Politique documentaire

Dans le domaine des sciences de l'information et des bibliothèques, le concept de politique documentaire est défini par Bertrand Calenge comme la « conception et mise en œuvre de méthodes et d’outils permettant de répondre aux missions de la structure et aux attentes des usagers »[1].

Salle de lecture de la bibliothèque Sainte-Geneviève, à Paris.

Des acceptions et des pratiques variées

Le terme de politique documentaire recouvre l'ensemble des pratiques d'acquisition, de désherbage et de conservation d'une bibliothèque. Ces pratiques peuvent être empiriques ou formalisées. Dans tous les cas elles recouvrent des orientations : implicites dans le premier cas, explicites dans le second.

La politique documentaire est indissociable de la notion de « collection » qui est la marque de toute bibliothèque. La formalisation des objectifs et règles qui président à la constitution d'une collection est indispensable à la cohérence et à la continuité des acquisitions, des éliminations et des mesures de conservation physique et de numérisation. La responsabilité intellectuelle des collections est le fondement du statut de conservateur de bibliothèque comme le décrète le statut des conservateurs de bibliothèques des deux fonctions publiques « Les conservateurs territoriaux de bibliothèques constituent, organisent, enrichissent, évaluent et exploitent les collections de toute nature des bibliothèques. Ils sont responsables de ce patrimoine »[2], de même que « les membres du corps des conservateurs des bibliothèques constituent, organisent, enrichissent, évaluent et exploitent les collections de toute nature des bibliothèques »[3].

Concernant les bibliothèques territoriales dont les missions ne sont pas précisément définies comme tel est le cas des bibliothèques universitaires, cette formalisation constituera un outil de référence et de dialogue à la justification des choix de l'équipe professionnelle dont le directeur a la responsabilité. Car le rappelait le Conseil supérieur des bibliothèques : « À l’intérieur des établissements, tout particulièrement pour ceux qui comportent plusieurs services ou qui sont éclatés sur plusieurs sites, la responsabilité des acquisitions est répartie par spécialités et par types de publics après partage en début d’exercice d’une enveloppe budgétaire. Manque alors l’indispensable coordination visant à constituer une proposition intellectuelle réfléchie dont le chef d’établissement porte la responsabilité. Responsabilité qui bien sûr s’exerce tant pour les acquisitions que pour la conservation des documents. Lorsque le pluralisme des collections des bibliothèques est mis en cause, en appeler à la déontologie professionnelle ne peut être légitime que si existe un projet intellectuel d’ensemble, conscient, assumé et formalisé »[4].

Dans les universités, la politique documentaire est plus largement considérée comme l’ensemble des objectifs et des processus de la gestion de l’information, incluant non seulement les activités des bibliothèques, mais également, la formation des étudiants à la maîtrise de l’information et les flux des ressources documentaires de l’université.

Les pratiques empiriques

Pour certaines bibliothèques publiques, la programmation des collections se borne à la répartition des crédits d'acquisition entre les services, encore souvent par support. Les acquisitions suivent, plus ou moins selon les crédits, l'actualité de l'édition. Le désherbage (c'est-à-dire le retrait et le renouvellement de documents dans le fonds) est essentiellement effectué sur des critères physiques, trop souvent disjoints d'une vision globale de la cohérence intellectuelle de la collection.

Si on ne peut pas vraiment parler, en l’espèce, de politique documentaire, il n'en reste pas moins que l'analyse de la répartition des crédits et du profil des acquisitions et du désherbage révèle la conception du rôle de la bibliothèque que se font ceux qui en sont responsables, qu'ils en soient conscients ou non.

La qualité et la cohérence des collections partielle de tel ou tel segment de collection reposent entièrement sur l'initiative individuelle et les centres d'intérêt des acquéreurs. Partielle et aléatoire, elle ne peut être garantie lors de leur départ.

