Navires noirs
Les navires noirs ou vaisseaux noirs (黒船, kurofune) sont le nom donné par les Japonais aux navires de commerce européens apparus dès le XVIe siècle tels les caraques (nau), mais aussi spécifiquement aux bateaux à vapeur américains du XIXe siècle. Ce nom désigne d'ordinaire la flotte du commodore américain Matthew Perry, composée de quatre canonnières (le Mississippi, le Plymouth, le Saratoga et le Susquehanna), qui accosta au port d’Uraga le . Cette force armée, utilisée comme menace, est l’un des facteurs déterminants ayant entraîné l’ouverture du Japon après sa fermeture au monde, avec pour seul point d'entrée commercial sur l'extérieur la ville de Nagasaki, pour les Hollandais et les Chinois.
L'origine du terme
Le terme kurofune, navires noirs, est mentionné dans le décret d'interdiction du christianisme promulgué par Toyotomi Hideyoshi en 1587 (Tenshô , 15). Ce terme fut dès lors utilisé dans les documents concernant les relations extérieures. Le Bakufu d'Edo suivra cet usage[1].
La couleur noire fait allusion à la coque des navires, badigeonnée de brai (du goudron de pin ou poix) de couleur noir. Telle était l'apparence des grandes caraques de 1 200 à 1 600 tonnes[2] — appelées « nau do trato », « nau da prata » ou « nau da China » par les portugais[3] — qui avaient été engagées dans un commerce triangulaire avec la Chine et le Japon [4]. Kurofune a fini par désigner tous les navires occidentaux. Le nom est inscrit dans le Nippo Jisho, le premier dictionnaire occidental japonais, compilé en 1603.
La diplomatie par la menace maritime
Désirant mettre fin à la politique isolationniste du sakoku (鎖国) en vigueur au Japon depuis l’époque d'Edo, le gouvernement américain charge en 1853 le commodore Perry de porter une lettre du président Millard Fillmore et de négocier un traité commercial avec le Japon. Le , Perry aborda une première fois les côtes japonaises au large d’Uraga, dans la baie d’Edo avec une force de quatre bateaux[5],[note 1]. Les représentants du shogun qu’il rencontre refusent cependant de porter son message et lui demandent de se rendre à Nagasaki, seul port nippon ouvert au commerce occidental à l’époque.
Perry refuse alors de quitter les lieux, et utilise la menace de la force pour contraindre à la négociation. Mettant en œuvre une stratégie relevant de la politique de la canonnière, il dispose sa flotte, armée de canons Paixhans, de manière à pouvoir viser la ville d’Uraga et les embarcations japonaises. Il complète cette manœuvre en envoyant, sous couvert de drapeau blanc, une lettre d’intimidation déclarant la victoire certaine des forces américaines si les Japonais choisissaient le combat. Cette démonstration de la puissance navale, technologique et militaire occidentale fit une impression telle que le , les délégués nippons acceptèrent la requête de Matthew Perry.
C’est l’année suivante, en , que Perry retourna au Japon avec deux fois plus de navires, escadre constituée cette fois-ci d’autant de bâtiments américains qu’européens (britanniques, français, néerlandais et russes), pour concrétiser les engagements japonais. Le , il signe avec le shogunat japonais la convention de Kanagawa qui autorise les navires américains à entrer dans les ports nippons et ouvre la porte à des relations diplomatiques pérennes. Cet épisode marque le début de l’ouverture (commerciale et culturelle) du Japon à l'Occident, qui se confirmera avec la signature du traité d'amitié et de commerce le et de documents similaires appelés traités inégaux, avec les autres puissances occidentales dans les années suivantes. Cet épisode est un des facteurs explicatifs du bakumatsu.
Réactions au Japon
Un kyōka (un poème comique, semblable à un waka de cinq lignes) célèbre décrit la surprise et la confusion engendrées par l’arrivée de ces navires[6],[7] :
泰平の | Taihei no |
眠りを覚ます | Nemuri o samasu |
上喜撰 | Jōkisen |
たった四杯で | Tatta shihai de |
夜も眠れず | Yoru mo nemurezu |
Ce poème multiplie les jeux de mots (掛詞, kakekotoba, « mots pivots »). Taihei (泰平) signifie « tranquille », Jōkisen (上喜撰) est le nom d’un thé vert à forte teneur en caféine et shihai (四杯) signifie « quatre tasses ». Une traduction littérale du poème pourrait alors être :
- Tiré
- D’un sommeil paisible
- Par le thé Jōkisen
- Quatre tasses suffisent
- Empêchent de fermer l’œil de la nuit
Mais la lecture des mots pivots permettent d’entrevoir une traduction alternative. Taihei (太平) peut renvoyer à l’« Océan Pacifique », jōkisen (蒸気船) signifie aussi « bateau à vapeur » et shihai peut vouloir dire « quatre vaisseaux ». Le poème prend alors une signification cachée :
- Les bateaux à vapeur
- Brisent le sommeil paisible
- Du pacifique
- Quatre vaisseaux suffisent
- Empêchent de fermer l’œil de la nuit
Les vaisseaux noirs furent aussi popularisés par une série d’estampes largement diffusées.
