Le Savetier et le Financier

Le Savetier et le Financier est la deuxième fable du livre VIII de Jean de La Fontaine situé dans le second recueil des Fables de La Fontaine, édité pour la première fois en 1678.

Le Savetier et le Financier

Gravure de Pierre Chenu d'après Jean-Baptiste Oudry, édition Desaint & Saillant, 1755-1759

Auteur Jean de La Fontaine
Pays France
Genre Fable
Éditeur Claude Barbin
Lieu de parution Paris
Date de parution 1678

Cette fable a pour source Bonaventure des Périers, Nouvelles récréations et joyeux devis, nouvelle 21 : Du savetier Blondeau ; et dans Horace, l'histoire de Vulteius Mena (Épître, I, 7).


Tapisserie de la manufacture de Beauvais réalisée vers 1734 à partir d'un carton de Jean-Baptiste Oudry

Fable

LE SAVETIER ET LE FINANCIER

[Horace + Des Périers]

Illustration de Benjamin Rabier (1906) (début)
Illustration de Benjamin Rabier (1906) (fin)
Gravure de Gustave Doré (1876)
Dessin de Grandville (1838-1840)

Un Savetier (1) chantait du matin jusqu'au soir :

C'était merveilles de le voir,

Merveilles de l'ouïr; il faisait des passages (2),

Plus content qu'aucun des sept sages (3).

Son voisin au contraire, étant tout cousu d'or (4),

Chantait peu, dormait moins encor.

C'était un homme de finance (5).

Si sur le point du jour, parfois il sommeillait,

Le Savetier alors en chantant l'éveillait,

Et le Financier se plaignait

Que les soins de la Providence

N'eussent pas au marché fait vendre le dormir,

Comme le manger et le boire.

En son hôtel il fait venir

Le chanteur, et lui dit : " Or çà, sire Grégoire,

Que gagnez-vous par an ? - Par an ? Ma foi, monsieur,

Dit avec un ton de rieur

Le gaillard (6) Savetier, ce n'est point ma manière

De compter de la sorte ; et je n'entasse guère

Un jour sur l'autre (7) : il suffit qu'à la fin

J'attrape le bout de l'année :

Chaque jour amène son pain.

- Et bien, que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?

- Tantôt plus, tantôt moins, le mal est que toujours

(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes (8)),

Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours

Qu'il faut chômer (9); on nous ruine en fêtes .

L'une fait tort à l'autre ; et monsieur le Curé

De quelque nouveau saint charge toujours son prône (10). "

Le Financier, riant de sa naïveté,

Lui dit : " Je vous veux mettre aujourd'hui sur le trône.

Prenez ces cent écus : gardez-les avec soin,

Pour vous en servir au besoin. "

Le Savetier crut voir tout l'argent que la terre

Avait, depuis plus de cent ans,

Produit pour l'usage des gens.

Il retourne chez lui ; dans sa cave il enserre (11)

L'argent et sa joie à la fois.

Plus de chant ; il perdit la voix

Du moment qu'il gagna ce qui cause nos peines.

Le sommeil quitta son logis ;

Il eut pour hôte les soucis,

Les soupçons, les alarmes vaines.

Tout le jour il avait l'œil au guet ; et la nuit,

Si quelque chat faisait du bruit,

Le chat prenait l'argent. À la fin le pauvre homme

S'en courut chez celui qu'il ne réveillait plus :

" Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,

Et reprenez vos cent écus. "


Vocabulaire

(1) raccommodeur de savates et de souliers, cordonnier

(2) "se dit aussi en musique d'un certain roulement de la voix qui se fait en passant d'une note à l'autre" (dictionnaire de l' Académie Française. 1694), donc trilles ou vocalises

(3) Les sept sages de Grèce sont les premiers législateurs légendaires de cités grecques, des hommes politiques et philosophes grecs : Solon (d'Athènes), Thalès (de Millet) et Chilon (de Sparte) ; Bias (de Priène), Anacharsis (prince scythe), Pittacos (de Mythilène) et Cléobulon (de Lindos)

(4) Allusion aux pièces d'or cachées dans les coutures des vêtements

(5) fermier des impôts publics

(6) gai, rieur

(7) je n'entasse guère le gain d'une journée sur le gain d'une autre

(8) "Ni trop haut, ni trop bas" (dictionnaire de Furetière)

(9) ou chômer. Malgré la suppression de 17 fêtes chômées (vers 1664) par le Louis XIV et Colbert avec l'accord de l'archevêque de Paris et des évêques du royaume, il reste encore 38 fêtes chômées en plus des dimanches.

(10) Les jours de fêtes chômées sont annoncées dans le prône (l'homélie, où l'on fait l'éloge d'un saint chaque semaine) de la messe du dimanche

(11) enferme

Adaptations

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