Villa E-1027

La villa E-1027 est le vocable donné à une maison de bord de mer, accessible seulement par le sentier du littoral dit des douaniers, à Roquebrune-Cap-Martin dans les Alpes-Maritimes en France. C'est un exemple type de l’architecture moderniste des années 1930. Elle a été construite de 1926 à 1929 par l'architecte-décoratrice Eileen Gray pour elle-même et son compagnon Jean Badovici, architecte et critique d'art. La villa, fresques comprises, avec son jardin et son terrain a été classée au titre des monuments historiques par arrêté du [1] et a obtenu le Label « Patrimoine du XXe siècle ».

E1027 avant restauration (2013) serrurerie oxydée
E1027 avant restauration (2013) murs fissurés

Historique

Réalisation

En 1924[2], Gray et Badovici commencent à travailler à la réalisation et à la décoration d’une maison de vacances moderne pour Jean Badovici, directeur de publication de 1923 à 1933 du magazine d’avant-garde architecturale L'Architecture vivante. Badovici encourage alors Gray à s'intéresser à l'architecture et l'y initie, ce d'autant plus que les travaux débutent en 1926, année où ils deviennent amants. La villa est ainsi baptisée E-1027, selon un code unissant les noms d'Eileen Gray et de Jean Badovici : E pour Eileen, 10, pour le J de Jean, comme 10e lettre de l'alphabet, 2 pour le B de Badovici, 7 pour le G de Gray.

En partie sur pilotis, en forme de « L » et à toit plat, avec de longues baies vitrées et un escalier intérieur en spirale menant à la chambre d'hôtes, la villa E-1027 est à la fois ouverte et compacte. Alors que son aspect extérieur reprend les cinq points de l'architecture moderne[3] énoncés par leur ami Le Corbusier, notamment à la Maison La Roche (1923-1925)[4], cette réalisation est néanmoins l'occasion pour le couple d'architectes d'établir une critique de conceptions jugées trop froides de l'aménagement intérieur au détriment du confort et de l'intimité[5], ainsi qu'ils l'écrivent dans un manifeste intitulé De l’Eclectisme au doute[6], publié sous forme de dialogue dans un numéro spécial de L'Architecture vivante en 1929[7], avant que la villa soit à nouveau présentée en , dans le premier numéro de la revue L'Architecture d'aujourd'hui : « Quand on voit (...) ces intérieurs où tout semble répondre à un strict et froid calcul (...), on se demande si l'homme pourrait se satisfaire d'y demeurer. (...) Il fallait (...) chercher à créer une atmosphère intérieure en harmonie avec les raffinements de la vie intime moderne[8]. » Et Eileen Gray d'ajouter : « chacun, même dans une maison de dimension réduite, doit pouvoir rester libre, indépendant. Il doit avoir l'impression d'être seul. » Des inscriptions teintées d'humour sont disséminées sur les murs de la villa : « Beau temps », « L’invitation au voyage », « Entrez lentement », « Défense de rire », « Sens interdit », « Chapeaux », « Oreillers », « Pyjamas », etc.

Pour sa première réalisation architecturale, Eileen Gray, passera trois ans à dessiner le mobilier et, en collaboration avec son compagnon, les plans du projet, de sorte qu'il est impossible de distinguer dans ces derniers ce qui revient à l'un ou à l'autre[9], si ce n'est l'intérêt spécial de Gray pour l'agencement intérieur et de Badovici pour le nautisme[10], objet de plusieurs références formelles[11]. Les travaux furent terminés en 1929 puis, à la suite de leur séparation en 1932, Badovici, son propriétaire, y résidera jusqu’à sa mort en 1956. Sur un terrain acquis à Menton dès 1926, Eileen Gray conçoit en effet à partir de 1931 et réalise en 1934, sa propre maison, la villa Tempe a Pailla, sa seule autre construction neuve[12], où elle s'installe.

