Éclipse du darwinisme

Le terme d'éclipse du darwinisme, popularisé par Julian Huxley[note 1], désigne une phase de l'histoire de la biologie pendant laquelle le principe de l'évolution était largement admis, mais pas la sélection naturelle en tant que mécanisme explicatif[2],[3]. Des historiens des sciences, tel Peter Bowler, ont utilisé l'expression pour désigner une période s'étendant à peu près de 1880 à 1920, durant laquelle les théories alternatives (en) à la sélection naturelle sont étudiées en détail, de nombreux biologistes voyant dans la sélection naturelle une supposition hâtive de Charles Darwin (1809-1882) ou minimisant son importance[4],[5]. L'expression alternative « interphase du darwinisme » a été proposée, le terme d'éclipse pouvant laisser penser, à tort, qu'une période d'intense recherche darwinienne l'avait précédée[1].

Pour un article plus général, voir Histoire de la pensée évolutionniste.

Si des explications variées de l'évolution, telles que le vitalisme, le catastrophisme et le structuralisme ont été proposées au cours du XIXe siècle, quatre alternatives importantes à la sélection naturelles étaient proposées vers 1900. L'évolution théistique prônait l'idée que Dieu pilotait directement l'évolution[note 2] ; le néo-lamarckisme exposait que l'évolution était dirigée par la transmission des caractères acquis durant la vie de l'individu ; l'orthogenèse postulait que les organismes étaient affectés par des forces internes ou des lois qui dirigeaient l'évolution dans un sens particulier ; le mutationnisme (en) prétendait que l'évolution était largement due à des mutations importantes, créant de nouvelles espèces ou formes en une seule génération.

L'évolution théistique a disparu de la littérature scientifique vers la fin du XIXe siècle quand l'appel direct à des causes surnaturelles a perdu toute crédibilité scientifique. Les autres alternatives ont compté d'importants soutiens pendant une partie du XXe siècle ; la biologie ne les a abandonnées qu'avec le développement de la génétique moderne, qui les a rendues indéfendables, et quand la génétique des populations et la synthèse moderne ont démontré la puissance explicative de la sélection naturelle. Ernst Mayr signale que, vers 1930, la plupart des ouvrages de références développaient encore ces mécanismes non darwiniens[6].

Contexte

Le principe de l'évolution fut largement accepté dans les milieux scientifiques en quelques années, après la publication de On the Origin of Species, mais l'acceptation de la sélection naturelle en tant que mécanisme de fonctionnement fut beaucoup moins immédiate[7]. Six objections étaient émises face à la théorie de Darwin au XIXe siècle[8] :

L'hérédité par mélange tire toutes les caractéristiques vers la moyenne, ce qui, comme l'a fait remarquer Fleeming Jenkin, rend impossible l'évolution par sélection naturelle.
  1. Les séquences de fossiles étaient fragmentaires, laissant de nombreux chaînons manquants et suggérant des sauts évolutifs[8].
  2. Le physicien Lord Kelvin calcula, en 1862, que la Terre devrait s'être complètement refroidie en 100 millions d'années ou moins à partir de sa formation, ne laissant pas assez de temps pour l'évolution[note 3],[8].
  3. Il était avancé que de nombreuses structures étaient non-fonctionnelles, et ne pouvaient avoir évolué par sélection naturelle.[8]
  4. Certaines structures semblaient avoir évolué selon des schémas récurrents, comme les yeux des mammifères et des calmars, créatures non-apparentées[8] .
  5. La capacité créative de la sélection naturelle était mise en doute, tandis que la variation entre individus était considérée comme globalement non significative[8].
  6. L'ingénieur Fleeming Jenkin remarquait avec raison, en 1868, que l'hérédité par mélange défendue par Darwin s'opposait à l'action de la sélection naturelle[note 4].

Darwin, aussi bien que son défenseur Thomas Henry Huxley, surnommé à l'époque « le bulldog de Darwin », admettaient d'ailleurs, eux aussi, que la sélection naturelle n'était peut-être pas une solution complète ; Darwin était prêt à accepter une certaine proportion de lamarkisme, tandis qu'Huxley ne voyait pas d'inconvérient aux idées saltationnistes et orthogénétiques[12].

