Norme classique de l'occitan
La norme classique est une norme orthographique utilisée pour écrire la langue occitane dans sa diversité dialectale. Elle est dite « classique » parce qu'elle se fonde en grande partie sur l'orthographe médiévale des troubadours de langue d'oc dans l'objectif de limiter la phonétisation de la langue afin de faciliter la compréhension interdialectale à l'écrit et de généraliser les différentes prononciations dialectales à l'oral. Dans les faits, elle standardise globalement les dialectes, réduisant ainsi les différences sous-dialectales plus nombreuses en écriture mistralienne. Cependant, elle ne standardise pas la langue occitane.
Cette orthographe conserve toutefois des modifications modernes présentes dans l'écriture mistralienne de la langue comme l'évolution du -l en -u pour le dialecte provençal (natural > naturau, alors qu'elle revient au -v qui était devenu -b dans l'écriture mistralienne du dialecte languedocien), ou encore la permutation du -l en -r (soldat > sordat). En revanche, l'écriture classique intègre des évolutions inédites comme le remplacement par un -ç de certains -tz, -ts, -s anciens vis à vis de l'étymologie latine du son -ti (cantio > canson (ancien occitan) > cansoun (occitan moderne mistralien) mais cançon (occitan moderne classique).
Elle a été élaborée à la fin du XIXe siècle par Joseph Roux, Prosper Estieu et Antonin Perbosc, et décrite à partir de 1935 par Louis Alibert (dans sa Gramatica comme une réforme du système de Frédéric Mistral). Elle a été améliorée à la suite de la parution de la Grammaire occitane du majoral du félibrige Joseph Salvat (1943) puis adoptée par les universitaires à partir de 1945 en parallèle de la création de l'Institut d'études occitanes (IEO).
Elle tend à s'imposer par l'enseignement et l'édition scolaire à la place de la norme mistralienne, désignée alors paradoxalement comme « moderne » bien qu'elle soit plus ancienne. Elle est concurrencée par la norme bonnaudienne (pour l'auvergnat), par la norme de l'École du Pô (pour le vivaro-alpin) et par de nombreux systèmes locaux.
Histoire
Ce système d'écriture est l’aboutissement d’un travail volontaire de normalisation qui commence au début du XIXe siècle, avec notamment le travail de Simon-Jude Honnorat (Alpes-de-Haute-Provence)[1], en se basant sur l'écriture médiévale des troubadours à laquelle il ajoute un processus de transcription et de prononciation des mots modernes. C'est ainsi que l'on peut retrouver le son [u] (phonétique internationale) par l'utilisation du digramme -ou au lieu de l'unique lettre -o que l'on retrouve dans la graphie classique d'Alibert. Par exemple, on aura chez Honnorat: "Lou souleou e la mountagna", puis chez Alibert "Lo soleu e la montanha". À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, Antonin Perbosc (Tarn-et-Garonne) y travaille en dialogue avec son collègue Prosper Estieu (Aude): ils présentent dans la revue Mount-Segur les premiers textes écrits selon les nouvelles normes.
Louis Alibert, après avoir utilisé le système de Frédéric Mistral, basé sur la phonétique du provençal rhodanien du XIXe siècle et en partie sur les codes graphiques du français, tente de le concilier avec celui d'Estieu et de Perbosc, archaïsant, et celui de Pompeu Fabra, adapté au catalan[2].
Cela se traduit en 1935 par la parution du livre Gramatica occitana segon los parlars lengadocians (Grammaire occitane selon les parlers languedociens) de Louis Alibert. Les choix graphiques sont partiellement remis en cause par Joseph Salvat[3], dont les propositions sont pour l’essentiel reprises après guerre par l’Institut d’études occitanes dans son livret La réforme linguistique occitane et l'enseignement de la langue d'Oc[4].
Les remarques en faveur et en défaveur de la graphie classique
Au début du XXIe siècle, la graphie classique est toujours contestée par les défenseurs de la norme mistralienne (norme moderne). Afin d'étudier les différentes prises de positions, il convient de lister ci-dessous, différents arguments qui permettront de comprendre les différents points de vue sur l'écriture de la langue d'Oc.