Les « chartes documentaires »

Les chartes documentaires sont des documents d'orientation définissant des principes et des règles destinées à encadrer les activités d'acquisition, et parfois celles de conservation et de désherbage. On observe dans les chartes publiées sur le site http://poldoc.enssib.fr/ que nombre de ces chartes définissent plus volontiers ce qu'il est exclu d'acquérir que ce qu'il est prévu d'offrir au public. La lecture « en creux » de ces intentions révèle surtout, pour les bibliothèques territoriales, une vision réductrice de la lecture publique entendue comme distincte et opposée à la formation - pas de manuels scolaires et universitaires, par exemple - voire des critères relevant plus d'une vision de grande diffusion que du principe de collection : pas de documents publiés après une certaine date, pour prendre un autre exemple.

Les chartes documentaires peuvent se décliner comme autant d'activités distinctes en politique d'acquisition et politique de conservation/élimination (ou désherbage). Ce qui revient à considérer chacune de ces composantes comme indépendante, compromettant ainsi la cohérence d'une collection pour laquelle la perte ou l'ajout d'un titre devrait pourtant, en toute logique, relever de la même démarche.

Les chartes documentaires énumèrent parfois une multitude d'exclusions d'ordre moral, voire politiques, qui si elles étaient appliquées mettraient à l'index une bonne partie de ce qui devrait normalement constituer un fonds digne de ce nom. Cette « censure » pose inévitablement un problème d'ordre éthique et juridique. Les seules limites imposables aux politiques documentaires, devraient être en principe celles prévues par la loi no 49-956 du 16 juillet 1949 qui réglemente les publications destinées à la jeunesse et celles des interdictions relevant d'une décision du ministre de l'intérieur ou d'un jugement. Les politiques documentaires devraient par conséquent se garder, comme le rappelle le Conseil constitutionnel à propos de la liberté de la presse, de tout jugement d'ordre politique ou moral des édiles ou des fonctionnaires, car « en matière de libre communication des pensées et des opinions garanties par l'article 11 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 […] l'objectif à réaliser est que les destinataires essentiels [de cette liberté] soient à même d'exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés ni les pouvoirs publics puissent y substituer leur propres décisions[5] ».

Les plans de développement des collections

Les plans de développement des collections sont des outils de programmation recouvrant la politique d’acquisition, la politique de conservation et le désherbage comme autant de composantes de représentation d'un niveau d'information. Selon Bonita Bryant, l'une des spécialistes de leur mise en œuvre dans les bibliothèques publiques des États-Unis : « Le but de toute organisation du développement d'une collection doit être de fournir à la bibliothèque des ressources documentaires qui répondent de façon appropriée aux besoins de la population qu'elle a pour mission de desservir dans le cadre de ses ressources budgétaires et humaines. Pour atteindre ce but, chaque segment de la collection doit être développé avec un usage proportionnel à son importance au regard des missions de la bibliothèque et des besoins de ses usagers »[6].

Cette fonction s'entend tous supports confondus, chacun d'entre eux contribuant à atteindre le niveau visé en fonction du paysage documentaire, du domaine, et du public.

La planification peut se présenter sous la forme de fiches domaines développées par Jérôme Pouchol fixant les objectifs et les règles d'acquisition des différents segments de la collection[7].

Elle peut aussi se présenter sous forme de logiciel d'aide à la décision. Tel est cas du Conspectus (du latin coup d’œil d'ensemble), un outil de planification du développement des collections permettant de représenter de façon synthétique le niveau de développement de la collection sur une période de programmation déterminée. Cet outil a été développé aux États-Unis par le RLG (Research Library Group), créé par quatre bibliothèques américaines - Harvard, Yale, Columbia, New York Public Library et l'ARL (Association of Research Libraries).

Le Western Library Network a développé une application applicable aux bibliothèques publiques. Le Conspectus est aujourd'hui repris par l'Online Computer Library Center et permet une estimation du niveau de chaque segment documentaire par comparaison à partir d'une table d'indices dérivée de la classification de la Bibliothèque du Congrès, ce qui rend son application difficile pour toutes les bibliothèques n'utilisant pas systématiquement cette classification.