Au tournant du xxe siècle, la critique contre la sélection naturelle était telle qu'en 1903 le botaniste allemand Eberhard Dennert (de) écrivait : « Nous observons le darwinisme sur son lit de mort » et, en 1907, Vernon Lyman Kellogg, entomologiste de l'Université Stanford, défenseur de la sélection naturelle, affirmait que « le constat honnête est que la sélection darwinienne, du point de vue de sa capacité supposée à être un mécanisme explicatif indépendant et suffisant de la descendance, est aujourd'hui sérieusement discréditée dans le monde de la biologie[13] ». Il ajoutait néanmoins qu'il existait des difficultés empêchant l'acceptation généralisée de l'une ou l'autre des théories alternatives, les mutations importantes étant trop rares, tandis que les mécanismes sous-jacents du lamarckisme et de l'orthogenèse manquaient de preuves expérimentales[14]. Ernst Mayr écrit qu'une revue des publications et ouvrages de références de l'époque montre que, même en 1930, le point de vue faisant de la sélection naturelle le principal facteur dans l'évolution était minoritaire, seuls quelques généticiens des populations étant strictement sélectionnistes[6].

Recherche d'alternatives

L'orthogenèse, principale alternative proposée, voulait que l'évolution ait un but, souvent contrôlé plus ou moins directement par le divin.

La recherche de mécanismes alternatifs à la sélection naturelle était motivée par plusieurs facteurs, certains antérieurs à la parution de l'ouvrage de Darwin. La sélection naturelle, où la compétition et la mort étaient des éléments capitaux, semblait à certains naturalistes immorale, elle laissait en outre peu de place pour la téléologie ou l'idée de progrès dans le développement de la vie[15],[16]. Certains scientifiques et philosophes, comme George Jackson Mivart et Charles Lyell, qui en vinrent à accepter l'évolution mais n'aimaient pas le concept de sélection naturelle, soulevèrent des objections religieuses[17]. D'autres dont Herbert Spencer, le botaniste George Henslow (en) (fils de John Stevens Henslow, botaniste et mentor de Darwin) et Samuel Butler, considéraient l'évolution comme un processus de progrès que la sélection naturelle ne pouvait expliquer seule. D'autres encore, comme les paléontologues américains Edward Drinker Cope et Alpheus Hyatt, avaient un point de vie idéaliste et pensaient que la nature, y compris le développement de la vie, suivait des schémas ordonnées que la sélection naturelle ne pouvait expliquer[10].

Par ailleurs, un nouveau groupe de biologistes émergea à la fin du XIXe siècle, incarné par les généticiens Hugo de Vries et Thomas Hunt Morgan, lesquels voulaient faire de la biologie une science expérimentale où les résultats en laboratoire étaient vitaux. Ils accordaient donc peu de confiance aux travaux de naturalistes comme Darwin ou Wallace, basés sur les observations sur le terrain de la variabilité, de l'adaptation et de la biogéographie, choses qu'ils percevaient comme trop anecdotiques. À la place, ils privilégiaient des sujets comme la physiologie et la génétique, domaines explorables par la méthode expérimentale, ce qui n'était guère le cas de la sélection naturelle et du niveau d'adaptation des organismes à leur environnement[18].

Théories anti-darwiniennes durant cette période

Évolution théiste

Louis Agassiz (ici en 1870) pensait à une création par étape dans laquelle l'humanité était l'objectif divin.

La science britannique s'est développée au début du XIXe siècle sur la base d'une théologie naturelle pour laquelle l'adaptation des espèces à leur environnement était une preuve de leur création délibérée par une volonté divine. Les concepts philosophiques empruntés à l'idéalisme allemand inspiraient l'idée d'un plan ordonné présidant à la création, que Richard Owen réconciliait avec la théologie naturelle grâce au fait que l'homologie semblait montrer une conception intelligente. De façon similaire, Louis Agassiz voyait dans la théorie de la récapitulation le symbole d'une séquence créative dans laquelle l'humanité était l'objectif d'un plan divin. En 1844, l'ouvrage anonyme Vestiges of the Natural History of Creation, présentait le concept d'Agassiz comme un évolutionnisme théistique. Robert Chambers, qui l'avait publié anonymement, proposait une loi de développement progressif, décidée par Dieu, faisant du transformisme une extension de la théorie de la récapitulation. Ce travail a popularisé l'idée mais fut vigoureusement condamné par la communauté scientifique. Agassiz resta farouchement opposé à l'évolution et, après son départ pour les États-Unis en 1846, l'influence de son argument en faveur d'un développement ordonné s'accrut[19]. En 1858, Owen proposa prudemment que ce développement pourrait être l'expression d'une loi créative continue, mais se distancia des transformistes. Deux ans après sa critique du livre de Darwin, On the Origin of Species, Owen attaqua Darwin tout en soutenant ouvertement l'évolution[20], marquant sa préférence pour un modèle de transformation obéissant à des lois. Cet argument téléologique idéaliste fut repris par d'autres naturalistes, dont George Jackson Mivart et le Duc d'Argyll, qui rejetaient la sélection naturelle au profil d'un développement prédéterminé[21].