Vente, abandon et réhabilitation

La villa E-1027 sera ensuite vendue aux enchères et acquise en 1960 par une amie de Le Corbusier, à sa demande, pour en assurer la préservation. En effet, devenu un proche de Badovici, à l'occasion des activités éditoriales de celui-ci dans les années 1920, Le Corbusier fit du Cap Martin son lieu de villégiature estivale, à la suite de la rencontre de sa future épouse, originaire de la ville immédiatement voisine de Monaco en 1922 et après avoir été régulièrement invité dans leur villa d'abord par Gray et Badovici, puis par ce dernier après 1932. En 1952, grâce à l'entremise d'un autre ami, le cabaretier de l'Étoile de Mer voisin, auquel il proposa la réalisation d'unités de camping standardisées, il construira même à proximité immédiate, comme prototype, un cabanon pour sa femme, devant lequel il se noiera en 1965. Après l'assassinat, en 1996, de l'ultime propriétaire privé, qui après en avoir hérité de la précédente en 1974, en avait vendu aux enchères le mobilier en 1992, malgré l'inscription du bâtiment en 1975 à l'inventaire supplémentaire des monuments historiques, la maison est laissée à l'abandon et gravement endommagée par des squatteurs en [13]. La commune engage alors sur les conseils du Conservatoire du Littoral, l'architecte Renaud Barres, pour l'aider à sauver la maison et en préparer la restauration[14]. Pour mettre fin aux détériorations, l'État engage la procédure de classement comme monument historique, qui aboutira le , et qui permettra finalement son acquisition la même année par le Conservatoire national du littoral, lequel en a confié la gestion pour 30 ans à la commune et permet d'ores et déjà la visite libre extérieure[15]. Avec l'aide financière de l'État, le Conservatoire mandate alors l'architecte en chef des monuments historiques chargé des Alpes-Maritimes. Celui propose alors un projet de restauration de la maison, sans reconstitution du mobilier et des intérieurs disparus, pour un budget prévisionnel de 1 300 000 euros[14]. La commune refuse le projet, jugé trop onéreux et incomplet. L'association de sauvegarde du site présidée par l'architecte Robert Rebutato[16], finance alors une nouvelle étude, et choisit Burkhardt Rukschcio[17], considéré comme l'un des meilleurs spécialistes de la restauration XXe en Europe, et Renaud Barres pour la réaliser. Les architectes proposent en 2003 un projet de restauration de la maison qui inclut la reconstitution de l'ensemble du mobilier et des intérieurs, et démontrent que celui-ci peut être réalisé en 18 mois, pour un budget très inférieur, de 900 000 euros[14]. La commune décide finalement en 2004 de choisir le projet de l'architecte en chef des monuments historiques, qui se voit contraint d'adapter son budget à la baisse[18]. Le chantier s'ouvre 3 ans plus tard, en 2007, et concerne le gros œuvre, la serrurerie, la menuiserie, l'électricité, le chauffage et la polychromie.

La qualité des travaux réalisés pose question et la maison est inaccessible peu de temps après la livraison définitive du chantier[pas clair][19]. Seulement quelques mois après réception les aciers restaurés rouillent, les murs fissurent, il pleut dans la maison[20]. Il semble aussi que des erreurs importantes de restitution architecturale soient présentes[21] et que des destructions de matériaux authentiques aient eu lieu[22],[14]. Plusieurs grands journaux, tous étrangers, s'en font l'écho, notamment The Architectural Review (en)[23], The Guardian[24], The Wall Street Journal[25], The New York Times[26]. Des experts internationaux, tel l'architecte John Allan évoquent même "des preuves troublantes d'un projet qui a été mal conçu et mal exécuté"[27].

Utilisation contemporaine

Devenu peu à peu propriétaire de l'intégralité du site, le Conservatoire du littoral confie d'abord la gestion du site à la commune de Roquebrune-Cap-Martin. Des visites du Cabanon et de l'Etoile de Mer sont alors régulièrement organisées sur réservation par l'office de tourisme. Au cours de ses années de gestion, la commune a permis la sauvegarde du site en accompagnant différentes actions.

Depuis la gestion du site et l'organisation des visites sont confiées par le Conservatoire en accord avec l'accord de la commune à l'association Cap Moderne. Cette dernière bénéficie pour cela du soutien financier du fonds de dotation Eileen Gray Le Corbusier à Cap Martin[28].

La villa sert de lieu de tournage pour The Price of Desire, un film belgo-irlandais réalisé par Mary McGuckian, sorti en 2015. Celui-ci relate les relations compliqués de Gray avec Le Corbusier et Badovici tant sur l'aspect personnel qu'artistique.