Les remarques en faveur de la graphie classique
- Frédéric Mistral : "... j'ai l'avantage de parler dans une langue comprise par ce moyen dans tous le midi, au lieu de l'être seulement par quelques amateurs de l'arrondissement d'Arles" pendant sa correspondance avec Joseph Roumanille sur laquelle il exprimait son mécontentement à la suite du rejet de Roumanille de s'inspirer de la graphie dite classique de Simon-Jude Honnorat que Mistral souhaitait utiliser[5].
- Jean-Joseph Castor : "Quelques écrivains diront peut-être que j'aurai dû suivre, dans les infinitifs des trois premières conjugaisons l'orthographe de nos anciens Troubadours, et écrire eimar, tenir, aver, au lieu de eima, teni, avé. Je répondrais que telle était mon intention, mais que, pour satisfaire les désirs du Public, j'ai été obligé de rapprocher, autant qu'il a été possible, l'orthographe de la prononciation. Il serait à désirer que l'on ait pût agir de la même manière à l'égard de la langue française; on ne prononcerait plus alors aimer, aimé; Caen, Can; paon, pan; taon, ton; second, segond; signet, sinet, etc."[6]
- Simon-Jude Honnorat: Il fut critique envers les choix des rhodaniens dans leur écriture phonétique. "Ceux qui ont mal à propos substitué l'o à l'a final des substantifs et des adjectifs féminins n'ont pas fait attention qu'ils n'étaient pas conséquents avec eux-mêmes : car lorsqu'ils ont voulu former des mots composés, ils ont, comme toujours, été obligés de revenir au mot non altéré. C'est ainsi qu'en ajoutant la désinence ment (esprit, manière de faire), à regla, par exemple ils ont fait reglament, tandis qu'ils auraient dû écrire ce mot, d'après leurs principes, regloment, parce qu'il est composé de règlo, et de ment, suivant leur orthographe."[7].
Les remarques en défaveur de la graphie classique
- Joseph Roumanille : "N'écrivons pas dans une langue que l'on parlait il y a cinq ou six siècles: nous devons écrire dans la langue de nos jours, et pour cela, nous sommes forcés de rejeter l'ancienne orthographe. Vous nous parlez de la prononciation languedocienne: Es ana-t-à la villa. "La fennas, de coulou d'escarpas, E qu'èrou tout yols ou tout arpas, Moustravon de pels de tambour, Qu'en travès se vesié lou jour. (Favre)" Puisque vous voulez nous ramener par vos s et vos t, à l'orthographe languedocienne, voilà où en serait notre harmonieux dialecte d'Arles ! Car, mes amis, pourquoi se contenter des s, des t, des ch finals ? Pourquoi ne pas rétablir les a finals, au lieu des o, que vous avez adoptés comme nous, guidés, comme nous, par la prononciation ? (...) Pourquoi, vous, marseillais, ne rejetteriez-vous pas les formes natien, passien, noueste, couer, etc. qui sont d'évidentes corruptions de natioun, passioun, noste, cor, que nous arlésiens, avons conservés purs ?" (...) Oh! répondrez-vous, nous ne voulons pas en venir jusque-là parce qu'à Marseille nous prononçons natien, passien, noueste, couer, etc. et lei terro, et lei terra; etc."[8].
- Frédéric Mistral : "En revanche, Mistral admire beaucoup moins ses choix orthographiques (concernant Prosper Estieu) : d’un côté Estieu ne respecte manifestement pas toujours la graphie des troubadours qu’il a pourtant élue comme modèle, de l’autre il conserve des lettres qui, selon Mistral, sont encombrantes pour la lecture. Cette question revient souvent dans la correspondance. Dans l’ensemble, ce que Mistral reproche à Estieu, c’est moins le choix du modèle que la cohérence globale de la graphie qu’il a élaborée avec Antonin Perbosc. Mistral, qui déplore une francisation de la graphie occitane, incite les écrivains à s’appuyer sur celle des troubadours pour la réformer en tenant compte des particularismes dialectaux, mais en l’harmonisant tout de même suffisamment pour éviter les foisonnements graphiques."[9] Mistral entend par là une écriture classique plus proche de celle proposée par Simon-Jude Honnorat qui fût l'une des personnes qui l'a inspiré.