Parmi les soutiens de Darwin, beaucoup acceptaient l'évolution sur le postulat qu'elle pouvait être réconciliée avec la notion de dessein divin. Asa Gray, en particulier, tenait la sélection naturelle pour le mécanisme principal de l'évolution et tentait de le réconcilier avec la théologie naturelle. Il entrevoyait dans la sélection naturelle une solution au problème du mal : la souffrance serait un mal nécessaire pour produire un plus grand bien, qui serait l'adaptation. Il concédait que cette vision des choses avait ses difficultés, et suggérait que Dieu pouvait influencer les variations par lesquelles la sélection naturelle agissait pour guider l'évolution[22]. Pour Darwin et Huxley, de telles influences surnaturelles se situaient au-delà du domaine de l'investigation scientifique, et George Frederick Wright (en), un prêtre ordonné qui travailla avec Grey sur le développement de l'évolution théiste, insistait sur la nécessité de chercher des causes secondaires ou connues plutôt que d'invoquer des explications supernaturelles : « si nous cessons d'observer cette règle, c'est la fin de toute science et de toute science valable[23] ».

Une version laïque de cette pensée naturaliste fut accueillie par une génération plus jeune de scientifiques, lesquels cherchaient à étudier les causes naturelles du changement et rejetaient l'évolution théiste en science. En 1872, le darwinisme dans le sens général (la factualité de l'évolution) était accepté comme point de départ. Vers 1890 seuls quelques hommes plus âgés s'attachaient à l'idée de dessein intelligent, et elle disparut du débat scientifique avant 1900. La perception des implications de la sélection naturelle restait problématique, et ceux recherchant des buts ou des finalités dans l'évolution se tournèrent vers le lamarckisme ou l'orthogenèse comme explications naturelles[24].

Néo-lamarckisme

Jean-Baptiste Lamarck avait, à l'origine, proposé une théorie transformiste qui se basait largement sur un mouvement progressif vers une complexité accrue. Lamarck pensait aussi, comme beaucoup à son époque, que les caractères acquis au cours de la vie d'un organisme pouvait être transmis à la génération suivante, et voyait là un mécanisme d'évolution secondaire qui produisait une adaptation à l'environnement. Typiquement, de tels caractères concernaient les changements causés par l'usage ou l'absence d'usage d'un organe. Ce mécanisme fut, bien plus tard, connu sous le nom de Lamarckisme[25]. Alors qu'Alfred Russel Wallace rejetait complètement cette idée au profit de la sélection naturelle, Charles Darwin lui-même a toujours inclus dans sa théorie ce qu'il appelait les « effets produits par la sélection naturelle sur l'accroissement de l'usage et du non-usage des parties[26] » dans On the Origin of Species, donnant pour exemple des oiseaux de grande taille se nourrissant au sol, comme l'Autruche, pour laquelle l'exercice semblait avoir fortifié les jambes et atrophié les ailes, au point de rendre le vol impossible[27].

Alpheus Spring Packard publie, en 1872, Mammoth Cave and its Inhabitants, où il utilise l'exemple des scarabées aveugles vivant dans des grottes comme argument pour l'évolution lamarckienne, invoquant la perte d'organes par hérédité.