Les fresques de Le Corbusier

En 1936, Jean Badovici avait demandé à Le Corbusier et à Fernand Léger de réaliser des fresques dans sa maison de Vézelay, également décorée par Eileen Gray[29],[30]. Il défend alors ce type de décor dans un article intitulé « Le mur a crevé » publié l'année suivante dans l'Architecture d'Aujourd'hui, dans lequel il explique que le passage de la peinture murale à la « fresque spatiale » a pour objet la « destruction des murs par la peinture ». Le Corbusier invite ensuite Badovici à exposer son canot de sauvetage insubmersible et Gray son projet de centre de vacances et de loisirs (1936-1937) dans le Pavillon des Temps Nouveaux de l'Exposition universelle de 1937, avant d'exposer ses peintures puristes au Kunsthaus de Zurich du au . Alors que Le Corbusier et sa femme continuent de fréquenter régulièrement Jean Badovici, dans sa résidence estivale, Le Corbusier peint huit fresques murales durant l'été 1938[31], à la demande de son ami[9], dont 5 subsistent aujourd'hui[32]. Badovici le sollicitera pour les restaurer en 1949, après que des soldats allemands les aient utilisées comme cible durant la guerre, mais un différend passager naîtra en 1950 avec Le Corbusier à propos de la mauvaise qualité des nouvelles photographies qu'il lui enverra[33]. Ces fresques, dont plusieurs dessins préparatoires sont conservés à la Fondation Le Corbusier, deviennent en revanche un point de discorde entre Gray et Le Corbusier, celle-ci continuant d'être invitée à la villa par Badovici après leur séparation, entre 1932 et 1938. Estimant que ces décors, dont certains présentent des personnages nus, comme un écho au naturisme estival pratiqué par Le Corbusier, adepte des principes de la communauté d'artistes suisse de Monte Verità, constituent un « viol » de sa démarche architecturale[34],[35], celle-ci demande à Badovici de se plaindre à Le Corbusier, lequel argumente alors de leur importance dans son œuvre pour maintenir leur préservation[36],[31]. Ironiquement, elles contribueront néanmoins grandement à la conservation de la villa intacte par sa nouvelle propriétaire jusqu'en 1974, puis au sauvetage du monument par l'État à partir de 1999.