Postérité du terme
L’expression « navires noirs » sera par la suite utilisée au Japon pour désigner une menace liée à la technologie occidentale[8].
Commémorations
La mémoire de cet événement est annuellement rappelée la troisième semaine de mai à Shimoda, lors du « Kurofune Matsuri ». Ce festival consiste en une reconstitution historique costumée de la ville sous la période Edo, agrémentée d’une parade, d’une mise en scène comique de la signature du traité, d’une cérémonie de commémoration, d’un spectacle pyrotechnique et de joutes sportives[9].
Autres inspirations
« Navires noirs » (Kurofune) est aussi le nom du premier opéra composé par Kosaku Yamada joué pour la première fois en 1940[10]. Le livret raconte l’histoire de Tojin Okichi, une geisha prise dans l’effervescence du shôgunat de Tokugawa[11].
Notes et références
- (en) Cet article est partiellement ou en totalité issu de l’article de Wikipédia en anglais intitulé « Black Ships » (voir la liste des auteurs).
Notes
Références
- Seiichi Iwao, Teizō Iyanaga, Susumu Ishii et Shōichirō Yoshida, « 758. Kurofune », Dictionnaire historique du Japon, vol. 13, no 1, , p. 139–139 (lire en ligne, consulté le )
- Subrahmanyam 1993.
- (pt) « Temas e Factos • Nau do Trato » (version du 30 septembre 2011 sur l'Internet Archive), Université nouvelle de Lisbonne, sur fcsh.unl.pt.
- (ja) « ブリタニカ国際大百科事典 小項目事典の解説 », sur kotobank.jp, (consulté le ).
- (en) « Commodore Perry and the Opening of Japan » (version du 4 décembre 2002 sur l'Internet Archive), sur history.navy.mil, .
- (ja) « 教科書から消えた風刺狂歌「泰平の眠りを覚ます上喜撰」、黒船来航直後のものと裏付ける書簡発見 », sur kanaloco.jp, Kanagawa Shinbun, (consulté le ).
- (ja) « 「泰平の眠りを覚ます上喜撰 たつた四杯で夜も眠れず」 », sur ichigaku-rakukou.net, (consulté le ).
- (ja) « デジタル大辞泉の解説 - 3 », sur kotobank.jp, (consulté le ).
- (en) « IZU SHIMODA TOUR GUIDE The Black Ship Festival » (version du 10 août 2009 sur l'Internet Archive), sur shimoda-city.info.
- (en) « Opera japonica/Japan Opera Information/Interviews » (version du 1 octobre 2000 sur l'Internet Archive), sur operajaponica.org, .
- (en) « ‘Black Ships’ opera », New National Theatre Tokyo.
Bibliographie
: document utilisé comme source pour la rédaction de cet article.
- Sanjay Subrahmanyam (trad. Marie-José Capelle), L'empire portugais d'Asie. (1500-1700) : (1500-1700), Points, , 528 p. (ISBN 978-2-7578-3681-1, présentation en ligne).
- (en) William Gerald Beasley, The Perry Mission to Japan, 1853-1854, Midsomer Norton, Bookcraft, , 2400 p. (ISBN 978-1-903350-13-3, présentation en ligne, lire en ligne).
- (en) Matthew Calbraith Perry, Narrative of the expedition of an American Squadron to the China Seas and Japan, 1856, New York, D. Appleton and Company, (présentation en ligne, lire en ligne) [digitized by University of Hong Kong Libraries, Digital Initiatives, "China Through Western Eyes."].
- (en) Bayard Taylor, A visit to India, China, and Japan in the year 1853, New York, G.P. Putnam’s sons, (présentation en ligne, lire en ligne) [digitized by University of Hong Kong Libraries, Digital Initiatives, "China Through Western Eyes."].
- (en) Maylin Newitt, A History of Portuguese Overseas Expansion, 1400-1668, Routledge, , 324 p. (ISBN 978-0-415-23980-6, présentation en ligne)
Articles connexes
- Sakoku, littéralement « fermeture du pays »
- Matthew Perry
- Politique de la canonnière
- Convention de Kanagawa
- Traité d'amitié et de commerce États-Unis-Japon de 1858
- Bakumatsu
- Nau (navire portugais)
- Musée de l'amitié américano-japonaise (ja)
Liens externes
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