À la fin du XIXe siècle le terme de néo-lamarckisme a commencé à être utilisé pour désigner la position des naturalistes qui voyaient l'héritage de caractères acquis comme le principal mécanisme de l'évolution. Les défenseurs de cette posture étaient, entre autres, l'auteur britannique et critique du darwinisme Samuel Butler, le biologiste allemand Ernst Haeckel défenseur de Darwin, les paléontologues américains Edward Drinker Cope et Alpheus Hyatt et leur compatriote, l'entomologiste Alpheus Packard. Ils voyaient dans le lamarckisme une idée philosophiquement supérieure à la conception darwiniste de la sélection naturelle appliquée à des variations aléatoires. Butler et Cope croyaient tous deux que ce changement progressif permettait aux organismes de contrôler pour ainsi dire leur propre évolution, car les spécimens ayant adopté de nouveaux comportements pouvaient changer le modèle d'utilisation de leurs organes, et ainsi lancer le processus évolutif. De plus, Cope et Haeckel pensaient que l'évolution était un phénomène progressif. L'idée d'une progression linéaire était un élément important de la théorie de la récapitulation de Haeckel, selon laquelle le développement d'un embryon répétait les grandes étapes de l'histoire évolutive de l'espèce à laquelle il appartenait. Cope et Hyatt recherchaient, et pensaient avoir trouvé, les modèles de progressions linéaires dans les séquences fossiles[28],[29]. Packard soutenait que la perte de la vision chez les insectes troglodytes aveugles qu'il avait étudié pouvait s'expliquer au mieux par un processus lamarckien d'atrophie par mésusage des organes, combiné avec l'hérédité des caractères acquis[30]. Packard avait par ailleurs consacré un livre à Lamarck et à ses écrits[28],[31].

Beaucoup de défenseurs américains du néo-lamarckisme étaient fortement influencés par Louis Agassiz, certains comme Hyatt et Packard ayant été ses étudiants. Agassiz défendait une vision idéaliste de la nature, en rapport avec la théologie naturelle qui insistait sur l'ordre et la régularité. Agassiz n'accepta jamais l'évolution, ses disciples l'acceptèrent, mais ils poursuivirent sa recherche de schémas ordonnés dans la nature, qui leur semblaient cohérents avec un ordre divin, et préféraient les mécanismes néo-lamarckiens et orthogénétiques qui semblaient plus à même de les produire[28],[31].

En Grande-Bretagne, le botaniste George Henslow (en), fils du mentor de Darwin, John Stevens Henslow, était un défenseur important du néo-lamarckisme. Il étudia comment le stress environnemental affectait le développement des plantes, et affirmait que les variations ainsi provoquées pouvait en large part expliquer l'évolution. L'historien des sciences Peter Bowler écrit que, comme la plupart des Lamarckiens du XIXe siècle, Henslow ne semblait pas comprendre la nécessité de démontrer que ces variations induites par certains conditions environnementales seraient transmises à la descendance après la disparition de ces conditions, il se contentait de supposer qu'il en serait ainsi[32].

Polarisation du débat : le plasma germinatif de Weismann

August Weismann, dans sa théorie du plasma germinatif, avançait que le matériel héréditaire était confiné dans les gonades, les cellules somatiques se développant à chaque génération à partir du germe ; ainsi, les changements survenus pendant la vie de l'individu ne pouvaient affecter la génération suivante, empêchant l'évolution telle que conçue par Lamarck.

Les critiques du néo-lamarckisme soulevaient que personne n'avait jamais produit de preuve solide de la transmission des caractères acquis. Les travaux expérimentaux du biologiste allemand August Weismann conduisirent à la théorie de l'hérédité par le plasma germinatif. Cela l'amena à déclarer que l'héritage de caractères acquis était impossible, la barrière de Weismann (en) empêchant tout changement acquis dans les cellules somatiques après la naissance d'être transmis à la prochaine génération. La conséquence fut une polarisation du débat entre darwiniens et néo-lamarckistes, chacun étant obligé de choisir d'accepter ou non les idées de Weismann (considéré comme néo-darwinien ou ultra-darwinien[1]) et, par conséquent, d'admettre, ou non, la sélection naturelle comme seul moteur de l'évolution[33]. Malgré les critiques de Weismann, le néo-lamarckisme resta l'alternative à la sélection naturelle la plus défendue à la fin du XIXe siècle, et certains naturalistes s'y tinrent bien après le début du XXe siècle[29],[34].