Développement
La graphie classique est née peu avant l'an mille avec les premiers documents écrits en langue romane.
Les textes codificateurs sont apparus en trois étapes à partir de 1935 :
- en 1935, publication de la Gramatica occitana segon los parlars lengadocians de Louis Alibert ;
- à partir de 1945, développement avec l'Institut d'études occitanes (IEO) et adaptation aux autres dialectes (gascon par Pierre Bec, provençal par Robert Lafont, nord-occitan par Pierre Bonnaud, etc.);
- aujourd'hui, plusieurs organismes se réclament de sa gestion comme le Conseil de Langue Occitane (Conselh de la Lenga Occitana) ou l'Acadèmia Occitana, avec peu de moyens et de résultats.
La norme classique, qui est celle des universitaires, s'est imposée de plus en plus depuis la seconde moitié du XXe siècle en faisant reculer la norme mistralienne mise au point au milieu du XIXe siècle par des amateurs, des praticiens et des poètes. Aujourd'hui la norme classique est largement utilisée en Occitanie, mais elle est utilisée concurremment avec d'autres normes :
- en provençal, en niçois mais aussi dans toute l'Occitanie : concurrence entre la norme classique et la norme mistralienne ;
- dans les vallées occitanes : concurrence entre la norme classique et la norme de l'École du Pô ;
- en auvergnat : concurrence entre la norme classique et la norme bonnaudienne.
Standardisation : l'occitan large
Toutes les graphies de l'occitan (classique, mistralienne, bonnaudienne, de l'École du Pô) ont été conçues d'abord en notant les parlers ou les dialectes, sans fixer une variété standard de l'occitan. Cependant la norme mistralienne a entraîné depuis la fin du XIXe siècle l'apparition de trois koinès littéraires régionales : une en provençal général, une en niçard et une en gascon béarnais. On peut dire en outre que la koinè provençale mistralienne est une langue standard (avis des partisans de la norme dite moderne) ou préfigure une langue standard (avis des partisans de la norme classique).
La norme classique, à partir du XXe siècle, a poursuivi le développement de ces trois koinès mais a favorisé également des koinès régionales supplémentaires en limousin et en languedocien. Depuis l'officialisation de l'occitan dans le Val d'Aran en 1990, la norme classique favorise également une variété codifiée de gascon aranais.
Outre ces expériences de koinès, du côté de la norme classique, la volonté consciente de fixer une variété standard en occitan est apparue dans les années 1970 avec les recherches des linguistes Pierre Bec, Robert Lafont, Roger Teulat, Jacme Taupiac, suivis dans les années 1980 par Patrick Sauzet. La variété standard est appelée selon les auteurs occitan référentiel, occitan standard ou plus récemment occitan large (occitan larg, P. Sauzet). Selon le consensus de la majorité des spécialistes qui travaillent sur ce projet, l'occitan large se compose :
- d'une variété générale qui se base sur le dialecte languedocien, considéré comme dialecte intermédiaire, sans aucune notion de supériorité ;
- d'adaptations régionales du standard, prenant en compte certains traits dialectaux typiques, tout en conservant une grande convergence et une conception unitaire. C'est une manière de fédérer dans l'occitan large les différentes koinès régionales qui se sont développées au cours du XIXe et du XXe siècle.
Comparaison
Dialectes de l'occitan | Norme classique | Norme mistralienne | Norme bonnaudienne | Norme de l'École du Pô |
---|---|---|---|---|
Provençal (standard) | Totei lei personas naisson liuras e egalas en dignitat e en drech. Son dotadas de rason e de consciéncia e li cau (/fau) agir entre elei amb un esperit de fraternitat. | Tóuti li(lei) persouno naisson libro e egalo en dignita e en dre. Soun doutado de resoun e de counsciènci e li fau agi entre éli em' un esperit de fraternita. | ||
Provençal niçois | Toti li personas naisson liuri e egali en dignitat e en drech. Son dotadi de rason e de consciéncia e li cau agir entre eli emb un esperit de fraternitat. | Touti li persouna naisson libri e egali en dignità e en drech. Soun doutadi de rasoun e de counsciència e li cau agì entre eli em' un esperit de fraternità. | ||
Auvergnat | Totas las personas naisson liuras e egalas en dignitat e en dreit. Son dotadas de rason e de consciéncia e lor chau (/fau) agir entre elas amb un esperit de fraternitat. | Ta la proussouna neisson lieura moé parira pà dïnessà mai dret. Son charjada de razou moé de cousiensà mai lhu fau arjî entremeî lha bei n'eime de fraternitat.