Notes et références

(en) Cet article est partiellement ou en totalité issu de l’article de Wikipédia en anglais intitulé « E-1027 » (voir la liste des auteurs).
  1. « Villa E 1027 d'Eileen Gray », notice no PA00080824, base Mérimée, ministère français de la Culture
  2. http://membres.lycos.fr/floreportages/eileen/E1027.html
  3. Villa Eileen Gray E1027 : mon paquebot immobile, site artcotedazur.fr
  4. À la même époque, Le Corbusier réalise également les villas Jeanneret-Raaf, Stein-de-Monzie et Savoye.
  5. La villa E1027 d'Eileen Gray enfin ressuscitée, site lemonde.fr du 27 mai 2009
  6. Cf. Charles Beaudelaire, Le salon de 1846, § XII, De l’Eclectisme et du doute
  7. Constant 2003, p. 231
  8. Daniel Ryan, Réédition du numéro de L'Architecture vivante, p. 11, E1027 Maison en Bord de Mer, Éditions Imbernon, sur www.flickr.com
  9. E1027, So who is this Jean Badovici guy anyway site Blogspot.fr
  10. L'architecte Jean Badovici, site Fondationzervos.com
  11. Jean Badovici, un aperçu de son goût pour l’architecture navale, site Eileengray-etoiledemer-lecorbusier.org.
  12. En 1954-1961, elle aménagera en dernier lieu une bastide, nommée Lou Pérou, près de la Chapelle-Sainte-Anne de Saint-Tropez.
  13. Daniel Ryan, Photos prises les 4 septembre et 11 octobre 2005, sur www.flickr.com
  14. in Rowan Moore, Eileen Gray's E1027 – review, The Guardian, 30 juin 2013 https://www.theguardian.com/artanddesign/2013/jun/30/eileen-gray-e1027-corbusier-review
  15. Cap Martin, site du Conservatoire du littoral
  16. http://eileengray-etoiledemer-lecorbusier.org/association/lassociation/
  17. Architecte et Docteur en Histoire de l'architecture Moderne, B Rukschcio a notamment restauré la majorité du patrimoine Adolf Loos, comme la maison Steiner, le Bar Américain, le Glodmann & Salatsch à Vienne, et plus récemment la maison Muller à Prague. Il a reçu 2 prix Eurpanostra pour la qualité de son travail sur le patrimoine XXe et les félicitations personnelles du Président Vaclav Havel pour la maison Muller
  18. Coût des travaux 600 000 euros
  19. Journées du Patrimoine 2012. Devant les multiples fissures dans les murs, la rouille sur les aciers, le salpêtre sur les murs, le public demande régulièrement lors de la visite "Quand démarre la restauration ?"
  20. L'architecte P-A Gatier chiffre lui-même, dans un rapport daté du 18 février 2013 transmis au Conservatoire, à plus de 110 000 euros hors taxes les défauts et malfaçons techniques à reprendre.
  21. "Eileen Gray s'en retournerait dans sa tombe" in Michael Webb, Unlocking E.1027, The Architectural Review, 02/05/2013
  22. Voir analyse des travaux de restauration par les architectes Rukschcio et Barres : http://fr.slideshare.net/Rukschcio/e-1027-analyse-de-restauration-rukschciobarrs
  23. Article de Michael Webb du 2 mai 2013 : http://www.architectural-review.com/view/overview/a-scandal-of-french-neglect/8647148.article Traduction disponible sur le site web de l'association de sauvegarde du site : http://eileengray-etoiledemer-lecorbusier.org/documentation/
  24. Article de Rowan Moore du 30 juin 2013 : https://www.theguardian.com/artanddesign/2013/jun/30/eileen-gray-e1027-corbusier-review
  25. Article de Alastair Gordon du 19 août 2013 : http://online.wsj.com/news/articles/SB10001424127887324354704578637901327433828
  26. Article de Alice Rawsthorn du 25 août 2013 : https://www.nytimes.com/2013/08/26/arts/design/The-Tortured-History-of-Eileen-Grays-Modern-Gem.html?pagewanted=all&_r=0
  27. "disturbing evidence of a project that was poorly conceived and inadequately executed" in Rowan Moore, Eileen Gray's E1027 – review, The Guardian, 30 juin 2013
  28. « L'Association Cap Moderne à Roquebrune-Cap-Martin », sur Cap Moderne, le site de l'Association qui est chargé de l'animation du site Eileen Gray - Le Corbusier à Roquebrune-Cap-Martin, (consulté le )
  29. Biographie de Le Corbusier, année 1936, site www.fondationlecorbusier.fr
  30. Peinture murale de Le Corbusier dans la maison de Badovici à Vézelay, site www.fondationlecorbusier.fr
  31. Biographie de Le Corbusier, année 1938, site www.fondationlecorbusier.fr
  32. Certaines fresques réalisées sur les murs extérieurs ne seront pas conservées, à la différence des fresques intérieures devant lesquelles Badovici se fait photographier pour les archives de Le Corbusier, lequel, 6 ans après la séparation de Gray et de Badovici, considérait ces nouvelles fresques comme un cadeau fait à son ami.
  33. Correspondance de Le Corbusier et Badovici de 1926 à 1953, Dossiers nominatifs BAC - BAN, site www.fondationlecorbusier.fr
  34. Eileen Gray considère l'apposition de ces fresques comme un « acte de vandalisme », dans Eileen Gray and Le Corbusier de Peter Adam, 9H, n° 8, 1989, p. 150-153.
  35. Constant 2003, p. 122
  36. Patricia O'Reilly, The House by the Sea, The Gloss magazine, August 2007, sur www.patriciaoreilly.net

Voir aussi

Bibliographie

  • Caroline Constant (trad. de l'anglais par Jacques Bosser), Eileen Gray, Paris, Phaidon, , 255 p. (ISBN 0-7148-9125-8 et 978-0-7148-9125-5, OCLC 491635326, notice BnF no FRBNF39148742)
  • Eileen Gray et Jean Badovici (préf. Jean-Paul Rayon, Jean-Lucien Bonillo et Pierre-Antoine Gatier), E. 1027 : Maison en bord de mer, Marseille, Imbernon, , 27 p. (ISBN 2-9516396-5-1 et 978-2-9516396-5-2, OCLC 421691125, notice BnF no FRBNF40948232)
    Réédition du numéro spécial de la revue d'avant-garde L'Architecture vivante publiée en 1929 par Albert Morancé, augmentée d'un 32 pages composé de 3 articles.
  • Claude Prelorenzo, Eileen Gray - Etoile de mer - Le Corbusier. Trois aventures en Méditerranée, Archibooks, Paris, 2013 (ISBN 2357332328) ; p. 152
  • Charles Bilas, Lucien Rosso, Côte d'Azur : Architecture des années 20 et 30, Éditions de l'Amateur, Paris, 2007 (ISBN 2859174672) ; p. 175

Articles connexes

Liens externes

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