Effet Baldwin

Du fait du débat sur la viabilité du néo-lamarckisme, en 1896, James Mark Baldwin, Henry Fairfield Osborn et C. Lloyd Morgan ont chacun, indépendamment, proposé un mécanisme où l'apprentissage de comportements pouvait causer l'évolution de nouveaux instincts ou de nouveaux traits physiques par le biais de la sélection naturelle, sans nécessiter l'héritage de caractères acquis. Leur hypothèse était la suivante : si un individu d'une espèce tire bénéfice de l'apprentissage d'un comportement nouveau, la capacité à apprendre ce comportement pourrait être favorisée par la sélection naturelle. Cet effet Baldwin reste un sujet de recherche et de débat dans la communauté scientifique jusqu'à nos jours[35].

Orthogenèse

Henry Fairfield Osborn, dans son livre de 1918, Origin and Evolution of Life, voit dans l'évolution de la corne des Titanotheres un exemple de tendance orthogénétique.

L'orthogenèse est la théorie voulant que la vie aurait une tendance innée au changement, de façon linéaire, dans une direction particulière. Le terme a été popularisé par Theodor Gustav Heinrich Eimer, zoologiste allemand. Il a étudié la coloration des papillons et pensait avoir découvert des caractéristiques n'apportant aucun avantage en termes d'adaptation, et ne pouvant donc s'expliquer par la sélection naturelle. Eimer adhérait aussi à l'hérédité larmarckienne des caractères acquis, mais il pensait que des lois de développement interne déterminaient quelles caractéristiques seraient acquises et guidaient l'évolution à long terme dans certaines directions[36].

L'orthogenèse remportant une adhésion importante au XIXe siècle, on trouvait parmi ses défenseurs le biologiste russe Leo S. Berg et le paléontologue américain Henry Fairfield Osborn[37]. L'orthogenèse avait en particulier ses défenseurs parmi certains paléontologues, qui voyaient dans la chronologie des fossiles des traces de changement graduel et directionnel. Ceux qui acceptaient cette idée, cependant, n'adhéraient pas nécessairement à un mécanisme explicatif téléologique. Ils pensaient que les tendances orthogénétiques n'avaient pas de valeur adaptative ; ils percevaient, au contraire, dans certains cas, ces tendances comme préjudiciables à l'organisme étudié, comme dans les cas des bois surdimensionnés du Megaloceros giganteus qui avaient, selon eux, causé l'extinction de l'espèce[36].

Le soutien à l'orthogenèse commença à décliner avec la synthèse moderne des années 1940, où il apparut que cette théorie ne pouvait rendre compte des séquences de fossiles, pour lesquels l'analyse statistique montrait un foisonnement complexe de formes apparentées. Quelques biologistes restèrent cependant attachés à l'idée jusqu'aux années 1950, insistant sur la différence entre macroévolution et microévolution[10],[11].

Mutationnisme

Portrait par Thérèse Schwartze (1918) de Hugo de Vries, en train de peindre une herbe aux ânes, la plante qui, dans ses expériences, semblait produire de nouvelles formes par d'importantes mutations.

Le mutationnisme (en) était l'idée selon laquelle de nouvelles formes ou espèces apparaissaient d'un coup, sous l'effet de mutations importantes. Il était vu comme une alternative beaucoup plus rapide au concept darwinien d'un changement graduel par de petites variations aléatoires validées par la sélection naturelle. Ce concept était populaire auprès des premiers généticiens comme Hugo de Vries qui, avec Carl Correns, a contribué à la redécouverte des lois mendéliennes de la génétique en 1900, William Bateson zoologiste britannique devenu généticien et, au début de sa carrière, Thomas Hunt Morgan[38],[39].

La théorie de l'évolution par mutation, dans sa forme de 1901, défendait l'idée que les espèces subissaient des périodes de mutations rapides, peut-être du fait d'un stress environnemental, qui pouvaient produire des mutations multiples et, dans certains cas, des espèces complètement nouvelles, en une seule génération. La théorie fut d'abord proposée par le botaniste hollandais Hugo de Vries. De Vries avait cherché des preuves de mutation suffisamment étendues pour produire une nouvelle espèce en une seule génération et avait pensé qu'il les avait trouvées avec son travail de mise en culture de l'onagre du genre Oenothera, travail commencé en 1886. Les plantes avec lesquelles De Vries travaillait semblaient produire constamment de nouvelles variétés, avec des modifications frappantes de formes et de couleurs, dont certaines semblaient être des espèces nouvelles parce que les plants de la nouvelle génération ne pouvaient être croisés qu'entre eux, et non avec leurs parents. De Vries laissait un rôle à la sélection naturelle pour déterminer quelles nouvelles espèces survivraient, mais certains généticiens influencés par son travail, dont Morgan, estimaient que la sélection naturelle n'était plus nécessaire du tout. Les idées de De Vries furent influentes au cours des deux premières décennies du XXe siècle, certains biologistes estimant que le mutationnisme pouvait expliquer l'apparition soudaine de nouvelles formes parmi les fossiles ; la recherche sur Oenothera s'est répandue dans le monde entier. Cependant, les critiques, y compris de nombreux naturalistes de terrain, se demandaient pourquoi aucun autre organisme ne semblait présenter des mutations comparables[40].