Le Conspectus a cependant fait l'objet d'applications en Europe, notamment aux Pays-Bas dans le cadre du réseau PICA[8]. Il a fait également l'objet d'applications en France, où Thierry Giappiconi s'est fondé sur sa dimension stratégique pour le relier à des objectifs de politiques publiques[9],[10]. La programmation du Conspectus est alors associée, pour chaque segment documentaire à :

  • des missions explicitement définies (pour quoi ?) ;
  • la prise en compte des besoins de la population à desservir au regard de ces missions (pour qui ?) ;
  • une segmentation intellectuellement cohérente par classes CDD regroupées en divisions inspirée de la LCC ou des codes de regroupement RAMEAU, tous supports inclus (en quel domaine ?)[11].

Les symboles alphanumériques du Conspectus, adaptés au contexte français, permettent alors de représenter l'évolution des objectifs de chaque domaine[11].

Le principal obstacle à la généralisation de ce mode de planification est que l'évaluation ne peut, faute de segmentation commune, s'appuyer comme aux États-Unis, sur une évaluation comparée.

Un besoin accru de compétences intellectuelles

Le choix des acquisitions, le désherbage et les options de conservation et de numérisation requièrent des compétences intellectuelles et des connaissances bibliographiques propres à chaque domaine ; ce que les formations de l'ENSSIB désignent sous le nom d'épistémologie et paysage documentaire. Ces connaissances sont non seulement nécessaires à la constitution d'un fonds cohérent, mais aussi à la mise en œuvre du respect de la diversité des approches scientifiques. On ne peut en effet constituer un fonds de sociologie, d'économie politique, de géographie, etc. sans connaître l'histoire, les enjeux et les débats qui concernent ces différentes disciplines. On ne peut de même supprimer un titre sans mesurer sa place dans l'équilibre et la cohérence de la collection.

Ce besoin est encore plus grand que par le passé du fait de l'extension de l'information en ligne qui exige plus que jamais de ce savoir formuler une question, sélectionner les réponses et évaluer la pertinence des résultats.

Cette compétence ne s'oppose pas à la médiation directe ou numérique des connaissances mais en est partie prenante - les compétences acquises par la veille documentaire et l’évaluation continue des ressources documentaires sont indispensables à la mise en relation entre les connaissances et le public - et la complète par l'accompagnement des usagers dans leur recherche documentaire.

Indicateurs de suivi de la politique documentaire

Une politique documentaire suppose un suivi des collections à travers des indicateurs d'évaluation des collections qui sont désormais produits automatiquement par les systèmes d'information et de gestion des bibliothèques de nouvelle génération[12] :

  • Le nombre d’auteurs ou de titres ;
  • L’âge (mode, médian) des collections (l’interprétation se faisant à partir des particularités du domaine : le curseur d'une médiane devra par exemple se situer à une date récente pour l’informatique et sur une date plus ancienne pour la philosophie, domaine pour laquelle la date de publication des titres incontournables est plus ancienne et comporte de nombreuses publications épuisées) ;
  • Le facteur d'activité : pourcentage de prêts du segment par rapport à l'ensemble de la collection sur le pourcentage des documents empruntables du segment par rapport à l'ensemble des documents empruntables de la collection ;
  • Le ratio prêts sur usagers ;
  • Le taux d'érosion ;
  • Le taux de recouvrement ;
  • Le taux de renouvellement ;
  • Le taux de rotation : nombre de prêts sur le nombre de documents empruntables ;
  • Le taux de sortie : pourcentage de documents sortis à un instant T sur le pourcentage de documents disponibles à ce instant T dans un segment de cote par rapport à la collection ;
  • Le budget.

D'autres indicateurs spécifiques peuvent être construits en fonction des objectifs particuliers qu'une bibliothèque se donne. Dans ce cas, il faut retenir que les indicateurs « les plus utiles se repèrent toujours parce qu'ils mettent en relation efficacement un paramètre de publics et un paramètre de contenu. »[13]

Politique documentaire en établissement scolaire

Dans le rapport Les politiques documentaires des établissements scolaires de Jean-Louis Durpaire publié en , la notion de politique documentaire est introduite en milieu scolaire[14].