(Touta la persouna naisson lieura e egala en dïnetàt e en dreit. Soun doutada de razou e de cousiensà e lour chau ajî entre ela am en esprî de fraternitàt.) |
||
Vivaro-alpin | Totas las personas naisson liuras e egalas en dignitat e en drech. Son dotaas de rason e de consciéncia e lor chal agir entre elas amb un esperit de fraternitat. | Toutes les persounes naisoun liures e egales en dignità e en drech. Soun douta de razoun e de counsiensio e lour chal agir entre eles amb (/bou) un esperit de fraternità. | ||
Limousin | Totas las personas naissen liuras e egalas en dignitat e en drech. Son dotadas de rason e de consciéncia e lor chau (/fau) agir entre elas emb un esperit de fraternitat. | |||
Gascon | Totas las personas que vaden libras e egaus en dignitat e en dret. Que son dotadas de rason e de consciéncia e que'us cau agir enter eras dab un esperit de fraternitat. | (Graphie dite moderne ou fébusienne) Toutes las persounes que vaden libres e egaus en dinnitat e en dret. Que soun doutades de rasoû e de counsciencie e qu'ous cau agì ente eres dap û esperit de fraternitat. | (Graphie dite Gascon classique) Totas las personas que vaden libras e egaus en dignitat e en dret. Que son dotadas de rason e de consciéncia e que'us cau agir entre eras dab un esperit de fraternitat. | |
Languedocien | Totas las personas naisson liuras e egalas en dignitat e en drech. Son dotadas de rason e de consciéncia e lor cal agir entre elas amb un esperit de fraternitat. |
Norme classique | Norme mistralienne | Norme bonnaudienne | Norme de l'École du Pô |
---|---|---|---|
ò | o | o | o |
o, ó | ou | ou | ou |
uè, ue | ue, iue | eu (ue) | ue (ö) |
lh | i/h (lh) | lh | lh |
nh | gn | nh | nh |
s, ss c(e), c(i), ç |
s, ss c(e), c(i), ç |
s, ss | s |
z s entre deux voyelles |
z s entre deux voyelles |
z | z |
à è ò á é í ó ú |
à è ò ì ù é óu |
à è ò ì ù où é | |
Toutes les consonnes finales muettes sont notées. | Certaines consonnes finales muettes sont notées. | Certaines consonnes finales muettes sont notées. | Aucune consonne finale muette n'est notée. |
Notes
- « Biographie »(Archive • Wikiwix • Archive.is • Google • Que faire ?) par René Merle, historien spécialiste de l'écriture de la langue d'oc (il y a consacré sa thèse)
- Estimam qu'al punt de vista de la grafia, cal conciliar nòstras tradicions classicas, los resultats de l'estudi scientific de la lenga, la grafia mistralenca e la grafia catalana (Nous estimons que du point de vue de la graphie, il nous faut concilier les traditions classiques, les résultats de l'étude scientifique de la langue, la graphie mistralienne et la graphie catalane) dans l'introduction de la Gramatica occitana
- Josèp Salvat. Gramatica Occitana dels parlars lengadocians, Toulouse:1943
- Institut d'estudis occitans, La réforme linguistique occitane et l'enseignement de la langue d'Oc, Toulouse:1950
- Correspondance Mistral-Roumanille / Frédéric Mistral, Mistral, Frédéric (1830-1914). Auteur du texte, Culture provençale et méridionale (Raphèle-les-Arles), 1981, p.130
- Jean-Joseph Castor, L'interprète provençal, 1843, p.15
- Simon-Jude Honnorat, De l'orthographe provençale, La part dau boun diéu, 1853
- Cf. p.38-39, Joseph Roumanille, De l'orthographe provençale, IEO de Paris, n°39, 1853
- « [Correspondance entre Frédéric Mistral et Prosper Estieu] », sur Occitanica.eu (consulté le ).
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