Morgan était un défenseur de la théorie des mutations de De Vries et espérait trouver des preuves pour cette théorie en travaillait avec la mouche Drosophila melanogaster dans son laboratoire en 1907. Cependant, c'est un chercheur de ce même laboratoire, Hermann Joseph Muller, qui détermina en 1918 que les nouvelles variétés que De Vries avait obtenu avec Oenothera (herbe aux ânes) étaient la manifestation d'hybridations polyploïdes et non le fait de mutations rapides[41],[42]. Même s'ils doutaient de l'importance de la sélection naturelle, les travaux de généticiens comme Morgan, Bateson, De Vries et d'autres firent la preuve, entre 1900 et 1915, de la validité de la génétique mendélienne et de la théorie chromosomique de Sutton et Boveri, et validèrent ainsi la critique du néo-lamarckisme formulée par August Weismann en écartant l'hypothèse de l'hérédité des caractères acquis. Les travaux de l'équipe de Morgan sur les drosophiles discréditèrent aussi le concept d'orthogenèse en montrant le caractère aléatoire des mutations[43].

Fin de l'éclipse

L'éclipse du darwinisme prend fin au début du XXe siècle avec la théorie synthétique de l'évolution, qui regroupe les concepts de variation naturelle, de sélection naturelle, de mutation et de génétique mendélienne.

Entre 1916 et 1932, la génétique des populations doit une bonne part de son développement aux travaux de Ronald Aylmer Fisher, John Burdon Sanderson Haldane et Sewall Wright. Dans leurs travaux, ils admettent que la grande majorité des mutations produisent des effets minimes permettant d'accroître la variabilité génétique de la population, plutôt que de créer soudainement de nouvelles espèces comme le supposaient les mutationnistes. Ils commencent à produire des modèles mathématiques de la génétique d'une population prenant en compte la sélection naturelle, telle que conçue par Darwin, comme moteur de l'évolution[44].

Les développements en génétique persuadèrent les naturalistes de terrain, tels Bernhard Rensch et Ernst Mayr, d'abandonner les idées néo-lamarckiennes sur l'évolution au début des années 1930[45]. À la fin de cette décennie, Mayr et Theodosius Dobzhansky avaient procédé à une synthèse de la génétique des populations et des connaissances de terrain sur la variabilité des populations sauvages et l'importance des populations génétiquement distinctes, particulièrement les populations géographiquement ; ce fut le début de la théorie synthétique de l'évolution[46]. En 1944, George Gaylord Simpson intégra à la synthèse le domaine de la paléontologie, en analysant statistiquement les fossiles pour montrer qu'ils étaient cohérents avec une évolution créant sans cesse de multiples branches, comme prévu par la synthèse moderne, plutôt qu'avec un schéma linéaire, directionnel, attendu par les tenants du lamarckisme et de l'orthogenèse[47]. Mayr écrit qu'à la fin de ce processus, la sélection naturelle, couplée à des mécanismes aléatoires tel que la dérive génétique, était devenue l'explication universelle du changement évolutif[6].

Historiographie

La notion d'éclipse suggère une pause dans la recherche basée sur le paradigme darwinien, impliquant donc que cette période fut précédée par une période intense d'activité darwinienne parmi les biologistes. Cependant, des historiens des sciences, tel Mark Largent, ont affirmé que, même si les biologistes acceptaient majoritairement les nombreuses preuves pour l'évolution présentées dans The Origin of Species, il y avait moins d'enthousiasme pour accepter la sélection naturelle comme mécanisme explicatif. Les biologistes cherchaient de préférence des explications alternatives plus compatibles avec leur vision du monde, dont des croyances selon lesquelles l'évolution devait être dirigée et constituer une forme de progrès. De plus, l'idée d'une période d'« éclipse » était commode pour des scientifiques tels que Julian Huxley, qui voulaient faire apparaitre la synthèse moderne comme une nouvelle réalisation majeure, et, pour cela, gagnaient à faire apparaitre la période précédente comme sombre et confuse.

