents se rapportant à cette affaire[12].

Justification des acteurs

Titre Colin court chez le dégraisseur, les phylactères effacéz moi cette tache par Caulaincourt et elle est inéfaçable par le Mr SAVON ENLEVE toute sorte de tache comme enseigne de l'ouvrier.

Le duc de Vicence fit valoir que son rôle se restreignait à l'expédition vers Offenburg, il était beaucoup raillé par les pamphlets.
Le général Hulin a regretté ensuite qu'il ne lui ait pas été laissé le loisir de faire appel à la clémence du Premier consul.

Conséquences internationales

Alexandre Ier de Russie, gravure d'après une toile de Gerhard von Kügelgen, 1804.

Le jeune tsar Alexandre Ier, monté sur le trône par l'assassinat de son père Paul Ier en 1801, avait inauguré son règne par une série de réformes libérales inabouties mais généreuses[13]. Ne voulant pas s'engager dans les guerres européennes, il avait signé un traité avec la France le tout en se réconciliant avec la Grande-Bretagne et l'Autriche. Cependant, son attitude envers le Premier Consul passe progressivement de l'admiration à une méfiance croissante[14] aggravée par leurs revendications contradictoires sur les îles Ioniennes[15]. Alexandre souhaite protéger la Prusse et les États allemands contre les ambitions françaises, d'autant plus qu'il est apparenté aux princes allemands par ses grands-parents, sa mère Marie Feodorovna (née Sophie-Dorothée de Wurtemberg) et son épouse Élisabeth Alexeïevna (née Louise Augusta de Bade) : lors du recès d'Empire de 1803, il veille à assurer de substantielles compensations à l'électeur de Bade[16]. Aussi la violation de la souveraineté badoise et l'exécution sommaire du jeune prince provoquent-elles son indignation et celle de sa cour. Le , il dicte à son ministre Adam Jerzy Czartoryski une vive protestation : « Sa Majesté impériale indignée d'une infraction aussi criante de tout ce que l'équité et le droit des nations peuvent prescrire de plus obligatoire, répugne de conserver plus longtemps des rapports avec un gouvernement qui ne connaît ni frein, ni devoir d'aucun genre et qui, entaché d'un assassinat atroce, ne peut plus être regardé que comme un repaire de brigands ». Cependant, il hésite à rompre ses relations avec la France et ses ministres le persuadent de ne publier qu'une protestation plus tempérée devant la Diète de Ratisbonne. Talleyrand envenime l'affaire par une lettre ironique où il rappelle que la France ne s'est jamais mêlée des affaires intérieures russes et que le Premier Consul a eu le droit de faire saisir un conspirateur comme la Russie aurait eu celui de punir les assassins de Paul Ier, alors qu'Alexandre est soupçonné d'avoir incité au meurtre de Paul. Le tsar rappelle de France son ambassadeur Pierre d'Oubril (de) et, sans aller jusqu'à la guerre dans l'immédiat, se rapproche des adversaires de la France[17].

Iconographie

Monument dans les fossés de Vincennes, côté bois.

L'exécution du duc d'Enghien a donné lieu à des tableaux :

Le duc d'Enghien dans les fossés de Vincennes et La Mort du duc d'Enghien de Jean-Paul Laurens
Le duc d’Enghien face au peloton d’exécution par Job

Notes et références

  1. Lacour-Gayet 1990, p. 513.
  2. J. Tulard, Napoléon, p. 169.
  3. Jean Tulard, « L'assassinat du Duc d'Enghien », émission Au cœur de l'histoire sur Europe 1, 11 septembre 2012.
  4. « Affaire du duc d'Enghien », dans Louis-Gabriel Michaud, Biographie universelle ancienne et moderne : histoire par ordre alphabétique de la vie publique et privée de tous les hommes avec la collaboration de plus de 300 savants et littérateurs français ou étrangers, 2e édition, 1843-1865 [détail de l’édition]
  5. Auguste Nougarède de Fayet, Recherches historiques sur le procès et la condamnation du duc d'Enghien, vol. 1, Labitte, , 319 p. (lire en ligne), p. 24
  6. Publication d'un texte deux jours après l'exécution du jugement.
  7. Florence de Baudus, Le sang du prince: vie et mort du duc d'Enghien, Rocher, , p. 280.
  8. François Castané, Historia, « Les indiscrétions d'un préfet de police de Napoléon », p. 36.
  9. Flaubert, Vie de Napoléon, ch. 29.
  10. Jacques Bainville, Histoire de France, Chapitre XVII, 1924.
  11. Jacques Bainville, Les Dictateurs, page 119, 1935.
  12. Lacour-Gayet 1990, p. 787.
  13. M.P. Rey 2013, p. 148-171.
  14. M.P. Rey 2013, p. 180-182.
  15. M.P. Rey 2013, p. 190-193.
  16. M.P. Rey 2013, p. 182-185.
  17. M.P. Rey 2013, p. 193-195.

Bibliographie

Cinéma

Lien externe

  • Portail du Premier Empire
Cet article est issu de Wikipedia. Le texte est sous licence Creative Commons - Attribution - Partage dans les Mêmes. Des conditions supplémentaires peuvent s'appliquer aux fichiers multimédias.