Notes et références

  1. Bertrand Calenge, Conduire une politique documentaire, Electre-Editions du Cercle de la librairie, , 386 p. (ISBN 9782765407171)
  2. « Décret n°91-841 du 2 septembre 1991 portant statut particulier du cadre d'emplois des conservateurs territoriaux de bibliothèques »
  3. « Décret n°92-26 du 9 janvier 1992 portant statut particulier du corps des conservateurs des bibliothèques et du corps des conservateurs généraux des bibliothèques », https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006078555,
  4. « Conseil supérieur des bibliothèques, Rapport pour les années 1996-1997. Paris : Association du Conseil supérieur des bibliothèques, 1998. ISSN 1157-3600 »
  5. Conseil constitutionnel, « Décision n° 84-181 DC du 11 octobre 1984 », http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-con..decision-n-84-181-dc-du-11-octobre-1984.8135.html,
  6. (en) Bonita Bryant, « The Organizational Structure of Collection Development », Library Resources and Technical Services, v31 n2 p111-22 apr-jun 1987
  7. Jérôme Pouchol, « Pratiques et politiques d'acquisition : naissance d'outils, renaissance des acteurs, », BBF, t. 51, n°1 ; dossier : "Acquérir aujourd'hui",
  8. Trix Bakker, « La bibliothèque virtuelle :conséquences sur le développement des collections aux Pays-Bas », BBF, N°3,
  9. Michel Sineux, « Thierry Giappiconi, Pierre Carbone : Management des bibliothèques, programmer, organiser, conduire et évaluer la politique documentaire et les services des bibliothèques de service public », Bulletin des bibliothèques de France, no 6, septembre 1997, p. 111-112
  10. Claire Vayssade, « Thierry Giappiconi, Manuel théorique et pratique d'évaluation des bibliothèques et centres de documentation », Bulletin des bibliothèques de France, no 5, septembre 2001
  11. Collectif sous la direction de Thierry Giappiconi, Manager une bibliothèque_médiathèque territoriale, Voiron, Territorial, depuis 2012, Publication sous forme de feuillets mobiles mis à jour trois fois par an et sous forme électronique p. (notice BnF no FRBNF42758185)
  12. Manager une bibliothèque-médiathèque territoriale, Voiron, Territorial, depuis 2012, avec trois mise à jour annuelles sur feuillets mobiles ou électronique
  13. Bertrand Calenge, Bibliothèques et politiques documentaires à l'heure d'Internet, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 2008 ; p. 93
  14. Les politiques documentaires des établissements scolaires, Jean-Louis Durpaire, 2004

Bibliographie

  • Manager une bibliothèque médiathèque territoriale, publication trimestrielle, Voiron,Territorial, depuis 2012
  • Thierry Giappiconi et Pierre Carbone, Management des bibliothèques : programmer, organiser, conduire et évaluer la politique documentaire et les services des bibliothèques de service public, ed. du Cercle de la librairie, 1997.
  • Bertrand Calenge, Conduire une politique documentaire, coll. « Bibliothèques », Paris, Éditions du Cercle de la librairie, 1999. 386 p.
  • Bertrand Calenge, Bibliothèques et politiques documentaires à l'heure d'Internet, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 2008 ; 264 p. (ISBN 978-2-7654-0962-5) (notice BnF no FRBNF41275904)
  • Management des bibliothèques-médiathèques territoriales, Voiron, Territorial, publication à feuillets mobiles et électronique mise à jour trois fois par an depuis 2012.
  • Pouchol Jérôme, Pratiques et politiques d'acquisition : naissance d'outils, renaissance des acteurs, Paris : BBF 2006, t. 51, n°1 ; dossier : "Acquérir aujourd'hui"
  • Galaup (Xavier, sous la dir. de), Développer la médiation documentaire numérique, Presses de l'ENSSIB coll. "la Boite à outils, vol. 25", 2012

Articles connexes

Liens externes

  • Sciences de l’information et bibliothèques
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