Largent[1] estime que le livre Evolution: The Modern Synthesis (en), publié en 1942 par Huxley, suggérait que ce qu'on appelle la synthèse moderne avait commencé après une longue période d'éclipse s'étendant jusqu'aux années 1930, pendant laquelle de longues batailles opposaient les mendéliens, les néo-lamarckiens, les mutationnistes et les weismanniens, mais aussi les embryologistes expérimentaux et récapitulationnistes haeckeliens. Le concept d'éclipse permettait aussi à Huxley de prendre du recul par rapport au risque d'être associé à des idées comme le darwinisme social, l'eugénisme, l'impérialisme et le militarisme[1]. Largent fait remarquer que Michael Ruse, dans son volumineux ouvrage Monad to man[48], faisait l'impasse sur la quasi-totalité des biologistes américains pro-évolution du début du XXe siècle. Largent a proposé, comme alternative à la notion d'éclipse, le terme d'interphase du darwinisme, l'interphase étant une période d'inactivité apparente dans le cycle cellulaire[1].

Annexes

Articles connexes

Notes

  1. On le trouve plus tôt, dans un manuscrit non publié de David Starr Jordan, dans un sens qui implique que le darwinisme était en déclin relatif, l'intérêt des biologistes se portant ailleurs[1].
  2. De nos jours cette expression désigne quelque chose de distinct : l'idée selon laquelle la théorie de l'évolution peut être conciliée avec la religion.
  3. La découverte de la radioactivité résoudra ce problème quelques années plus tard[9].
  4. Elle sera remplacée par la génétique mendélienne au début du XXe siècle[8],[10],[11].

Références

  1. Largent 2009.
  2. Huxley 1942, p. 22–28.
  3. Bowler 2003, p. 196, 224.
  4. Bowler 1983.
  5. Quammen 2006, p. 216–223.
  6. Mayr et Provine 1998, p. x.
  7. Quammen 2006, p. 205.
  8. Bowler 1983, p. 23–26.
  9. Bowler 1983, p. 3.
  10. Bowler 2003, p. 196–253.
  11. Larson 2004, p. 105–129.
  12. Bowler 1983, p. 28.
  13. Endersby 2007, p. 143,453.
  14. Larson 2004, p. 128.
  15. Bowler 2003, p. 197.
  16. Larson 2004, p. 119–120.
  17. Quammen 2006, p. 209–210.
  18. Endersby 2007, p. 143–147, 182.
  19. Bowler 1983, p. 44–49.
  20. Secord 2001, p. 424, 512.
  21. Bowler 1983, p. 46, 49–50.
  22. Bowler 2003, p. 203–206.
  23. Larson 2004, p. 110–111.
  24. Bowler 1983, p. 26–27, 44–45, 54–55.
  25. Bowler 2003, p. 86–95.
  26. Darwin 1921, p. 159.
  27. Darwin 1872, p. 108.
  28. Bowler 2003, p. 236–244.
  29. Larson 2004, p. 125–129.
  30. Packard et Putnam 1872.
  31. Quammen 2006, p. 217–219.
  32. Bowler 2003, p. 239–240.
  33. Bowler 1983, p. 41–42.
  34. Bowler 2003, p. 253–255.
  35. Bowler 2003, p. 243, 367.
  36. Quammen 2006, p. 221.
  37. Bowler 2003, p. 249.
  38. Bowler 2003, p. 265–270.
  39. Larson 2004, p. 127–129, 157–167.
  40. Endersby 2007, p. 148–162.
  41. Endersby 2007, p. 202–205.
  42. Ramsey et Ramsey 2014.
  43. Bowler 2003, p. 269–272.
  44. Mayr et Provine 1998, p. xi–xii.
  45. Mayr et Provine 1998, p. 124–127, 296.
  46. Mayr et Provine 1998, p. xii–xiii.
  47. Bowler 2003, p. 337.
  48. Ruse 1996.

Bibliographie

Par ordre chronologique.

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